Chapitre 4

— Vous êtes aveugle ?

Comment avait-elle pu ne pas s’en rendre compte ? Il était évident qu’il ne pouvait pas distinguer les cartes, ni reconnaître sa femme alors même qu’elle était assise sur ses genoux.

— Pas complètement. Du moins pas encore, répondit-il avec un sourire. Je distingue les formes, la clarté, l’obscurité. Et je vois suffisamment pour savoir que vous êtes un compagnon bien plus séduisant que le gredin que je viens d’assommer. Identifier les cartes, en revanche, excède mes compétences.

— Mais, comment…

— Vous êtes bien curieuse !

Il gravit le reste des marches avec elle, ouvrit une première porte qui débouchait sur un couloir sinistre et s’y engagea, l’entraînant à sa suite.

— C’est une maladie familiale aggravée par une blessure de guerre. Voyez-vous, il y a eu une explosion et je me trouvais trop près. Sans cet accident, j’aurais pu tenir encore longtemps avec ces bons vieux yeux. Une vie entière, peut-être… ou peut-être pas. Tous les hommes de ma famille ne sont pas pareillement affectés. D’après mes renseignements, j’ai encore un peu de temps avant que le monde ne devienne totalement noir pour moi.

Leurs familles étaient voisines depuis des générations et elle avait ignoré cela ?

— Mais je n’ai jamais…

— Connu d’aveugle, l’interrompit-il, un sourire aux lèvres.

Brusquement, il la poussa contre le mur, emprisonnant ses mains au-dessus de sa tête, et il l’embrassa, avec plus de fougue encore que la première fois.

Tandis que ses lèvres dévoraient sa bouche, ses joues, son cou, elle se sentit perdre délicieusement la tête. C’était le même sentiment d’abandon que celui éprouvé lorsqu’il l’avait embrassée quelques minutes plus tôt, et où tout avait cessé d’exister, sauf le moment qu’ils partageaient.

Avide de dénuder ses seins, il se pencha et laissa sa bouche courir sur sa peau le long de son décolleté.

Les yeux clos, le dos plaqué au mur, Emily se cambra vers lui en laissant échapper un gémissement de désir. Ne se rendait-il donc pas compte qu’il embrassait sa femme ?

Emportée par des sensations inédites, elle décida que cela n’avait plus d’importance. Une seule chose comptait : Adrian l’embrassait et la désirait.

Enfin, elle allait être à lui comme elle l’avait toujours imaginé ; de la manière dont elle l’avait toujours désiré depuis que, toute jeune fille, elle avait découvert pourquoi les hommes et les femmes s’embrassaient.

Il pressa son bassin contre le sien afin de lui faire sentir l’effet que ses baisers produisaient sur lui. Enflammé par le souvenir de cette chair dure et palpitante qui l’avait pénétrée naguère, son corps répondit immédiatement. Elle voulait, une fois encore, se sentir possédée…

C’est alors que, d’une voix à peine voilée par le trouble, il reprit :

— Seuls mes yeux ont un problème. Le reste est en parfait état de marche, je vous le garantis. Une fois les chandelles éteintes, vous ne me trouverez pas différent des autres hommes.

« Pas différent des autres hommes » ? Mais pour elle, il n’y avait jamais eu d’autres hommes ! A en juger par son comportement lui, en revanche, avait déjà maintes fois vécu ce genre de situation avec d’autres femmes.

Tant de désinvolture de la part de son mari l’aida à reprendre ses esprits. Soudain consciente du lieu sordide où ils se trouvaient et de la raison qui l’y avait conduite, elle ouvrit les yeux.

Quelle idiote elle faisait ! Adrian s’était comporté de façon odieuse avec elle dès le jour même de leur mariage. Et maintenant, après simplement quelques baisers, elle allait tout oublier, prête à se faire trousser dans un couloir comme une vulgaire prostituée ?

— Lâchez-moi immédiatement ! Otez vos sales pattes ou je hurle à briser les vitres ! s’exclama-t-elle en se débattant pour échapper à ce corps pressé contre le sien.

L’air perplexe, Adrian recula.

— Vraiment ? Tu es sûre ? J’ai une chambre, au bout du couloir. La porte ferme à clé et je suis le seul à l’avoir. Personne ne viendra nous déranger, rassure-toi.

Il la gratifia d’un sourire enjôleur.

— Je peux te donner la guinée promise, expliqua-t-il, comme si c’était la cause de son refus. Comme tu ne peux l’ignorer, j’ai gagné ce soir plus d’argent qu’il ne m’en faut. Je le sais, car j’arrive à distinguer les pièces les unes des autres ; elles n’ont pas le même poids, ni la même taille au toucher.

Sur ses mots, il se plaqua de nouveau contre elle. Comme elle ne protestait pas, il se remit à l’embrasser, effleurant son cou, descendant lentement vers sa poitrine.

— Je me suis laissé dire que ma cécité, en m’obligeant à utiliser d’autres sens, a fait de moi un amant particulièrement attentif, poursuivit-il en laissant son haleine chaude caresser la peau d’Emily. Je m’appuie beaucoup sur mon sens du toucher… et sur celui du goût…

Le bout de sa langue effleura son cou, comme s’il la goûtait.

Emily frissonna. Elle ressentit ce simple coup de langue au plus profond de son corps, et eut l’impression d’être embrassée dans un endroit secret et très inconvenant.

Mmm… Serait-il choqué, si elle suggérait une telle caresse ou s’agissait-il d’une pratique habituelle pour lui ? Quelqu’un l’avait assuré de ses talents d’amant, prétendait-il. Mais qui ?

Cherchant dans la solitude, la colère et les doutes qui avaient été son quotidien au cours des trois dernières années la force de lui résister, elle lui saisit les cheveux à pleines mains pour le repousser.

Etait-il en train de devenir aveugle depuis toutes ces années ? Avait-il déjà conscience de son état lorsqu’il s’était marié ? Et, dans ce cas, s’était-il empressé d’épouser une jeune fille assez naïve pour ne pas remarquer son handicap ?

Et puis, que faisait-il depuis qu’il l’avait abandonnée ?

Toutes ces questions sans réponses ravivèrent sa colère, et elle tira plus fort sur les cheveux d’Adrian.

Il laissa échapper un gémissement de douleur et leva les yeux vers elle, lui jetant ce regard vague qui indiquait qu’il ne la voyait pas vraiment.

— La pièce est toujours à toi, pour services rendus à la table de jeu. Mais maintenant que nous sommes à l’étage, dit-il en haussant les épaules, je suis prêt à négocier si tu estimes que la somme est insuffisante.

Ivre de rage, Emily lui envoya un coup de poing qui le cueillit près de l’oreille.

— Je ne suis pas une prostituée, espèce d’ivrogne ! hurla-t-elle. Et même si je l’étais, je ne coucherais pas avec vous pour tout l’or du monde !

Le coup ne sembla pas le dérouter, quant à l’insulte, elle parut l’amuser. Il la relâcha pourtant en s’inclinant.

— Dans ce cas, pardonnez mon erreur, bien que l’on puisse difficilement me la reprocher. Chère madame, si vous n’êtes pas une prostituée, que faites-vous donc dans un endroit pareil ?

C’était une question parfaitement légitime, même si Emily n’était pas certaine d’en connaître elle-même la réponse.

— Je cherchais quelqu’un, finit-elle par avouer.

Elle regarda fixement son mari, en espérant qu’il la reconnaisse enfin.

— Je cherchais mon mari.

— Ah ! Puisque vous êtes ici, seule avec moi, j’imagine que vos recherches ont été infructueuses.

— Infructueuses, en effet.

Elle ne mentait pas vraiment, car l’homme qui se tenait en face d’elle n’aurait pu être plus différent de celui qu’elle avait épousé.

Très vite, sa colère se mua en déception, puis en embarras. Adrian était déjà moqueur alors qu’il ignorait à qui il avait affaire. Lorsqu’il comprendrait qu’il avait embrassé sa propre femme, son hilarité ne connaîtrait pas de bornes.

— A votre accent, j’aurais dû deviner que vous étiez une femme éduquée, soupira-t-il en se tapant légèrement le front avec le pommeau de sa canne. Le whisky a dû finir par m’embrouiller l’esprit. Mais lorsque vous m’avez suivi à l’étage, j’ai eu l’impression…

Il s’éclaircit la voix et sourit, lui laissant deviner la fin de sa phrase.

— Peut-être êtes-vous incapable de voir l’endroit sordide où vous avez échoué mais, pour mon malheur, il se trouve que je suis dotée de deux bons yeux. Je me suis bêtement fourrée dans une situation dangereuse, et vous paraissiez le seul à pouvoir me sortir de ce mauvais pas. J’ai naïvement cru que je pourrais vous faire entendre raison, une fois seule avec vous. Et c’est d’ailleurs ce que je fais maintenant.

— Ecoutez, peu importe ce que j’ai pu croire, répondit-il. Il vaut mieux ne plus parler de cela. J’ai eu tort, et je suis désolé si je vous ai offensée. Si je puis vous aider, surtout n’hésitez pas à me le faire savoir.

Quel toupet ! Il espérait donc en quelques phrases bien tournées lui faire oublier son comportement de voyou ?

Emily ne savait pas si elle devait lui en vouloir ou admirer son aplomb.

Au rez-de-chaussée, les hommes parlaient de plus en plus fort et leur ton devenait de plus en plus belliqueux, voire menaçant.

Probablement n’était-ce pas le moment le mieux choisi pour dire à son mari ce qu’elle pensait de lui.

— Si vous voulez m’aider, eh bien, emmenez-moi loin d’ici. C’est un endroit épouvantable, fréquenté par des hommes ivres et violents. Y a-t-il une autre sortie que nous pourrions emprunter ?

Il secoua la tête.

— Le seul moyen de sortir est d’emprunter le chemin par lequel vous êtes arrivée.

— Vous avez pris le risque que nous nous trouvions piégés ici ?

C’était une erreur stratégique indigne de l’ancien officier de l’armée de Sa Gracieuse Majesté qu’il était, songea-t-elle en secouant la tête.

— Mais à quoi pensiez-vous en louant une chambre dans ce bouge ! reprit-elle. Ce soir, vous vous en êtes peut-être tiré mais, tôt ou tard, un de ces brigands avec lesquels vous jouez vous aura par surprise et, alors, il en sera fini de vous.

Il haussa les épaules.

— En effet, ma chère, vous avez certainement raison.

Elle lui jeta un regard stupéfait avant de se souvenir que les aveugles ne pouvaient pas lire les émotions de leurs interlocuteurs sur leur visage.

— Dans ce cas, pourquoi venez-vous ici ?

— Bientôt, je vais perdre les derniers vestiges de vision qui me restent et je ne serai plus bon à rien. Il vaut mieux que je meure en faisant les choses qui m’amusent plutôt que de finir en me tirant une balle dans la tête. C’est ainsi que nous agissons, dans la famille. Mon père, par exemple, est mort à cheval… Ou, plus exactement, sous un cheval, ricana-t-il. Il s’est brisé la colonne vertébrale. Mais il adorait galoper et, jusqu’à la fin, il sautait avec aisance des obstacles qu’il ne pouvait même plus voir. Quant à mon grand-père, c’était un tireur d’exception. En tout cas, jusqu’au jour où il a raté sa cible, expliqua-t-il d’une voix pleine d’admiration. Il est mort en duel. A cause d’une femme, comme il se doit.

Emily connaissait ces faits ; elle n’ignorait rien des circonstances entourant la mort de ces hommes. Son frère lui avait d’ailleurs assuré qu’Adrian était impétueux, comme tous les Folbroke, mais qu’il avait bon cœur. Vraiment bon cœur, avait-il juré.

— Et vous, comment espérez-vous finir ? demanda-t-elle, atterrée.

— Je suis un soldat et, comme tel, j’ai l’habitude de boire et de jouer en rude compagnie. Certes, une échauffourée est toujours possible à la fin d’une soirée bien arrosée, mais je trouve cela très revigorant. Se mettre dans une situation désespérée, il n’y a rien de tel pour fouetter le sang !

A cette perspective, il eut d’ailleurs l’air de jubiler.

— En attendant, à cause de votre goût imbécile pour l’autodestruction, pesta Emily, je suis à la merci de la bande de vauriens qu’il y a là, en bas !

Adrian s’immobilisa et ce fut comme si, en un éclair, toute trace d’ébriété avait disparu. Il semblait s’être soudain dégrisé, comme on laisse tomber de ses épaules un manteau qui ne plaît plus.

Il redevint, un bref instant, ce fringant jeune homme qui avait ravi son cœur.

Il sourit.

Une fois encore, elle reconnut l’ancien sourire. Pur, sincère, courageux… Et un peu triste, aussi.

— Ne vous ai-je pas déjà prouvé que j’étais capable de nous protéger ? Avez-vous besoin d’une démonstration supplémentaire ?

Bien qu’il ne la vît pas, son regard était fixé sur elle avec une intensité presque douloureuse.

Il y avait quelque chose dans ce regard, dans ce sourire, qui disait : « Ma vie est une aventure, viens la partager avec moi. Vis pour le plaisir. »

Elle sentit son cœur s’emballer comme il le faisait avant leur mariage, avant qu’elle ne découvre l’erreur qu’elle avait commise en l’épousant.

— Peut-être devrions-nous attendre dans votre chambre que les choses se calment ? suggéra-t-elle. Nous pourrions ensuite quitter cet établissement sans danger.

Elle avait conscience que la peur faisait trembler sa voix. Emily l’indécise, la timorée, refaisait surface à mesure que son mari redevenait lui-même.

Adrian éclata de rire.

— Je n’ai encore rien fait qui me vaille l’honneur de partager une telle intimité avec vous ! Mais la proposition est flatteuse, je le reconnais. Non, restez plutôt derrière moi lorsque nous descendrons et je pourrai vous conduire en lieu sûr. Accrochez-vous à mon manteau pour que j’aie les mains libres. Il est possible, en effet, que j’aie à me battre.

— Mais vous ne voyez rien ! gémit-elle, apeurée.

— Ce n’est pas nécessaire. Je connais par cœur le chemin de la sortie et j’entends bien frapper quiconque se mettra au travers de ma route.

N’ayant jamais eu à se battre pour sortir d’une taverne, Emily ne trouva rien à répondre.

Elle agrippa donc le manteau d’Adrian et marcha sur ses talons.

Lorsqu’ils atteignirent le palier, les sons en provenance du rez-de-chaussée laissaient deviner que l’ambiance s’était notablement échauffée.

Les chants étaient plus forts et plus grivois ; les bruits de bagarre — piétinement de bottes, bruits de coups, bruits de meubles qui se brisent — s’étaient intensifiés.

Adrian s’arrêta et tendit l’oreille.

— Vite, ma chérie, dites-moi ce que vous voyez.

— Deux hommes se battent près de la table de droite.

— Très bien.

Il commença à descendre, Emily littéralement pendue à ses basques. Il longea le mur en se dirigeant vers la porte.

Emportés par leur élan, les deux hommes qui se battaient leur coupèrent soudain la route. Adrian abattit sa canne sur celui qui était tombé à ses pieds. L’homme hurla de douleur et rampa en arrière.

Son adversaire, en même temps, bondit en avant comme pour frapper à la fois son ennemi déjà à terre et l’individu qui venait de surgir devant lui.

Le pommeau d’argent l’atteignit au ventre.

L’ivrogne eut un haut-le-cœur et tenta de riposter, mais son poing ne rencontra que le vide.

Adrian avait esquivé et se trouvait déjà derrière lui, la canne levée. Il le frappa si brutalement dans le dos qu’Emily craignit un instant qu’il lui ait rompu les os. L’homme s’effondra sans un cri.

Adrian enjamba son corps recroquevillé et prit le bras d’Emily pour l’empêcher de tomber. Cet instant de distraction l’exposa à un autre danger.

Du coin de l’œil, elle vit l’homme qui avait tenté de les attaquer dans l’escalier jeter une bouteille en direction d’Adrian.

Elle n’eut pas le temps de le mettre en garde. La bouteille heurta la tête d’Adrian qui vacilla.

Il s’affala contre elle et elle sentit le corps de son mari devenir tout mou dans les bras qu’elle avait tendus pour le rattraper.