XIII

 

Il se souvenait du texte par cœur. C’était Miss Brooks, la secrétaire d’Adam Closely, qui s’était chargée de l’annonce, dans la presse et par courrier. Elle avait transité quelques moments dans son propre bureau, attendu son aval. « Sir Adam Closely, disait-elle, et sa famille ont l’immense douleur d’annoncer la disparition, à l’âge de trente ans, de Miss Amanda Closely, à Solderton, Cornouailles. » Edward s’était demandé qui désignait le « et sa famille », Adam Closely étant veuf et fils unique, et s’était finalement résolu à comprendre qu’Adam l’avait de cette façon associé, lui, Edward, à cette douleur. Et en effet il l’avait partagée, mais autrefois, bien avant que ce petit bristol ne donne à sa mort ce quelque chose d’officiel, de banal, qui seyait si mal à Amanda. Elle était morte pour lui depuis longtemps, comme pour son père sans doute, dont on avait depuis le début découragé les visites. Toute la journée Edward avait repoussé le souvenir de la jeune fille, qui s’imposait toujours davantage à mesure qu’il perdait ses repères, jusqu’à bondir ainsi presque sur ses genoux, incarnée dans ce bout de papier.

Amanda Closely. Il laissa venir, avec ces cinq syllabes enfin redites, les images chaotiques de leur rencontre, de leurs brèves fiançailles, repoussant encore aux lisières de sa mémoire la fin de leur histoire. Elle était d’une beauté si sérieuse, au milieu de toutes ces faces épanouies, si menue dans sa robe blanche, la cordelette de son carnet de bal cisaillant l’os du poignet. Une nuée de débutantes glissait sur les parquets de Lady Wingood, une amie d’enfance de sa mère qui voyait d’un œil indulgent les frasques féministes de sa chère Virginia.

Sur la recommandation de son père, Edward venait d’entrer comme adjoint à l’étude et se plaisait déjà dans la compagnie de Mr Closely. On lui avait présenté Amanda en même temps qu’une demi-douzaine d’autres silhouettes, toutes aux lèvres un rire d’espoir et de jeunesse, toutes sauf elle, et sa moue sceptique. Ils avaient échangé quelques mots, tandis qu’elle l’inscrivait pour la cinquième danse, qui avaient découvert une incisive proéminente, en haut, gonflant la lèvre supérieure. Il avait reçu son regard droit, un peu froid, suivi le mouvement du menton haut levé, distingué quelques cheveux d’un blond éteint échappés au chignon. Lorsque son tour arriva, Edward fut surpris de la souplesse soudain fiévreuse de sa partenaire, très attentive au rythme de l’orchestre, à ses propres pas, parfaitement enchaînés aux siens, et qui restait pourtant dans ses bras une statue auréolée d’une zone incandescente qui l’isolait de lui.

Ils s’étaient revus dans plusieurs bals, avant qu’Adam Closely ne l’invite à dîner. Tout le monde savait comment il avait élevé sa fille, seul, la mère morte de l’avoir mise au monde, l’amour et la fierté du père, la grande érudition d’Amanda, son goût pour la philosophie, l’astronomie et la musique. Libre de ses lectures, de ses mouvements, de ses pensées, elle affichait pourtant une féminité modeste, et masquait sa différence sous la perfection de son profil. A Edward, elle posait de nombreuses questions sur sa mère, sur les réunions qu’elle tenait, les brochures qu’elle publiait, les idées qu’elle défendait – il songea même à intercéder auprès de Virginia pour qu’elle reçût la jeune fille dans le cercle enfumé de Belgravia, mais il abandonna cette idée, se rappelant les poumons délicats d’Amanda, ses migraines.

Il l’avait sans doute aimée, puisqu’à tous ces souvenirs il retrouvait un goût, un frisson, quelque chose de physique et de violent. Il redécouvrait l’attente contractée qui crispait alors chaque moment de sa vie, le vide de journées que fatiguait l’obsession d’un mot, d’un geste d’elle. A force de vouloir retenir chaque bribe de leurs rencontres, il s’y sentait absent, décalé, et comprenait peu ce qui s’y disait. Seule le rassurait la bienveillance d’Adam, qui paraissait de plus en plus attendre quelque chose, une phrase d’Edward qui finit par venir, après un dialogue sibyllin qui les avait opposés plutôt que réunis, Amanda et lui, dans la véranda.

Au fond, il n’avait jamais cru à leur mariage, jamais cru qu’il aurait vraiment lieu. Il se projetait avec elle dans le futur proche, celui des préparatifs, des congratulations, des cadeaux. Mais n’envisageait jamais ce qui suivrait autrement qu’en paroles. Des quelques semaines qui l’avaient lié à Amanda, il se rappelait l’intensité, l’importance vitale qu’elle prêtait à tout engagement affectif, son exigence, le regard qu’elle arrêtait soudain sur un passant, plein de dégoût.

Bien qu’il n’eût jamais été un brillant élève, Edward s’était rendu compte assez vite qu’Amanda n’était pas l’esprit exceptionnel que son milieu, peu habitué à en rencontrer, a fortiori chez une femme, voyait en elle. Elle possédait dans des domaines pointus une somme d’informations inutiles, mais portait sur tout le reste un jugement uniment négatif qui nuisait à ses capacités d’analyse. Après coup, il avait cherché ce qui, chez son père, Adam, avait pu nourrir ce pessimisme et cette violence. Mais ils semblaient lui appartenir en propre. A l’époque de leurs fiançailles, il avait négligé cet aspect de sa personnalité. Il la trouvait belle, aiguë, différente, et appréciait sa maturité, cette lèvre dédaigneuse qu’elle arborait dans les réunions mondaines où il l’accompagnait. Depuis qu’ils étaient officiellement fiancés, il remarquait chez les hommes qu’il connaissait une révérence nouvelle, comme si l’intelligence d’Amanda avait en le distinguant rejailli sur lui.

C’était d’ailleurs la seule gratification tangible qu’il eût retirée de cette brève période de sa jeunesse. Amanda malmenait sa sérénité congénitale, troublait son sommeil et ses digestions, colorait toute sa vie d’une nervosité, d’une tension que sa présence exacerbait. Encore aujourd’hui, renversé, bien à l’abri sur le lit conjugal, avec sous les yeux la preuve écrite qu’Amanda n’était plus, il revoyait avec des tressaillements le rire grinçant de la jeune fille, ses pupilles étrécies, ses yeux de glace bleue.

Une fois, une fois seulement il avait eu peur, peur au point de regretter l’engagement qu’ils avaient pris. Elle l’avait mené chez une de ses cousines éloignées, qui fêtait la naissance de son premier enfant. Il y avait là quelques parents qui félicitaient la jeune mère et admiraient le bébé. Il était tard déjà dans l’après-midi, le soleil de septembre nimbait la scène d’un sentimentalisme adéquat. Le petit était sage, souriait aux visiteurs, la mère flattait amoureusement ses mollets, en soulignait la circonférence du pouce et de l’index joints avec peine. Edward lui-même s’était senti attendri par cette image convenue de bonheur familial et s’en était ouvert à sa fiancée, tandis qu’il la raccompagnait chez elle, en coupant par le parc.

Amanda ne s’était même pas moquée de lui, comme elle le faisait d’ordinaire lorsqu’elle le jugeait abusé par la qualité de tel ou tel individu qu’ils venaient de rencontrer. Elle était triste, ce jour-là, le regard perdu, toujours bien droit devant elle, le menton insolent, les lèvres pincées sur la dent rebelle qui l’aguichait lorsqu’elle souriait. Elle triturait les cordons de son petit sac tout en marchant. Elle ne répondit pas tout de suite à l’enthousiasme d’Edward, mais lorsqu’elle le fit, il perçut pour la première fois un abîme d’étrangeté derrière son fier profil. « Je trouve ridicule, avait-elle dit, cette importance qu’on donne à la procréation. Tout ce que je vois, lorsque je regarde ce bébé, avec son crâne pelé, c’est de la misère à venir. Pour lui, pour ses parents, pour tout le monde. Un bout de chair qui n’a d’humain que ma certitude qu’il va mourir. » Ils n’avaient plus guère échangé que quelques mots, tandis qu’autour d’eux le soleil déclinait, poussant dans les allées des nurses soudain pressées et des enfants trop couverts.

La date du mariage avait été fixée au 11 mai. L’hiver arriva sans qu’il la revoie. Adam avait parlé tout d’abord d’une fatigue nerveuse due à l’imminence des noces. Edward reçut quelques billets griffonnés d’une main de vieillarde qui parlaient de désespoir et de demoiselles d’honneur, de trousseau et de suicide. Adam restait prudent, n’envisageait pas de repousser la cérémonie. Les parents d’Edward ne posaient aucune question.

Un matin de janvier, il fut convoqué dans le grand bureau d’Adam. L’entrevue fut courte. Amanda avait déjà traversé ce genre de crises. Les médecins ne s’engageaient pas. Peut-être une visite de son fiancé distrairait-elle la malade. Edward se rendit le soir même à Portland Place. Il trouva la jeune fille en robe d’intérieur, une sorte de kimono où criaient les plumes d’un oiseau exotique. Elle ne quitta pas le canapé du petit salon surchauffé où il la voyait pour la première fois.

Eteinte par les couleurs de son vêtement, sa peau avait une transparence cendreuse et ses lèvres sans vie découvraient dans sa bouche une béance nouvelle qui n’aurait pas nui à son sourire mais creusait dans son visage inexpressif une fosse. Elle avait encore maigri depuis leur dernière rencontre. La broche de grenats qu’il lui avait offerte pendait au col de son peignoir, aussi froide à ses yeux que la peau cireuse où saillait la clavicule. On avait posé en évidence devant eux un grand plateau chargé de sandwiches au cresson et de gâteau à l’orange, mais Amanda ne sembla pas le voir, ne prit ni n’offrit rien. Edward, ne sachant pas comment elle désignait son mal, ni même s’il pouvait lui en parler, n’osa demander de ses nouvelles. Il resta là, silencieux, attendant qu’elle fasse mine de le reconnaître, mais rien ne détachait son regard des bûches que le gaz illuminait.

Adam l’attendait au pied de l’escalier. Dans ce décor peu familier à Edward, il accusait les semaines d’inquiétude qu’il avait dissimulées au bureau. Edward descendit, esquissa un geste d’impuissance. « Si seulement elle acceptait de manger un peu », dit le père sur un ton qui révélait une phrase rituellement répétée, aux médecins, aux domestiques, à lui-même.

Le printemps n’apporta aucune amélioration. Mr Closely adopta durant toute l’affaire une rectitude et une précision qui faisaient honneur à son sens professionnel. Ce fut lui qui convainquit Edward de mettre par écrit le règlement de la rupture. Lui, Adam Closely, y reconnaissait que l’état de santé de sa fille Amanda interdisait qu’elle respectât son engagement. Edward Sanders reprenait sa parole et devait se considérer à l’avenir libre de contracter le mariage qu’il lui plairait. Les deux parties approuvaient sans réserve un accord qui ne mettait pas en cause leur collaboration personnelle, et assuraient leurs familles et amis du regret que leur inspirait ce fâcheux dénouement.

Formellement, Edward était libre en effet. Il lui fallut pourtant quelques mois encore pour renoncer à voir Adam entrer un matin dans son bureau pour lui annoncer qu’Amanda était guérie, qu’elle allait quitter, bientôt, sa retraite de Cornouailles, une maison de santé où une douzaine de membres incurables de la haute société mouraient sous la houlette d’un personnel médical hautement qualifié.

Et puis il y avait eu Susan, qui avait redonné un élan mesuré au grand plateau rond de son existence, lui avait suggéré un jour d’autres mets, d’autres satisfactions. Susan qui savait tout mais ne posait jamais de questions, Susan qui avait gardé (pourquoi donc ?) le petit bristol envoyé par Mr Closely. Amanda était morte depuis presque sept ans. Jamais elle n’avait guéri, ni même exprimé qu’elle comprenait son état. Leur mariage était resté cette petite chose officielle et sans vie, cette poussière cartonnée, ce faire-part aux coins usés posé, face contre terre, sous ses yeux soudain très âgés.