I

 

Susan était assise dans le fauteuil de cuir aux accoudoirs usés du bureau d’Edward et observait d’un œil songeur les dessins du tapis.

Elle s’était installée là sans trop savoir pourquoi, désorientée par la mine gênée de Miss Brooks, qui avait, pour la seconde fois de la journée, esquivé ses questions, répondu que Mr Sanders était en rendez-vous à l’extérieur, refusé de donner plus de précisions. Mr Closely ne s’était pas montré, peut-être retranché dans les profondeurs inconnues de la salle des actes, celle qu’Edward mentionnait toujours devant elle avec une componction d’initié chanceux. Elle regrettait, maintenant, de lui avoir caché sa venue à Londres, de ne pas avoir arrangé avec lui ce déjeuner qu’elle avait anticipé avec excitation, et qu’elle avait finalement pris seule, dans ce salon de thé qu’elle fréquentait jadis avec Phyllis et Isadora.

Le rendez-vous qui l’amenait en ville était fixé à onze heures trente. Elle savait, en le prenant, qu’elle aurait le temps de conseiller Maggie sur la disposition des fleurs et des buffets. Elle avait ensuite emprunté, à pied, la route de Sheldon et attrapé le train de dix heures. A midi, elle quittait Asquith et emportait avec elle la réponse à la question qu’elle se posait depuis plusieurs semaines sans en parler à Edward.

Tout en marchant vers Mayfair, elle évaluait la surprise laissée en elle par les paroles du vieil Asquith, en sondait l’écho. L’avenir se dessinait et, lorsqu’elle s’engagea dans Mount Street, il avait pris la forme d’un halo sans mesure qui rayonnait sous ses pas. Autour de Susan, la foule était dense. Les femmes portaient des chapeaux au volume impensable, qui traçaient au-dessus de leur tête des ellipses de fruits, de fleurs, de volatiles, de rubans. Les rues étaient mouillées et beaucoup de passants tenaient leur parapluie à quelques pouces de leurs vêtements, pas tout à fait refermés, pour les faire sécher. Sans doute avait-il plu pendant sa visite à Asquith. Mais un vent de soleil réchauffait maintenant ces visages inconnus.

Devant l’immeuble où siégeaient Closely, Sanders and Co., Susan s’arrêta. Elle n’était jamais entrée. On avait chargé l’avoué des Borrington des formalités, au moment de leur mariage. Edward n’avait pas eu le courage de demander à Closely, et Susan l’avait compris. Edward lui avait signalé plus d’une fois l’emplacement, lorsqu’ils passaient devant, au hasard de leurs promenades d’autrefois. Et puis ils avaient quitté Londres.

Elle repéra l’écharpe au premier coup d’œil. Il n’y avait pas beaucoup de monde devant la vitrine et l’objet se déployait tout du long, jeté sur un paravent qui masquait aux regards l’intérieur du magasin de nouveautés. C’était une soie brochée, un feuilletage de fils grège et or, large d’environ quatre pieds et long de huit, que bordait tout du long une bande de velours écarlate brodée de motifs géométriques, où alternaient l’or et l’argent. Susan la contempla.

Elle partageait avec Edward le goût des étoffes, de leur scintillement initial aux anecdotes de leurs trames usées. Celle-ci lui semblait concilier le crissant et le suave, la fracture et le pli. Ce soir, chez les Porter, elle la draperait sur son épaule, également répartie, dessinant, de dos et de face, une traînée d’apparat sur la vieille robe de crêpe écru qu’Eliza avait déjà déhoussée. Elle en retiendrait les deux pans dans sa ceinture de satin rouge et serait une tzigane bien élevée, une princesse ukrainienne déguisée en paysanne. Susan secoua la tête. Elle était venue déjeuner avec son mari et lui annoncer que le monde avait changé. Elle n’avait pas de temps pour les soieries.

Susan franchit le porche pour la première fois de la journée. Elle gravit les marches où les vitraux dessinaient des losanges multicolores, s’arrêta au premier et tira la sonnette. Un très jeune homme au long visage lui ouvrit. Sans doute un des petits clercs dont elle confondait toujours les noms dans les récits d’Edward. Lorsqu’elle se présenta, il parut très anxieux de la conduire au plus vite dans le bureau de son mari, urgence qui la surprit d’autant plus qu’il ne s’y trouvait pas. Une fois refermés les deux battants, il se hâta d’expliquer qu’il allait chercher Miss Brooks, repoussa encore le capiton bordeaux et s’enfuit.

Susan resta plantée au centre de la pièce, masculine, studieuse, où flottaient une poussière transparente et une légère odeur de cigare. Elle effleura du regard la photographie posée sur le bureau, dans son cadre d’argent – Miles y avait l’air sombre et Flora un sourire édenté –, aperçut, de l’autre côté de la rue, des laveurs de carreaux qui piqueniquaient sur un balcon. Miss Brooks entra. Mr Sanders n’était pas là. Il passerait peut-être après le déjeuner. Pouvait-on lui transmettre un message ? Miss Brooks était une femme efficace, brune et sensée. Aujourd’hui, Susan la découvrait hésitante, embarrassée, moins brune d’ailleurs à la lumière du jour que sous les lustres d’Adam Closely, lors de la fête annuelle qu’il donnait pour ses employés. Elle-même savait trop peu pourquoi elle était venue – elle n’insista pas, annonça qu’elle repasserait.