Chapitre 18

Emily buvait son chocolat du matin par petites gorgées tout en s’étirant voluptueusement dans sa robe de chambre de soie.

Dieu qu’elle était courbatue !

Elle rougit en pensant à l’homme à qui elle devait ses muscles endoloris.

La nuit précédente, son cher Adrian l’avait aimée avec une fougue inhabituelle.

Une fougue dont avait également bénéficié sa femme.

Leur passion assouvie, son cœur s’était serré quand il s’était lové contre elle, sans doute bourrelé de culpabilité à l’idée d’avoir trahi les deux femmes de sa vie.

Elle avait eu envie de lui dire la vérité, d’apaiser ses tourments, mais elle avait gardé le silence, car elle n’arrivait pas vraiment à oublier — à oublier toutes ces années passées à se désespérer. Non, il n’était pas le seul à souffrir. Elle avait souffert depuis le jour de leur rencontre, alors il pouvait bien avoir mal un jour de plus !

Et puis, il devait donner des preuves de ses remords. Peut-être en ouvrant davantage son cœur à la femme qu’il avait promis de chérir devant Dieu.

On frappa à la porte et sa femme de chambre entra pour l’avertir que Hendricks l’attendait dans le salon.

Emily s’inspecta dans le miroir pour s’assurer de la décence de sa tenue. Après avoir resserré la ceinture de sa robe de chambre, elle alla rejoindre le secrétaire de son mari.

Dès qu’il la vit, il lui tendit deux enveloppes en expliquant :

— Il vous a écrit. A vous toutes les deux. Il m’a demandé d’être prudent et de ne pas confondre les lettres. Je devais apporter la première à sa femme. Si je n’avais pas le temps de vous apporter la vôtre, je devais la confier à un cocher, celui qui viendra d’ailleurs le chercher ce soir.

— Je vois.

Ainsi donc, son mari avait choisi de s’adresser à sa femme en premier.

Emily soupesa les deux lettres, en essayant de deviner leur contenu sans les ouvrir.

Elle fit signe distraitement à Hendricks d’attendre la réponse.

Laquelle ouvrir en premier ? Finalement, cela n’avait pas beaucoup d’importance, décida-t-elle, car si elle avait bien analysé la situation, ces deux lettres étaient les deux faces d’une même médaille.

Maintenant qu’elle connaissait l’auteur des deux missives, elle espérait qu’il avait été honnête avec les deux femmes.

Elle décacheta le pli qui ne portait aucun nom.

Tiens, il avait pris le temps de plaisanter. Ce devait être de mauvaises nouvelles.

Les yeux d’Emily coururent jusqu’aux dernières lignes, car elle avait hâte de connaître la conclusion de la lettre.

Elle sourit. C’était si gentil de sa part de dire cela !

Il restait donc avec Emily par sens de l’honneur ; elle aurait préféré que ce soit par amour.

Elle interrompit sa lecture et regarda l’autre lettre en se demandant si elle était aussi gentille. Puis elle reprit.

Ravie, elle embrassa la lettre puis brisa le sceau de la seconde, curieuse de voir ce qu’il avait écrit à sa femme.

C’était une lettre prudente, polie et plus courte.

Lorsqu’elle arriva à la ligne où il évoquait son humilité, elle éclata de rire. Même lorsqu’il jouait les humbles, son orgueil transparaissait !

Quant à sa volonté de placer le bonheur de sa femme avant le sien… Il lui suffit de penser à la façon dont il s’était comporté avec elle au lit pour qu’elle se sente rougir. Il lui avait prouvé encore et encore qu’il savait très bien faire cela.

Elle embrassa également la seconde lettre.

Elle se demanda soudain comment se passerait leur première nuit ensemble, dans le lit conjugal.

N’avait-elle pas le meilleur des deux mondes ? Elle était sa maîtresse, dont le cœur lui appartenait pour moitié, et elle était aussi sa femme. Son honneur et sa loyauté lui appartenaient, ainsi que l’autre moitié de son amour. Pour peu qu’elle accepte de le reprendre, il serait son fidèle serviteur.

Oui, pensa-t-elle, Adrian et elle avaient tout à espérer de son retour à Folbroke.

Une fois le premier instant de surprise passé, il découvrirait son identité.

Emily sourit rêveusement. Elle imaginait l’expression de l’orgueilleux Adrian lorsqu’il découvrirait que la femme dont il était amoureux et celle qu’il avait épousée étaient une seule et même personne…

Assis en face d’elle, Hendricks l’arracha à sa rêverie en se raclant la gorge.

— Alors ?

— Il a choisi sa femme. Emily. Moi, dit-elle en lui adressant un sourire radieux.

— Doutiez-vous qu’il le ferait ?

Le secrétaire paraissait sincèrement étonné car, de toute évidence, il ne comprenait pas la distinction qu’Emily semblait établir entre ses deux identités.

— Oui, j’ai douté. Maintenant, il faut que j’aille le voir et que je lui explique les choses avec le plus de douceur possible.

— Souhaitez-vous que je vous accompagne, au cas où les choses tourneraient mal ? demanda Hendricks avec le ton plein d’assurance d’un homme en charge des opérations.

Emily se demanda un instant si elle n’avait pas eu tort de mêler ainsi le secrétaire de son mari à ses projets. Il se permettait avec elle un ton de plus en plus protecteur, très désagréable et parfaitement inconvenant pour un homme de sa condition.

— Merci, mais je ne compte pas sur vous pour expliquer les choses à ma place, répondit-elle sèchement. Vous êtes peut-être la plume de mon mari, mais vous n’êtes pas ma voix.

— C’est vrai, je n’ai jamais rien écrit en votre nom, mais vous m’avez utilisé pour porter vos messages, lui rappela-t-il. Vous m’avez impliqué en me forçant à mentir à un homme qui n’est pas seulement mon employeur, mais aussi mon ami.

— Et il vous a obligé à me mentir.

— Il a fait cela pour vous protéger. Pouvez-vous en dire autant ? maugréa Hendricks.

— De quel droit vous permettez-vous de me questionner sur mon mariage ? Dois-je vous rappeler que vous m’avez laissée tous les deux dans l’ignorance de la situation pendant des années ? Si je désire garder un secret quelques jours supplémentaires, de quel droit me jugez-vous ?

— Je ne vous juge pas, répondit-il, plus conciliant. Mais je connais Folbroke et sa fierté. Si vous gardez le silence, il croira que vous avez agi ainsi pour pouvoir vous amuser de son ignorance.

— Pour être honnête, cela m’est un peu égal, reconnut Emily. Il se sentira humilié d’avoir été joué ? Et alors ? Cela compensera à peine les années que j’ai passées à me torturer en me demandant ce que j’avais bien pu faire pour déplaire à mon mari. Il me connaît si peu qu’il ne m’a pas reconnue, même lorsque je lui ai exposé les détails de notre mariage. Il ne s’est pas reconnu non plus dans la description que j’ai faite de mon mari. Il s’est pourtant empressé de le condamner. Adrian est un homme plein d’arrogance et qui mérite certainement une petite leçon, même si ce n’était pas mon but au départ.

— Vous savez bien qu’il n’est pas que cela et qu’il a sans doute souffert autant que vous ! protesta Hendricks.

— J’ai conscience que rien n’est simple, mon ami. Ce soir, je lui présenterai mes excuses pour l’avoir trompé. Et l’affaire sera réglée.

Hendricks éclata de rire.

— Croyez-vous vraiment que ce sera si simple ? Que ferez-vous, s’il refuse de vous pardonner ? Il n’est pas impossible qu’il vous chasse pour ce qu’il considérera comme une trahison. Si cela arrive, vous le laisserez dans un état bien pire que celui dans lequel vous l’avez trouvé en arrivant.

— Rien de tel n’arrivera, assura-t-elle.

Elle sentit cependant un doute affreux l’étreindre.

— Pourtant, si c’est le cas, vous allez l’achever, car vous lui aurez ôté tout espoir. Il vaudrait peut-être mieux ne rien lui dire du tout plutôt que lui avouer trop tard la vérité.

Emily envisagea un instant la possibilité que suggérait Hendricks mais, en se taisant, elle perdrait une chance d’être vraiment avec lui, car un peu de son cœur continuerait d’appartenir à maîtresse imaginaire.

Elle repensa aux soupçons que son mari nourrissait à l’égard de Hendricks et de sa femme.

Il était temps également de clarifier les choses, même si elle trouvait la situation aussi déplaisante pour Hendricks que pour elle.

Dans un cas comme dans l’autre, Hendricks serait mortifié de toute façon.

S’il était amoureux d’elle, il serait blessé d’être exposé à l’humiliation de se faire rappeler son statut et ses devoirs. Et si elle se trompait, il serait horrifié qu’on puisse lui prêter des sentiments aussi inconvenants.

— Monsieur Hendricks, si vous désirez ajouter autre chose concernant mon avenir, sachez que j’ai su que je lui appartenais, la première fois que j’ai vu Adrian Longesley et qu’aucun autre homme ne me fera jamais changer d’avis sur la question.

Elle attendit la réponse de Hendricks avec angoisse, espérant qu’il ne gâcherait pas leur amitié en tenant des propos inconsidérés.

Le silence lui sembla durer longtemps.

— Je comprends, Madame, dit-il enfin en inclinant la tête. Je n’ai rien à ajouter.

En un éclair, elle eut l’impression de lire sur son visage une rage et une frustration incompatibles avec sa position sociale. Mais, très vite, il reprit son masque d’impassibilité déférente.

— Je vous accompagnerai ce soir, poursuivit-il, pour assurer à lord Folbroke que vos actes ne recèlent aucun motif secret et que vous n’étiez animée que de bonnes intentions. J’ai également une autre crainte… Je ne suis pas sûr que son pardon, s’il vous l’accorde, s’étende à tous ceux qui ont participé à votre mascarade.

*  *  *

A la tombée de la nuit, Adrian marchait de long en large dans le salon, se demandant, s’il avait fait le bon choix.

Il lui avait fallu quelques jours, mais il avait fini par apprendre à se déplacer dans la pièce sans se heurter au piano qui encombrait toujours l’un des angles du salon.

Il espérait ne pas avoir à expliquer sa présence et qu’Emily croirait qu’il faisait partie des meubles dès le début.

Oui, mais dans ce cas, il devrait prétendre avoir quelques connaissances en musique justifiant l’acquisition d’un instrument. Si elle lui demandait une démonstration de ses talents, il allait se ridiculiser.

L’idée de prendre des leçons l’avait effleuré car, chaque fois qu’il touchait au piano, il pensait à elle. Or, il devait essayer de l’oublier. Il l’avait promis à Emily et il devait tenir sa promesse. Pour, au moins, être à la hauteur de l’image que l’autre femme avait de lui.

Elle encore ! Il devait trouver un moyen de l’oublier.

De toute façon, il allait proposer à Emily de retourner dans le Derbyshire pour y discuter de leur situation et régler leurs différends.

La question du piano serait alors réglée.

Là bas, il ne serait pas tenté de la contacter et ils pourraient aisément dissimuler la condition d’Emily, évitant ainsi les commérages.

Il ferma les yeux, mais cela ne fit aucune différence. Deux images se superposaient. Elle et son piano ; Emily enceinte des œuvres d’un autre homme.

Cela faisait pourtant un an qu’il se persuadait que cette grossesse était une éventualité, et serait même une bénédiction — un héritier vigoureux au père certainement exempt de tares.

Maintenant que l’éventualité devenait réalité, il se sentait nettement moins magnanime.

Il ne pouvait rien lui reprocher, mais il ressentait malgré tout la morsure de la jalousie.

Dans sa lettre, il avait promis qu’il ne lui ferait aucun reproche, et il tiendrait parole. Son devoir était donc de survivre à l’épreuve qu’il s’était lui-même imposée avec toute la grâce et la bonne volonté dont il était capable.

Tout à coup, il se demanda s’il n’aurait pas dû proposer de se rendre chez elle. Etait-ce plus respectueux que l’inverse ?

Non, décida-t-il après un instant de réflexion. Il avait eu raison de proposer son propre appartement. Il devait absolument éviter qu’elle le voie trébucher dans celui d’Eston avant même qu’il ait eu le temps de lui expliquer sa maladie.

— Hendricks ?

— Il n’est pas encore rentré, Monsieur, lui annonça le valet qui était entré dans le salon pour servir le thé.

Adrian ne put s’empêcher d’imaginer sa femme et son secrétaire passant un après-midi d’adieu, alanguis dans les bras l’un de l’autre.

Il but une gorgée de thé et se brûla la langue, ce qui lui permis de se concentrer quelques minutes sur une douleur réelle et d’oublier l’imaginaire.

Maintenant qu’il les avait faits, il ne devait pas remettre en question ses choix.

Dans son cadre familier, il saurait démontrer à sa femme qu’il n’était pas un infirme, mais un homme jeune, plein de projets d’avenir et désireux de reconquérir le cœur de son épouse.

Il avait demandé à son valet de chambre de l’habiller avec un soin et une élégance extrêmes, et il n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis vingt-quatre heures.

Il voulait que la première impression qu’elle aurait de lui, après tout ce temps passé loin de l’autre, soit celle d’un homme viril, compétent et digne.

Toutefois, il avait parfaitement conscience qu’il ne s’agissait là que de changements superficiels et qu’ils ne suffiraient pas.

Peut-être était-il préférable qu’il ne soit pas seul en pareille circonstance…

Il était aveugle et il ne lui avait rien dit. Pis, il connaissait sa condition avant même de l’épouser. Comment justifier et excuser une dissimulation de cet ordre ?

Il appela le valet de pied.

— Parker, je voudrais voir M. David Eston. Envoyez quelqu’un le chercher ce soir, aux alentours de 19 heures. Expliquez-lui que sa sœur viendra me rendre visite, et que j’aimerais qu’il m’assiste sur un sujet délicat.

David aiderait peut-être Emily à accepter la nouvelle et, dans le cas contraire, si elle le rejetait, il pourrait au moins la ramener chez elle.