Adrian parcourut quelques mètres dans la rue. Avec sa canne, il repéra la limite du trottoir et s’en tint prudemment éloigné. Un peu plus loin, il tourna à gauche. Si ses souvenirs étaient bons, il devait encore croiser deux rues avant de tourner dans une autre, plus animée.
Il écouta attentivement, à l’affût du moindre bruit susceptible de lui donner des informations sur ce qui l’entourait.
Trouver son chemin était bien plus difficile de nuit que de jour, car il ne pouvait pas se laisser guider par les rayons du soleil.
Pour cette première sortie tout seul, il avait eu raison de choisir une heure où les rues étaient beaucoup moins fréquentées et les risques de collision donc plus rares.
Il n’entendit qu’un seul autre passant, marchant sur le trottoir opposé.
Prudence, se rappela-t-il. Il devait se méfier des éventuels voleurs à la tire et autres détrousseurs. Certes, le quartier était assez élégant, mais ceux qui se promenaient aussi tard dans la nuit n’étaient pas tous des gens fréquentables.
Comme il en avait pris l’habitude, il tendit sa canne devant lui et tâta le sol pour s’assurer qu’il était libre de tout obstacle.
Rassuré, il adopta un pas plus lent que celui de la plupart des gens, mais tout de même plus vif que celui d’un promeneur classique.
Lorsque le trottoir s’interrompit brutalement, il trébucha mais parvint à garder l’équilibre. Il regarda de part et d’autre, essayant de distinguer un changement dans le paysage d’ombres qui l’entourait. Attentif également au bruit de sabots et de roues, il attendit d’être certain que la rue était dégagée pour se lancer dans une traversée qui le mena sain et sauf sur le trottoir d’en face.
Pendant quelque temps, il progressa sans trop de difficultés, mais les conditions extérieures commencèrent bientôt à changer.
Le bruit de la circulation devenait de plus en plus fort à mesure que la rue s’animait. La plupart des passants avaient beau s’écarter sur son passage, il recevait malgré tout de temps en temps un coup d’épaule et devait sans cesse adapter son trajet.
Il n’aurait pas dû se retrouver si rapidement dans cette artère tellement bruyante, songea-t-il. Avait-il raté un embranchement ?
Soudain, il sentit une main, aussi légère qu’un papillon, se poser sur la poche où se trouvait son porte-monnaie.
D’un geste vif, il attrapa le minuscule poignet.
— Eh ! toi ! s’exclama-t-il. Que fais-tu ?
— Pardon, M’sieur. J’ai pas fait exprès.
Un enfant. Une fillette ? Non. Un garçon. Oui, un garçon, il en était certain. Le poignet était maigre, mais il ne semblait pas délicat, et la manche était en laine rugueuse.
— Tu voulais juste faire une petite promenade avec ta main au chaud dans ma poche, c’est bien cela ? Arrête tes boniments, mon garçon ! Tu voulais me voler ma bourse, et maintenant tu vas avoir affaire aux policiers.
— S’il vous plaît, M’sieur…
Il entendit le reniflement bruyant d’un enfant proche des larmes et perpétuellement enrhumé.
— J’voulais pas vous faire de mal, poursuivit le garçon. J’ai faim, c’est tout.
— Je suis aveugle, mais je ne suis pas idiot. Et certainement pas aussi handicapé que tu le penses. Il est plus difficile de me surprendre, parce que je fais très attention aux petites choses… Comme toi, par exemple.
Il tenta un sourire exprimant une fermeté non dénuée de bienveillance puis reprit :
— Si tu veux éviter les foudres de la loi, tu as intérêt à me prouver ton utilité. Je voudrais aller à Saint James Square. Connais-tu le chemin ?
— Bien sûr, M’sieur.
— Alors, prends ma main et guide-moi jusque-là. Ouvre l’œil, et attention aux pickpockets ! Je le saurai, si tu m’égares volontairement alors n’essaye pas, sinon je te dénoncerai aux policiers, l’avertit Adrian d’un ton sévère avant de se radoucir. Mais si tu fais bien ton travail, je te promets un shilling et un bon dîner.
Et entendant un autre éternuement, il ajouta :
— Et un mouchoir propre.
— D’accord, M’sieur.
Adrian sentit une petite main se glisser dans la sienne puis une petite secousse lorsque le gamin l’entraîna d’un pas vif dans une autre direction.
Après un moment, il décida que son guide était honnête, car les bruits qui l’entouraient et l’écho autour des bâtiments correspondaient à ce qu’il en attendait.
Quoi qu’il en soit, son incapacité à retrouver seul un appartement où il s’était rendu des centaines de fois l’exaspérait.
Peut-être, en fin de compte, était-il aussi impuissant qu’il le craignait, et ne serait-il qu’un fardeau pour sa femme, un infirme bon à rien.
Cela dit, sa mésaventure ne prouvait-elle pas qu’il arrivait toujours à s’en sortir, quelles que soient les circonstances ? Il venait pour la première fois de demander de l’aide et il éprouvait un curieux sentiment de… pouvoir. Il n’était pas impuissant ; il était un homme qui savait prendre les bonnes décisions, au bon moment. De toute façon, sortir valait mieux que rester enfermé dans sa chambre.
Le gamin lui lut les numéros des immeubles devant lesquels ils passaient jusqu’à ce qu’ils atteignent enfin la porte qu’Adrian cherchait.
— On y est, M’sieur.
— C’est parfait.
Son guide hésita à monter les marches, inquiet à l’idée de soulever le heurtoir.
Un instant, Adrian hésita lui aussi, puis il gravit les marches, se saisit du heurtoir et l’abattit d’un geste décidé.
— Lord Folbroke ?
La voix du majordome semblait dubitative. Sans doute parce que cela faisait bien longtemps qu’il n’était pas venu. Et probablement aussi, à en juger par l’efficacité des commérages dans sa propre maisonnée, parce que la domesticité de David devait bruire de ragots depuis le retour du maître des lieux et de sa sœur.
Adrian acquiesça et tendit son chapeau, en espérant que l’homme comprendrait, à sa façon de le regarder, la nature de ses difficultés.
— Lord Folbroke et un associé, dit-il en indiquant le garçon qui attendait en bas des marches. Pourrait-on emmener ce jeune homme dans la cuisine et lui servir un bon repas ? Et lui donner le shilling que je lui ai promis.
Il se retourna dans la direction de l’enfant et entendit un autre reniflement.
— Et qu’on lui essuie le nez !
Il tendit la main et attrapa l’épaule du gamin qui s’était enfin décidé à le rejoindre sur le perron.
— Quant à toi, mon garçon, si le travail honnête t’intéresse, nous devrions pouvoir te trouver une occupation dans ma maison.
Si, à l’avenir, il entendait arpenter les rues de la capitale, un guide ne serait pas de trop. Et qui remplirait mieux cet office qu’un enfant des rues, qui connaissait sans doute tous les recoins de la ville ?
— Oh oui ! M’sieur !
— Oui, Monseigneur, corrigea Adrian. On va te donner à manger et tu m’attendras ensuite dans la cuisine. Je vais réfléchir à ce que nous allons faire de toi.
Adrian entra dans la maison de son beau-frère en cherchant à rassembler ses souvenirs sur l’agencement des meubles.
Le majordome se tenait derrière lui, attendant une explication à sa présence.
— Ma femme est ici ? demanda Adrian. Je désire lui parler.
Le domestique avait dû acquiescer d’un hochement de tête, car il n’entendit pas de réponse. Il insista.
— Je suis désolé, mais je n’ai pas entendu.
Embarrassé, l’homme se racla la gorge.
— Oui… euh… Monsieur. Voulez-vous bien attendre dans le salon ?
En sentant une main se poser sur son bras, Adrian eut un mouvement de recul.
— Si vous voulez bien me décrire le chemin, je préfère me déplacer seul.
L’homme lui fournit les informations nécessaires puis, sa canne tapotant le sol devant lui, Adrian se dirigea vers le salon.
Il allait y entrer lorsqu’il entendit, venant de sa gauche, un bruit qui ressemblait à un hoquet de surprise. Le son émanait d’une source en hauteur. L’escalier, sans doute. Il reconnut le bruit caractéristique de ballerines d’une femme qui descendait rapidement des marches.
— Adrian !
Elle était essoufflée et sa voix avait retrouvé les inflexions enfantines de la jeune Emily, épouse timide et impressionnée par son mari.
Avant qu’elle ne le rejoigne, il l’entendit ralentir, sans doute pour se composer une attitude plus en adéquation avec la femme qu’elle était devenue.
— Adrian, dit-elle cette fois d’une voix posée.
Il sourit. Elle voulait lui faire croire que sa visite la laissait de marbre, mais sans y parvenir vraiment.
Adrian eut l’impression de pouvoir enfin respirer. Elle l’aimait toujours ! Rien n’était donc perdu !
La partie était cependant loin d’être gagnée, car il percevait des traces de colère dans la voix de sa femme.
— Vous avez remarqué ? C’est moi qui viens à vous, dit-il en écartant les bras avec le secret espoir qu’elle s’y jetterait.
— Il était temps ! D’après David, cela fait des mois que vous ne lui avez pas rendu visite. Pourtant, il habite tout près de chez vous et votre cocher connaît parfaitement le chemin.
Adrian se rapprocha d’elle et huma l’air. Le citron… Il sentit le désir l’envahir.
— Je ne suis pas venu en calèche. C’est une belle nuit, le vent est doux, alors j’ai décidé de marcher.
— Vraiment ?
Elle semblait… sidérée ? Impressionnée ? Sûrement un peu des deux, se dit-il.
— J’étais perdu, un peu désemparé, raconta-t-il, lorsqu’un petit garçon a essayé de voler ma bourse. Je l’ai attrapé et je l’ai obligé à m’aider.
— C’était astucieux. Vous savez, avoir besoin d’aide de temps en temps n’a rien de honteux. Tout comme le fait de rencontrer des difficultés ne doit pas empêcher d’avancer.
— Vous essayez de me convaincre des vertus de l’indépendance ?
— Oh ! je crois que vous en êtes déjà convaincu ! C’est la dépendance que vous redoutez.
— C’est vrai, concéda-t-il.
C’était cette même peur de la dépendance qui l’avait tenu éloigné d’elle.
— J’ai eu tort de vous mentir, je le reconnais, poursuivit Adrian. D’ailleurs, je me sens un peu bête d’avoir voulu séduire ma propre femme.
A peine avait-il prononcé ces mots qu’il comprit son erreur.
— Si vous ne m’aviez pas caché la vérité, je n’aurais pas eu besoin de vous mentir, répondit-elle d’un ton glacial. Comme vous venez si élégamment de le faire remarquer, sachant qui j’étais, vous n’auriez pas fait l’effort de me séduire. Et, si j’en crois l’expérience acquise au cours des trois premières semaines de notre mariage, vous m’auriez rapidement abandonnée…
Il crut percevoir dans sa voix ce petit tremblement caractéristique de la jeune fille peu sûre d’elle qu’il avait épousée. Très vite, cependant, elle se reprit et asséna :
— … après deux ou trois nuits sans rien de mémorable. Mais je me serais sans doute trouvé un amant plus apte à me satisfaire.
Il avait complètement oublié le résumé qu’elle lui avait fait de ses performances conjugales. Elle avait attendu qu’il soit dans une entrée, où n’importe qui pouvait les entendre, pour lui rappeler la pauvreté de ses techniques amoureuses ? La diablesse !
Avec autorité, il l’entraîna dans le salon et ferma la porte pour qu’ils ne soient pas dérangés.
— Ou alors, autre hypothèse, dit-il, vous auriez appris à exprimer clairement vos désirs. Je suis aveugle, j’ai donc besoin d’une femme qui comprenne ce que cela implique.
— N’essayez pas de m’attendrir. Lorsque nous nous sommes mariés, vos yeux allaient très bien. Que je m’exprime ou pas sur votre… façon de m’honorer n’aurait rien changé. A l’époque, vous étiez insensible à mes charmes…
— Qui sont nombreux, s’empressa-t-il d’ajouter.
Emily l’ignora et poursuivit :
— … et vous vous seriez comporté exactement de la même manière il y a une semaine, si je vous avais révélé mon identité.
— Ma chérie, vous me faites un mauvais procès. Si vous m’en aviez donné le temps, je suis sûr que j’aurais découvert vos irrésistibles attraits. Et j’ajoute que si je m’étais arraché à vos bras, ce n’aurait été que pour reprendre des forces…
Il se rapprocha d’elle pour pouvoir lui parler à l’oreille.
— Car, après une seule semaine en votre compagnie, vos appétits m’ont presque épuisé, lui murmura-t-il.
— Epuisé ? Déjà ?
Elle souriait, Adrian en était presque sûr. Les battements de son cœur accélérèrent.
— Je trouvais que cela commençait à devenir intéressant, reprit-elle. Malheureusement, vous aviez déjà jeté votre dévolu sur une autre femme. Un parangon de vertu et de bon sens… Une certaine Emily qui ne me ressemble pas du tout.
Elle l’attrapa par le revers de sa veste et plongea la main dans sa poche pour s’assurer qu’il avait encore la miniature. La sentant sous ses doigts, elle l’en sortit.
— Et, d’après ce portrait, elle n’est même pas particulièrement séduisante…
Il lui saisit le poignet pour l’immobiliser.
— Je ne vous permets pas. Cette femme est une déesse !
— Son portrait est affreux et en piètre état.
— Pourtant, je ne m’en séparerai pas. Il m’a accompagné dans toutes mes garnisons et sur tous les champs de bataille. Je n’ai plus besoin de le voir, je l’ai tellement regardé pendant que j’étais au Portugal que j’en connais les lignes par cœur.
— C’est vrai ? demanda-t-elle d’une voix douce.
Adrian sut alors qu’il avait gagné. Il avait reconquis sa femme !
— Je ne suis plus la jeune fille du portrait. J’ai changé.
Il lui prit la miniature et la remit dans sa poche.
— Pas autant que vous le croyez. A l’époque, vous étiez belle et vous l’êtes toujours, Emily.
Au souvenir de ses courbes voluptueuses, il sentit son corps se raidir.
— Vous ai-je dit à quel point je vous aime, Emily ?
Il ne se lassait pas de prononcer son nom.
— Non, je ne crois pas.
Elle s’appuya contre lui. Il recula légèrement et ses épaules rencontrèrent la porte derrière lui.
— Vous allez l’entendre souvent, maintenant que je suis avec vous, dit-il en l’embrassant doucement.
C’était merveilleux de pouvoir la tenir dans ses bras, de sentir la chaleur de son corps, l’odeur de ses cheveux.
Comment avait-il pu envisager de se priver de cela ?
Tout à coup, il se remémora les paroles de sa femme, le soir où ils avaient évoqué leurs mariages respectifs.
— Trois fois ? dit-il.
— Pardon ?
— Vous m’avez dit que votre mari vous a fait l’amour trois fois avant de vous quitter.
— C’est vrai. Bien sûr, après la semaine que nous venons de passer, ce nombre a augmenté. Maintenant cela fait quatre fois. Ou peut-être quatre et demie. Je ne sais pas comment comptabiliser certaines choses que nous avons faites.
— Trois fois, tout de même…, marmonna-t-il en secouant la tête. J’aurais juré avoir partagé votre couche plus souvent que cela.
— Et vous vous seriez trompé, répondit-elle en se collant à lui. Nous n’avons eu que trois pauvres petites nuits. D’ailleurs, vous me traitez si gentiment que je me pose des questions : dois-je vraiment vous obliger à remplir vos obligations ? minauda-t-elle.
— Quelles obligations ?
— Vos obligations conjugales, répliqua-t-elle en glissant ses mains sous sa redingote.
Elle lui caressa la taille et descendit vers ses fesses.
Elle avait envie de lui, songea-t-il avec plaisir.
Puis la phrase de Hendricks lui revint brusquement à la mémoire et il ne parvint pas à la chasser.
Il lui prit les mains et les ramena devant lui.
— Avant que l’on continue, je dois vous demander quelque chose.
— Je vous écoute, murmura-t-elle en l’embrassant dans le cou.
— Non, je suis sérieux.
Il la sentit se raidir.
— Hier, quand je suis allé au club, je suis tombé sur Rupert.
— Mon pauvre… Oh ! mais je comprends maintenant votre discours insensé de tout à l’heure ! Votre cousin ne cessait de me harceler à propos de votre absence. Vous étiez parti depuis si longtemps qu’il a fini par se demander si vous étiez encore en vie.
Elle lui déposa un baiser léger sur la bouche.
— Rupert est un imbécile, répondit-il.
Si Emily essayait de le distraire, elle était en train de réussir, car elle aurait pu lui dire n’importe quoi, il s’en moquait. Ses doigts venaient d’atteindre les boutons de son pantalon.
— La prochaine fois qu’il se présentera, il recevra mon poing dans la figure et je le renverrai dans ses foyers. C’est d’ailleurs ce que j’aurais dû faire au club. Il m’a offert avec empressement ses félicitations pour la future naissance. Bien entendu, je lui ai assuré que vous disiez la vérité. J’étais heureux… et je le suis toujours.
Lovée contre lui, elle se mit à trembler.
Allait-elle pleurer ? Mon Dieu ! Avait-il dit ou fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?
Il tendit la main vers ses joues pour essuyer ses larmes. Elles étaient douces… et sèches.
— Vous êtes en train de rire ! Ai-je dit quelque chose de drôle ?
— Si vous pouviez voir votre tête !
Adrian prit un air faussement contrarié.
— Je ne comprends pas, dit-il.
— Vos efforts pour avoir l’air sincèrement ravi d’une nouvelle qui, dans le fond, vous horrifie sont louables et — pardonnez-moi — très amusants.
Elle s’écarta de lui et il entendit un bruissement de tissu. Elle enlevait sa robe ? Au salon ? Il eut soudain la bouche sèche.
Un instant plus tard, elle prit sa main et la posa sur son ventre nu.
Sa peau était douce.
— Vous m’avez caressée là, mais vous n’avez pas encore deviné la vérité ?
— Je ne faisais pas attention, balbutia-t-il alors que sa main s’égarait sur ses jarretières.
Il remonta et glissa un doigt sous la dentelle de ses culottes.
— C’est nouveau, ça ?
Emily passa la jambe autour de la sienne tout en déposant un petit baiser sur ses lèvres.
— Je suis une femme vertueuse, voyez-vous, et je ne me promène pas nue sous ma robe. Pour en revenir à votre cousin, il n’arrêtait pas de parler de ses projets pour le domaine, une fois qu’il serait comte de Folbroke. Pour le faire taire, je lui ai dit que j’attendais un enfant de vous, ce qui l’excluait de la succession.
— Petite menteuse ! Savez-vous à quel point j’ai souffert en vous imaginant dans les bras d’un autre ?
— Oh ! je le sais ! J’ai souffert de la même manière, tous les jours, depuis que vous êtes parti !
Il grimaça en essayant d’imaginer ce que ce devait être de ressentir pendant des semaines, des mois, des années, la douleur qu’il avait éprouvée la veille.
Parfaitement conscient que cela ne suffirait pas à expier sa faute, il l’attira vers lui pour l’embrasser.
Elle sembla s’en contenter, car il l’entendit ronronner de plaisir.
— En apprenant ma prétendue infidélité, vous êtes-vous précipité dans le lit de votre maîtresse pour évacuer votre frustration ?
— Peut-être, admit-il.
— Alors j’espère que, ce soir, vous éprouvez le même besoin d’évacuer vos frustrations.
Il se souvint de leurs nuits d’amour et de son enthousiasme.
— Et que comptiez-vous dire à mon cousin quand il se serait présenté dans quelques mois avec un cadeau de baptême ? Qui aurait pu vous donner un bébé ?
— Mais vous, bien sûr, car je suis venue à Londres pour vous séduire.
Ces mots le sidérèrent. Non parce qu’il les trouvait condamnables, mais parce qu’ils étaient étonnants de la part de la jeune femme qu’il avait épousée, puis quittée, trois ans plus tôt.
— Ne me dites pas que vous ne voulez pas d’enfant, parce que je ne veux rien entendre ! s’exclama-t-elle. Aveugle ou pas, peu m’importe, tant qu’il a un père fort et solide qui lui montre la voie.
— Est-ce vraiment ce que vous voulez ?
Adrian ne put s’empêcher de sourire en imaginant un enfant jouant dans les couloirs du château de Folbroke.
Un enfant doté d’une mère pareille ne pouvait que devenir un adulte remarquable.
— Oui. Et il aura des frères et des sœurs.
— Des frères et des sœurs ?
— Vous ne pouvez pas le savoir, l’informa-t-elle, mais les frères et sœurs, même s’ils sont parfois ennuyeux, sont aussi un grand réconfort.
— Nous n’avons pas encore le premier et vous prévoyez déjà une nichée ?
— Depuis que vous m’avez fait découvrir ce que signifie mettre ses désirs en pratique, la théorie m’ennuie…, chuchota-t-elle.
Amusé et ravi, il soupira d’un air faussement résigné, comme s’il était prêt à s’atteler à la tâche — ô combien difficile ! — de la satisfaire.
— Vous êtes une femme très exigeante, lady Folbroke. Il n’y a vraiment que cela qui puisse vous satisfaire ? Eh bien, je renonce à lutter. Prenez-moi et finissons-en.
— Comme vous voulez, Monsieur.
Alors qu’elle tendait la main vers les boutons de son pantalon, il lui agrippa les poignets. Il n’avait pas pensé qu’elle le prendrait au mot, et la situation commençait vraiment à lui échapper.
Prononcer son nom suffit presque à le faire céder, mais il se reprit.
— Ne pouvons-nous attendre d’être dans un lit, ma douce ?
Elle tira sur son nœud de cravate avec ses dents.
— J’ai attendu trois ans, Adrian…
Elle se mit à lui embrasser et à lui sucer le bout des doigts. Pour ne pas se jeter sur elle et lui arracher ses vêtements, Adrian essaya de ne pas trop penser aux choses qu’il rêvait de faire à la mère de ses futurs enfants.
Il pourrait les faire, toutes ces choses, il en mourait d’envie. Mais pas ici et pas maintenant, dans le salon de son beau-frère ! Il avait toute une vie pour profiter d’elle ; il pouvait donc bien attendre quelques minutes… le temps qu’ils aillent dans sa chambre.
Il dégagea ses mains de l’emprise d’Emily et les fit courir sur son visage, caressant son front, ses joues, sa bouche et son cou.
Comment avait-il fait pour ne pas reconnaître ce visage ? S’il avait été le mari qu’Emily méritait, il aurait dû en connaître les lignes par cœur.
— Vous êtes si belle…, murmura-t-il avec toute la tendresse du monde.
Il voulait qu’elle comprenne qu’il était au-delà du simple désir ; il l’aimait.
— Si vous voulez que j’abandonne votre miniature, vous devez me permettre de trouver autre chose. Quelque chose que je puisse emporter partout avec moi. Accepteriez-vous de poser pour un camée ? Je voudrais pouvoir partager le spectacle de votre beauté avec d’autres, mais également être capable d’en profiter moi-même, ce que les reliefs du camée me permettraient de faire.
Elle l’embrassa tendrement en prenant son visage entre ses mains.
— Quelle merveilleuse idée ! s’exclama-t-elle.
— N’est-ce pas ? Je pense à quelque chose d’un peu antique… Je vous verrais bien en Aphrodite.
— Aphrodite ? répéta-t-elle. Avec les épaules nues ?
Adrian lui caressa doucement le cou.
— Et cette partie-là aussi sera dénudée, dit-il en lui touchant les seins.
Puis il se pencha et, d’un geste sûr, releva sa jupe avant de glisser une jambe entre ses cuisses. A travers l’étoffe de son pantalon et la fine cotonnade de la culotte qu’elle portait, il perçut la chaleur et la moiteur du siège de tous les plaisirs.
— Je pense à un élégant drapé, ajouta-t-il et sa main descendit vers sa cuisse qu’il caressa.
— Et vous pourrez me toucher où vous voudrez, murmura-t-elle en glissant une main entre eux pour emprisonner son sexe en érection.
— C’est de la folie, dit-il sans grande conviction. Arrêtez tout de suite.
— Pourquoi ? chuchota-t-elle.
— Parce que nous sommes dans un salon et pas dans une chambre ; c’est très irrespectueux vis-à-vis de votre frère. Et puis, ce n’est pas convenable.
Elle eut un petit rire moqueur.
— Pas convenable ? Vraiment ? J’oubliais, mon amour, que vous êtes devenu un parangon de vertu.
Il essaya frénétiquement de trouver une repartie qui la ramènerait à la raison, mais sa main se faisait de plus en plus précise et il avait de plus en plus de mal à résister.
Lorsqu’elle ouvrit son pantalon tout en écartant ses cuisses pour mieux l’accueillir, il ne fit rien pour l’arrêter.
— Je suis votre femme, je ne suis pas votre maîtresse…, dit-elle.
Et il entendit dans sa voix une inquiétude, presque de la résignation.
Il la sentit brûlante, douce, offerte. Jamais il ne l’avait autant désirée. Au contact de son corps, il frémissait de tout son être. L’air autour de lui embaumait le citron.
— Vous êtes les deux à la fois, répondit-il. Ma femme et ma maîtresse. Laissez-moi vous le prouver.
Il se laissa aller contre la porte, plia légèrement les jambes, et se perdit en elle.
Les minutes suivantes passèrent comme dans un brouillard.
Il avait les mains sur les fesses d’Emily qui avait entouré ses hanches de ses jambes.
Leurs bouches étaient soudées l’une à l’autre.
Elle l’embrassait comme si sa vie en dépendait.
Et il y avait la danse de leurs corps, lascive et silencieuse pour ne pas attirer l’attention de la maisonnée sur ce qu’ils étaient en train de faire dans ce salon.
Combien d’hommes auraient donné leurs deux yeux pour avoir la chance de posséder une femme comme elle, ne serait-ce que pour une nuit ?
La voluptueuse créature dont il entendait le souffle affolé par le plaisir était sa femme. Son Emily.
Emily. Emily…
Dans un grand frisson, il jouit en elle.
La porte contre laquelle ils étaient appuyés n’émit qu’un seul craquement.
Ils se regardèrent longuement, émerveillés par le plaisir qu’ils venaient de partager.
Soudain, la porte trembla comme si quelqu’un essayait de l’ouvrir.
— Fichue porte ! s’exclama-t-on de l’autre côté.
— David ? s’enquit Adrian, en se souvenant tout à coup de la raison pour laquelle, un peu plus tôt, il n’avait pas voulu céder à ce genre d’interlude érotique. Un moment, s’il te plaît.
— Folbroke ?
De l’autre côté de la porte, il y eut un silence soupçonneux.
— Et j’imagine que ma sœur est avec toi.
— Oui, ma femme est avec moi, répondit Adrian en souriant.
— Nous étions occupés à régler nos dissensions, expliqua Emily en donnant un coup de hanches coquin avant de s’écarter et de rabattre ses jupes dans un bruissement de soie.
— Et il fallait absolument que vous le fassiez dans le salon ? grommela David.
Emily gloussa, le front collé au torse d’Adrian, tout en lissant les plis de sa robe.
— Désolé, Eston, mais c’était…
Adrian leva les yeux au ciel pour faire rire Emily.
— … urgent, reprit-il. Dans quelques minutes, nous allons nous retirer et nous ne te dérangerons plus.
— Tu pourrais peut-être venir dîner chez nous ? proposa Emily pour amadouer son frère.
— Plus tard, dans la semaine, ajouta Adrian.
— Dans plusieurs jours, précisa sa femme.
Ils entendirent distinctement, de l’autre côté de la porte, un marmonnement excédé et des pas qui s’éloignaient.
Emily éclata de rire et tendit de nouveau la main vers l’entrejambe d’Adrian.
Cette fois, ignorant ses mimiques désespérées et l’envie de son propre corps, il interrompit son geste.
— Lady Folbroke, votre conduite est inqualifiable !
Puis il lui murmura à l’oreille :
— Et j’ai été fou de vouloir vous fuir.
— Oui, vous l’avez été. Mais vous êtes mon fou et je ne vous laisserai plus repartir.
— Comme je vous comprends et comme je vous en suis reconnaissant ! s’exclama-t-il en riant. Grâce à vous, je serai le premier d’une longue lignée de Folbroke à mourir dans son lit.