Adrian rentra chez lui bien après l’heure du petit déjeuner et ne fit aucun effort pour cacher son arrivée à Hendricks.
Son secrétaire était assis derrière le bureau du petit salon et tournait bruyamment les pages du journal.
Une façon, sans doute, d’exprimer sa désapprobation d’avoir dû attendre qu’il rentre à une heure indécente de chez sa maîtresse.
Eh bien, qu’il attende ! songea Adrian. Après tout, de quel droit son secrétaire se permettait-il de critiquer son comportement alors qu’il avait profité de ses absences pour le cocufier ?
Pas plus tard que la veille, il essayait encore de se convaincre de l’innocence de Hendricks en se disant que David avait certainement mal interprété le comportement d’Emily. Maintenant, le doute revenait l’assaillir.
Même dans les bras de sa maîtresse, il n’avait cessé de penser à la prétendue infidélité de sa femme.
Il soupira. A quoi bon se tourmenter pour cela ? Le passé était le passé, et il n’y pouvait rien changer. En revanche, il pouvait tenter de contenir la catastrophe.
Comment blâmer Hendricks d’aimer sa femme ? Et si ses sentiments étaient réciproques, le tuer briserait sans doute le cœur d’Emily.
De toute façon, quoi qu’il puisse faire maintenant, le mal était fait ; il était cocu.
Il regarda dans la direction des bruits de papier et annonça de la voix la plus neutre possible :
— Donnez-moi quelques minutes pour me changer et je serai prêt à recevoir le courrier et le journal.
— Très bien, Monsieur.
Son valet, qui l’avait précédé dans sa chambre, entreprit de le déshabiller.
Adrian entendit clairement le reniflement de mépris du domestique à la vue de sa cravate et s’étonna de la facilité avec laquelle il avait deviné que d’autres mains l’avaient nouée.
En d’autres circonstances, il aurait sans doute trouvé cela amusant. Aujourd’hui, il avait envie de rabrouer son domestique pour son snobisme déplacé.
Cette cravate nouée à la va-vite était le dernier souvenir d’elle qu’il lui restait, de ses mains sur lui.
Après lui avoir ouvert son cœur en lui parlant de sa femme, il avait eu envie de l’aimer une dernière fois. Mais si son corps avait été d’accord, son cœur, lui, avait refusé de lui obéir.
Ils avaient donc terminé la nuit chastement lovés dans les bras l’un de l’autre.
Adrian avait admiré le soleil levant, la seule lumière dont il pouvait encore distinguer le halo dans le ciel londonien.
Il s’était étonné qu’elle puisse dormir si paisiblement. Elle lui avait pourtant avoué l’aimer, mais la perspective de la séparation ne paraissait pas la troubler.
Un peu plus tard, elle s’était réveillée, et l’avait aidé à s’habiller avant de le chasser de sa vie après un bon petit déjeuner et un baiser sur la joue.
La séance de rasage n’était pas encore terminée lorsque Hendricks entra dans la chambre et vint poser devant lui une tasse de thé au citron.
Le citron…
— Jetez-moi ce thé, s’il vous plaît, et servez-moi une autre tasse. Sans citron et sans sucre.
Peut-être, un jour, lorsqu’il aurait peur d’avoir oublié le souvenir de cette femme, demanderait-il un thé au citron. Mais pas aujourd’hui.
— Comme vous voulez, Monsieur.
Hendricks revint peu après avec une nouvelle tasse de thé, tira une chaise devant la table et commença à lire le courrier.
Adrian se laissa bercer par la routine de cette matinée, espérant ainsi oublier les tourments qui l’agitaient, tout en faisant comme si ses rapports avec son secrétaire étaient inchangés.
Après avoir réglé les notes des tailleurs et mis de côté une invitation à un bal — un éventuel cadeau de réconciliation pour Emily —, Hendricks annonça :
— La lettre suivante émane de votre cousin.
Adrian but une gorgée de thé.
— Est-ce vraiment indispensable ?
Il y eut un silence pendant lequel le secrétaire lut la lettre.
— Si vous voulez mon conseil, non, Monsieur. Il demande encore une audience. Vous l’avez vu hier, n’est-ce pas ?
— Oui, au club.
— Il veut vous revoir.
— Comme c’est déplaisant !
— Ensuite, il évoque votre femme…
— Eh bien, faites comme d’habitude, jetez sa lettre au feu, ordonna Adrian.
— Très bien, Monsieur.
Pour la première fois, Adrian se demanda si son courrier lui était convenablement lu et combien de lettres subissaient la censure de Hendricks.
Etait-il possible que les lettres de Rupert contiennent un avertissement quant aux relations intimes existant entre son secrétaire et sa femme ?
— Hendricks !
— Oui, Monsieur.
Adrian plongea la main dans la poche de sa veste et en sortit la miniature qu’il tendit à Hendricks.
— Décrivez-la-moi.
— C’est un portrait de lady Folbroke, répondit son secrétaire un peu surpris.
— Je sais. Mais à quoi ressemble le portrait ?
— Il est peint sur de l’ivoire. La miniature la représente très jeune. Seize ans, peut-être. Ses cheveux sont plus longs et plus sombres que maintenant. Son visage est aussi plus rond que maintenant.
— Et que pensez-vous de la qualité du travail ?
— Le portrait ne lui rend pas justice, Monsieur.
— Je vois.
Cela faisait des années qu’il montrait ce portrait à son secrétaire, et ce dernier n’avait jamais éprouvé le besoin de lui dire qu’il n’était pas ressemblant, et que, de surcroît, la situation avait changé sans qu’il le sache.
— J’ai l’intention de lui écrire aujourd’hui.
— Aurez-vous besoin de mon aide, Monsieur ?
— Non, c’est une tâche que je dois entreprendre seul.
Adrian espérait également que Hendricks n’était pas amoureux au point d’égarer sa lettre, puisqu’ils étaient désormais rivaux en amour.
Il entendit le bruit caractéristique du tiroir où se trouvait le nécessaire à écriture.
Hendricks posa devant lui la sorte de cadre qu’Adrian utilisait parfois pour sa correspondance. On y plaçait le papier sur lequel on rabattait une règle qui coulissait de bas en haut. Cette règle permettait d’écrire en ligne droite, et sa surface était émaillée de petits points, signalant les espaces à respecter entre les mots.
Le secrétaire disposa ensuite un encrier et une plume en lui expliquant la place de chaque objet.
— Je souhaite être seul, Hendricks.
Il était déjà assez difficile de réfléchir à ce qu’il voulait dire et ensuite de le coucher sur le papier, pour ne pas avoir à supporter en plus le regard malveillant d’un rival sur sa prose.
— Comme vous voulez, Monsieur.
Lorsqu’il fut certain d’être seul dans la pièce, Adrian trempa la plume dans l’encrier et se lança.
Chère Emily,
Il ne savait que dire ni par quoi commencer. Il sortit la miniature de sa poche et passa son doigt sur le portrait avant de le placer à côté de lui.
Presque sans réfléchir, il la reprit et la caressa encore une fois.
Cela faisait des années qu’il n’avait pas vu Emily et, maintenant, il l’avait perdue. Comme il regrettait de ne l’avoir pas davantage regardée quand il le pouvait encore !
Comment se passe votre séjour à Londres ?
Elle se dirait à juste titre que, s’il était réellement soucieux de son bien-être, il serait venu la voir depuis longtemps. Hendricks lui avait rapporté la façon dont elle avait jeté sa dernière lettre au feu, tout comme il le faisait avec celles de Rupert.
Cependant, il pouvait difficilement commencer par lui demander de révéler, de but en blanc, l’identité de son amant ou de lui décrire la situation l’ayant amenée à prendre un amant.
Il fallait quelques mots de préambule, des mots qui lui donneraient envie de lire la suite.
Et c’est ainsi qu’il se mit à écrire les mots qu’elle méritait d’entendre.
Je vous demande pardon.
Pardon pour tant de choses que je ne sais par où commencer. Mais vous êtes la mieux placée pour faire un inventaire de mes manquements, car c’est vous, et vous seule, qui avez souffert de la négligence dont j’ai fait preuve à votre égard.
Devrais-je commencer par évoquer le fait de vous avoir abandonnée ? Ou le fait de vous avoir épousée comme je l’ai fait, sans jamais vous demander votre opinion et sans jamais chercher à vous connaître ?
Je suis certain que vous avez entendu des rumeurs sur le comportement déshonorant qui fut le mien, à Londres.
La plupart des ces ragots sont vrais, et je vous demande pardon pour la honte que vous avez dû éprouver.
Je vous demande pardon, pour vous avoir laissé la charge de gérer mes biens seule et pour tous les tracas qui en découlent. Si vous en avez tiré quelques satisfactions, eh bien, vous m’en voyez ravi, mais si, au contraire, cela ne vous a apporté que larmes et soucis, pour cela aussi, je vous demande pardon.
Il s’interrompit pour tremper la plume dans l’encrier et se demanda comment lui avouer le reste.
Je tiens à vous assurer que vous n’êtes pas responsable de ce qui s’est passé entre nous. Vous êtes, de bien des façons, une épouse que je ne mérite pas.
Tout cela était vrai, mais il était encore en deçà de la vérité.
La faute en incombe à moi seul.
« Je suis aveugle. »
C’était cela qu’il devait écrire, mais sa main refusait de lui obéir.
Notre mariage avait quelques entraves dont je ne vous ai pas parlé.
Non, c’était ridicule. On avait l’impression qu’il y avait une autre femme.
Notre mariage avait quelques problèmes…
Non, c’était comme ne rien dire. Si elle n’avait pas encore compris que leur mariage avait des problèmes, elle était aussi aveugle que lui.
Je suis incapable d’être le mari que vous méritez.
Elle allait le croire impuissant.
Il froissa la lettre et prit une autre feuille de papier.
Je vous ai caché la raison de notre séparation. Il m’est très difficile de vous expliquer la cause profonde de toutes nos difficultés, mais ma conscience ne peut supporter plus longtemps le poids de ce secret.
Lorsque je serai en votre présence, vous comprendrez tout de suite ce qu’il en est. Aussi me semble-t-il préférable que nous parlions.
Si cet éloignement prolongé vous cause autant de peine qu’à moi, venez me voir ce soir et en discuter avec moi.
Si, au contraire, il vous indiffère, je ne cesserai de plaider ma cause pour que vous m’accordiez une heure de votre temps afin que je m’explique.
Si vous avez jeté cette lettre au feu, comme vous l’avez fait avec la précédente, sachez que je ne m’arrêterai que lorsque nous aurons parlé.
Je crois avoir deviné la cause de votre visite, et nous devons régler un certain nombre de choses le plus rapidement possible.
Pour ma part, je désire que nous fassions table rase du passé et que nous prenions un nouveau départ.
Si cette perspective vous rebute, je ne peux vous le reprocher. Si un autre a su s’attacher votre affection, j’en suis heureux pour lui, mais sachez que je regrette d’avoir laissé passer ma chance d’être heureux avec vous.
Quoi qu’il en soit, si vous venez ce soir, soyez assurée qu’aucun reproche ne vous sera fait. Vous trouvez un homme plein d’humilité et désireux de placer votre bonheur au-dessus du sien.
Avec mes sentiments respectueux et sincères…
La plume en l’air, il hésita un instant et ajouta :
Avec mon amour,
Adrian Longesley, comte de Folbroke.
Après ce qu’il avait vécu la semaine passée, il serait faux de dire qu’elle avait « tout son amour », mais elle tenait la première place dans son cœur.
* * *
Maintenant, il avait une deuxième lettre à rédiger.
Il jeta les mots sur le papier, sans se soucier de leur apparence. Il souhaitait juste en finir avant de changer d’avis ou de dire quelque chose qu’il regretterait.
Il avait les doigts pleins d’encre et la lettre qu’il venait de terminer s’en ressentait.
Il fouilla le tiroir jusqu’à sentir sous ses doigts la cire et le cachet.
Une seule des lettres portait le nom d’un destinataire. Adrian appela Hendricks et lui tendit les deux missives.
— Une des lettres est pour ma maîtresse. Si vous n’avez pas le temps d’aller chez elle, attendez ce soir et donnez-la au cocher de l’attelage qu’elle ne manquera pas d’envoyer. Quant à l’autre…
Il la regarda une dernière fois avant de la tendre au secrétaire.
— … elle est adressée à Emily. Attention à ne pas confondre les deux ! Ce serait épouvantable.
Au silence glacial qui lui répondit, Adrian comprit que son secrétaire désapprouvait une fois de plus sa conduite, et il ressentit soudain le besoin de se justifier.
— Je sais que vous condamnez mon comportement vis-à-vis d’Emily, Hendricks.
— Je n’ai pas d’opinion sur la question, Monsieur.
— Balivernes ! Si vous n’étiez pas aussi poli, vous m’auriez déjà fait connaître le fond de votre pensée.
Il eut un autre silence.
— Si cela peut vous consoler, à partir de demain, tout ceci sera terminé. J’ai fait un choix qui honorera ma famille et moi-même.
— Très bien, Monsieur.
Hendricks était un brave homme, se dit Adrian, mais cette nouvelle ne devait guère le réjouir. Comme d’habitude, il avait réussi à en dire trop, sans ouvrir la bouche ou presque.
— J’ai beaucoup de choses à me reprocher, et encore plus de choses dont j’ai honte, mais je ne me sens pas coupable de ce qui s’est passé cette semaine. J’ai essayé, mais je n’y arrive pas. La femme avec laquelle j’ai entretenu une relation était amoureuse de moi. Pas du titre, de l’homme que je suis, avec mes qualités et surtout mes défauts. Je n’avais jamais été aimé comme cela auparavant, Hendricks, et c’était merveilleux.
— Je ne saurais le dire, Monsieur.
Adrian se mordit la lèvre pour ne pas montrer sa surprise.
Aurait-il mal interprété les hésitations de son secrétaire chaque fois qu’ils parlaient d’Emily ?
Etait-il possible, par exemple, que les sentiments de Hendricks ne soient pas partagés ?
Dans ce cas, il lui restait encore un espoir.
Mais alors, qui avait bien pu faire circuler ces rumeurs sur sa femme ?
— Je suis sincèrement désolé pour vous, Hendricks. J’espère que les circonstances vont changer en votre faveur. Vous savez, l’amour, qu’il soit donné ou reçu, a la capacité de changer profondément les êtres.
Voilà encore un cadeau pour lequel il devait remercier sa maîtresse. Grâce à elle, il était maintenant capable d’éprouver de la compassion pour quelqu’un d’autre que lui-même.
Hendricks resta silencieux.
Alors Adrian s’assit, conscient de n’avoir plus qu’une chose à faire, attendre.