CHAPITRE II

Les deux premières années de la vie d’Andréanne furent relativement heureuses. À cet âge-là, les exigences sont encore peu nombreuses: avoir les fesses sèches et propres, le ventre plein et jouir de l’attention des plus vieux. Pour ses fesses et son ventre, cela allait assez bien car Annette était une maîtresse-femme qui voyait à tout, s’occupait de tout et ne semblait jamais à court d’énergie. Pour ce qui est de l’attention des plus vieux, elle en avait même trop: comment aurait-il pu en être autrement dans une famille de six, bientôt sept, entassée dans deux pièces? Il y avait toujours quelqu’un pour la chatouiller, la tapoter, la mordiller ou la bécoter, avec le résultat habituel de la faire pleurer. À six mois, elle savait se servir de ses cordes vocales et de ses poumons pour appeler à l’aide et, à un an, ses poings trouvaient déjà au milieu du visage le nez de l’importun.

Andréanne perdit sa couchette à douze mois pile au profit d’un petit frère, Patrick. Vous savez pourquoi? C’est une longue histoire mais elle vaut la peine que je vous la raconte.

Alors voilà. Le cardinal aimait jouer aux échecs avec M. le premier ministre de la province de Québec (certains effets ont des causes fort lointaines) avec lequel il s’entendait fort bien. Un jour, entre deux parties chaudement disputées, M. le premier ministre soupira fortement. Son Éminence s’enquit de la raison de ce soupir et s’entendit répondre que l’homme politique pensait aux anglophones et aux immigrants qui resserraient leur étreinte sur sa belle province et menaçaient de l’étouffer. Si seulement il pouvait augmenter le taux de natalité des Canadiens français des régions limitrophes comme le Nord de l’Ontario… Ce taux n’était en effet que trois fois plus élevé que la moyenne mondiale. Le digne prélat sympathisa:

« Je suis trop vieux pour y voir personnellement mais je peux peut-être aider quand même. »

Le cardinal convoqua les évêques de la zone désignée et les harangua. Les évêques convoquèrent les prêtres de leur diocèse respectif et leur communiquèrent la chose en transposant l’impératif politique en des termes qui leur étaient plus accessibles, c’est-à-dire en parlant du devoir d’augmenter le nombre des enfants de Dieu. Les prêtres retournèrent en paroisse et se servirent des retraites fermées, des sermons et surtout du confessionnal pour faire passer le mot d’ordre aux paroissiennes (et aux paroissiens mais en pure perte car ceux-là n’avaient besoin d’aucun encouragement). Celles de moins de cinquante ans qui n’avaient pas encore leur douzaine bien comptée et qui ne faisaient pas baptiser chaque année s’entendirent reprocher d’empêcher la famille et se virent refuser l’absolution à moins de se mettre au lit tout de suite après la prière du soir (au sens propre et au sens figuré). À ce compte-là, il se créa vite une sorte d’émulation entre les femmes à savoir laquelle ferait le mieux son devoir de chrétienne. Aussi les familles de dix, quatorze ou seize enfants devinrent-elles chose commune. Les Trépanier d’une paroisse voisine en eurent vingt-quatre, et ce, sans aide ni remariage. Le même homme et la même femme. C’est sans doute là le plus près qu’aucune civilisation parvînt jamais de la fabrication en série d’êtres humains.

Comme Mme Richard était bonne chrétienne, que son mari était fort complaisant et qu’il avait les sens constamment fouettés par l’alcool, cette histoire commencée à Québec se poursuivit à Hearst. Andréanne y gagna un petit frère et y perdit sa couchette. Ce sont des choses qui arrivent et, bonne perdante, elle en prit son parti. Mais Trésor était mauvaise perdante et mauvaise coucheuse. Elle prenait toute la place, ce qui n’était pas beaucoup et s’arrangeait pour tirer à elle toutes les couvertures laissant Andréanne grelotter au bord du lit et parfois par terre. C’est alors que la petite apprit à se servir de ses dents pour faire respecter ses droits. De la vraie graine de dirigeant syndical! trésor eut bientôt quelques marques au dos et aux bras et apprit, elle, à ne prendre que sa part des couvertures. Trève bien précaire que parfois venait interrompre un hurlement au milieu de la nuit.

Andréanne avait donc une enfance paisible comme celle de tous les enfants de son âge et de son époque. Elle fit très tôt connaissance avec les mouches de maison qui l’agaçaient, les maringouins, les mouches noires et les brûlots qui la dévoraient vivante, ce qu’elle rendait bien aux barbots, aux sauterelles, aux crapauds et même aux crottes de poules. Elle en devint connaisseur (il y a de ces mots rébarbatifs à la féminisation!) au point de pouvoir affirmer que la partie verte avait bien meilleur goût que la partie blanche. Il entre décidément beaucoup de choses dans une bonne éducation.

Parlant d’éducation, son père était homme de principes et avait sur ce sujet des idées bien arrêtées. Aussi fit-elle connaissance avec sa ceinture, le revers de sa main et le bout de sa botte bien avant la fin de sa deuxième année. Ses poumons, ses poings et ses dents ne lui étaient d’aucune utilité contre lui. Aussi adopta-t-elle comme politique de se tenir aussi loin de lui que possible. La mère avait la même politique que la fille (et on a dit que nos gens n’étaient pas politisés!) mais elle réussissait moins bien que la petite, n’ayant pas le recours de se réfugier sous le banc, la table, la huche ou les lits. Il ne fallait donc pas se surprendre qu’elle affiche parfois un œil noirci ou une dent branlante, ce qui ne l’empêchait pas d’accomplir avec régularité son devoir conjugal. Elle était plus grande de taille que son mari et avec elle, il jugeait parfois plus prudent de fermer le poing. Une seule fois elle se révolta, empoigna le rouleau à pâte et l’assomma proprement. Elle s’en accusa au confessionnal et reçut l’absolution. Le confesseur ne la refusait pas pour si peu car c’était un saint homme et un précurseur. Pendant que j’y pense, c’est peut-être lui qui a inventé plusieurs années avant son temps le slogan qui allait devenir si populaire: « Faites l’amour et non la guerre. » Ce à quoi il aurait pu ajouter en corollaire: « Mais si vous devez les faire, de grâce, faites-les dans cet ordre. »

Heureusement pour Andréanne et pour sa mère, le père était bûcheron et louait ses services à différentes compagnies d’exploitation forestière de sorte qu’il était absent la majeure partie de l’année. Mais quand il revenait avec sa paye, sa provision de whisky et ses amis, alors là, la famille avait appris par expérience qu’il fallait filer doux et se faire petit, ce qui était relativement facile pour Andréanne mais très difficile pour sa mère.

La bande de joyeux lascars était bruyante et n’avait aucune notion du temps. Elle savait prendre la vie du bon côté. Elle déjeunait le soir, soupait le matin, trinquait toute la nuit en chantant sans s’occuper des enfants qui essayaient de dormir, et dormait toute la journée au cours de laquelle les enfants devaient marcher sur la pointe des pieds. Si le pain manquait, on le remplaçait par quelques verres de plus. Si le bois de chauffage manquait, on donnait quelques taloches aux garçons pour les prier d’aller en quérir au hangar et lorsque celui-ci était vide, le père prêtait généreusement sa scie mécanique à sa femme et à ses fils pour qu’ils puissent aller en chercher dans la forêt voisine. Grâce à cette coopération et à cet esprit de bonne entente, la vie s’écoulait paisiblement dans la chaleur du foyer des Richard et Andréanne, terrée sous la huche, s’épanouissait à vue d’œil.

Il y eut bien quelques petits incidents mais rien de grave. Par exemple, Andréanne se levant un matin trouva sa mère baignant dans une mare de sang et ne trouva rien d’autre à faire que de hurler:

« Il l’a tuée! »

Il s’avéra que c’était faux mais elle avait entendu assez souvent son père utiliser ce doux langage pour que la chose lui parût tout à fait plausible. En réalité, Annette faisait une fausse couche et elle en serait quitte pour quelques semaines au lit et une remontrance de M. le curé qui n’aimait pas avoir à rapporter de mauvaises nouvelles à Monseigneur. N’empêche que le spectacle de sa mère ensanglantée devait demeurer longtemps imprégné dans la cervelle de l’enfant et qu’elle devait en rêver la nuit jusqu’à un âge assez avancé. Nous tenons tellement à nos souvenirs d’enfance!

Une autre fois, la voisine était arrivée avec un pain frais et dans la corrida qui avait suivi, Andréanne avait été bousculée, était tombée sur la chaîne de la scie mécanique fraîchement aiguisée pour le cas où le bois vînt à manquer et s’était fait une large entaille à la joue avant d’être foulée aux pieds par ses aînés. Ce fut là un autre événement marquant de sa tendre enfance.

Je pourrais ajouter encore la fois où son père perdit l’équilibre, je ne sais pourquoi, la heurta et la fit tomber contre le poêle rouge. Elle y laissa la peau d’une cuisse et d’un avant-bras. Mais la peau, ça repousse et six à huit mois plus tard, ça ne paraissait presque plus.

J’ai un peu l’impression que je raconte tout à l’envers et que je ne rends pas justice à certains personnages. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire, alors je me reprends.

Le père Richard, comme je l’ai déjà mentionné, avait de solides principes en matière d’éducation. Il aimait bien et, à preuve, il châtiait souvent, sévèrement et longtemps. Mais il savait aussi encourager le développement. Quand Andréanne prononça son premier « câlice », mot qui faisait partie du lexique quotidien de son entourage où la religion était à l’honneur, il la regarda avec amour (c’était la première fois qu’il s’apercevait de son existence) et il passa les quinze minutes suivantes à s’évertuer à lui faire répéter aussi « christ » et « tabernacle ». Peine perdue, si douée qu’elle fût, elle n’était pas encore prête à assimiler ces mots pourtant si nécessaires à la communication entre humains et partant, à toute vie sociale. Il s’en désintéressa donc pour retourner à son occupation favorite, bien décidé à tout reprendre à neuf quand l’élève aurait démontré de meilleures dispositions.

Avant de clore ce chapitre, il me vient à l’esprit d’émettre une pensée d’ordre, disons… plus philosophique, que ces lignes m’inspirent. C’est que la vie tient à bien peu de choses: un prélat et un politicien qui aiment jouer aux échecs, un évêque, un curé et un couple de paroissiens zélés, il n’en faut souvent pas plus pour naître ou ne pas naître et personne ne pose de questions, surtout pas celui qui naît ou ne naît pas. Je m’embrouille un peu. Que le lecteur me pardonne si cette navrante histoire me fait un peu perdre mon latin.