Debout dans la salle à manger, une femme brune d’une trentaine d’années immobilisa le plateau rond. Elle s’appelait Susan Sanders, avait gardé son nom de jeune fille bien qu’elle fût mariée depuis presque quinze ans. Les chèvrefeuilles du papier peint étaient toujours de William Morris. Tante Flora l’avait fait changer dans les années soixante-dix pour son exacte réplique, fidèlement rééditée depuis presque un siècle. C’était à cette époque aussi qu’elle avait installé la cuisine dans l’ancien office et l’avait ouverte, à l’américaine, sur la salle à manger.
Seule dans la maison vide, Susan venait de se résoudre à allumer les lumières et le jardin s’en était trouvé d’un coup obscurci ; un geste, une seconde avaient suffi à éteindre le ciel, au-dehors, à réduire le coucher de soleil à une traînée rose sur les collines.
Susan ferma la porte-fenêtre qui grinça sous ses mains et jeta un coup d’œil vers la cocotte en fonte posée sur le fourneau. Elle contourna le bar et s’en approcha, les narines aux aguets : rien. La pâte rustique, de farine, d’eau et de sel, qu’elle avait tordue en un long congre blanc et coincée entre les bords et le couvercle arrêtait vraiment l’odeur et garantissait le secret mijotant à l’intérieur. Elle n’aimait pas ce silence du ragoût, cette opération enclose qui lui interdisait d’en vérifier la bonne marche.
Tout l’été, elle avait remis le moment d’essayer la recette. Elle avait été seule, le plus souvent, et, même lorsque Nick la rejoignait pour le week-end, ça ne valait pas la peine. Elle en avait testé bien d’autres, patiemment traduites – les mesures françaises transposées au prix d’approximations lucides. Le vieux livre reposait sur le bar, ouvert à la bonne page ; l’encre noire à peine fanée dessinait des arabesques autoritaires et déjà familières qu’on retrouvait sur l’étiquette collée sur la reliure de toile vert pâle : « Madame Robineau » lui avait dicté, par-delà les années, la science exotique des petits farcis et des tourtes aux herbes.
La viande cuisait depuis le début de l’après-midi ; les pommes de terre épluchées attendaient dans la passoire en inox, à côté de l’évier. Susan n’avait pas trouvé de fèves et avait enjolivé les directives de l’inconnue, introduit du gingembre et des clous de girofle. Il était plus de sept heures. Sarah devait arriver la première, avait déjà quitté Londres sans doute. Nick, Mike et les enfants ne seraient pas là avant neuf ou dix heures. Les petits atterrissaient à Heathrow. Un mois sans les voir. Susan s’étonnait que l’imminence de leur retour, le plat de fête préparé en leur honneur ne ressemblent pas à ce qu’elle avait imaginé. Elle savait déjà la collision décevante de leurs bras agrandis, les joues distraites, la fatigue et le dépaysement qui troubleraient leurs retrouvailles. Elle ne s’en plaindrait pas à Sarah, qui inaugurait, de son côté, une séparation plus douloureuse, passait, depuis son divorce, ses premières vacances loin de sa petite fille, partie sur la côte avec son père.
Susan marqua un temps d’arrêt, effleura le livre. Le couvert était mis, l’apéritif prêt sur la table du salon. Elle avait laissé ses cigarettes au premier. Au passage, elle alluma aussi le hall, voulut que sa maison s’offre en brillant au regard de son amie, anticipait la surprise de Sarah, égale à la sienne, quelques mois plus tôt, devant la façade basse cachée dans les roses blanches. Sa maison. Son bureau, qu’elle avait installé dans le petit salon de Flora, au-dessus de la salle à manger. Là aussi, les fenêtres sur trois côtés invitaient le jardin. Au nord, les branches du marronnier s’écrasaient au carreau. Susan était chez elle ici, depuis le début. Elle avait apporté la plupart de ses livres, laissant à Londres les romans, qui avaient presque tous leurs doubles dans les rayonnages de tante Flora. De vieilles éditions, en excellent état. Elle n’aurait qu’à revendre les siennes. Elle avait installé son ordinateur sur la table ovale, face au marronnier, et poussé la méridienne sous la fenêtre qui donnait sur la rivière. N’avait pas touché à l’étole qui reposait sur le dossier, pliée en quatre, une soie blanche très épaisse, bordée de velours rouge.
Ils avaient pris leur décision peu à peu, presque sans s’en parler. Nick n’avait pas de vacances, cette année. Il n’avait pris son poste qu’au mois de mai. Lorsqu’il arrivait le vendredi, il mettait moins de temps en voiture que les autres soirs de la semaine, pour rentrer à Holland Park. Sheldon s’était beaucoup développée depuis l’après-guerre. Il y avait un très bon collège. En vendant l’appartement, ils auraient de quoi payer les taxes de la succession et racheter un pied à terre à Londres dans un quartier central.
Susan attrapa son paquet de Benson et redescendit. Les enfants n’étaient pas enthousiastes. Mais ils le seraient dès qu’ils auraient vu la maison. Ce soir. Lorsque la mosaïque compliquée de leurs tâches et parcours respectifs les aurait tous réunis ici, dans le salon. Susan, seule, en avance sur les autres, désœuvrée, forçait son cerveau à coordonner les gestes simultanés de Sarah, les doigts crispés sur le volant, cherchant la sortie de Sheldon à la lumière des phares ; Nick, regardant discrètement la pendule sur la cheminée de la salle de réunion ; Ned et Eliza, tout bronzés, bouclant leurs ceintures pour le décollage, la Méditerranée obliquant sous leurs ailes ; et puis, prenant le métro pour rejoindre le bureau de Nick, Mike, le nouveau compagnon de Sarah, que Susan ne connaissait pas encore assez pour lui inventer une attitude – chacun d’eux convergeant vers cette minute qui les rassemblerait sur le perron, dans une bousculade affamée. Elle se servit un whisky, alluma une cigarette, regarda quelques minutes dans le vague du jardin une bande de corneilles qui tournoyaient au-dessus de la rivière. La lune s’était levée.