V

 

« Susan Borrington. Mon arrière-grand-mère.

– C’est elle sur la photo ?

– Oui. Un peu après son mariage. Et lui, c’est Edward Sanders.

– On dirait ton père. En plus gros. »

La jeune femme portait une jaquette sombre (le col, les revers, les basques et les manches bordés de motifs géométriques, de fines raies blanches sur l’étoffe noire) et sur ses épaules un renard dont la tête plongeait, dans l’alignement de son bras droit. On distinguait le museau qui se détachait sur la manche. Elle avait gardé ses gants de cuir clair. Ses bras étaient juste assez éloignés de son corps pour que se dessine sa taille sur la toile de fond du photographe ; elle avait les mains jointes, tenait dans la droite un petit agenda. Sous le col de sa veste, un jabot de soie blanche. Sur sa tête, une haute toque de velours froncé, asymétrique, rehaussée, à gauche, d’une grappe artificielle – ou d’un plumage, il y avait des reflets. Elle était très belle, très brune. N’exprimait absolument rien.

« Et là, ce sont ses enfants : mon grand-père et sa sœur, Flora. »

Ils étaient plus jeunes que Ned et Elizabeth. La petite n’avait pas encore ses dents définitives. C’était, à la connaissance de Susan, la seule photo d’elle que Flora ait gardée. Il n’y en avait pas d’autres dans la maison. Peut-être Hilda Markham en avait-elle conservé ?

« Ils n’ont eu que ces deux-là ?

– Oui. Miles et Flora. Drôle d’idée, hein ? Comme dans LeTour d’écrou.

– Comment était-il – ton arrière grand-père, je veux dire ?

– Aucune idée. Sa mère était une suffragette très agitée. Virginia Sanders. Une fille de duc, qui a conduit les premières automobiles. En est morte dans les premières, aussi. J’ai retrouvé ça, regarde, rubrique mondaine : “Deux ladies fauchées par le vingtième siècle”. L’autre était une femme d’ambassadeur. Et puis, il y a un truc drôle, j’ai pensé à toi. Il y avait quelqu’un d’autre, dans la voiture. Elle a survécu. Elle s’appelait Mary Wood…

– Quoi ? Ça, tu aurais pu le dire tout de suite. Tu crois que c’est la même ? »

Susan ne répondit pas. Elle se souvint de son propre étonnement, en lisant la vieille coupure, en regardant la photo insignifiante. Sarah lui avait raconté souvent l’histoire de Mary Wood, qui, plus de quatre-vingts ans après, rôdait dans les mémoires, faisait encore trembler la direction de la Royal Academy, où travaillait son amie.

Début mai 1914, une femme d’un certain âge, drapée d’un manteau rouge, avait traversé les salles du musée, le jour de l’inauguration de l’exposition du printemps. Dans la troisième, elle s’était arrêtée, avait sorti de dessous son manteau un hachoir à viande, en avait fracassé le portrait d’Henry James par Sargent, un tableau évalué sept cent livres.

Elle l’avait touché à la tête, deux fois, et à l’épaule, puis brisé les lunettes d’un visiteur qui la protégeait des gardiennes. Conduite au commissariat, Mary Wood avait déclaré ignorer tout de sa victime. C’était le prix exorbitant de l’œuvre qu’elle attaquait, une somme qu’aucune femme peintre, disait-elle, ne recevrait jamais ; elle avait agi pour « montrer aux gens que ni leur propriété ni leurs trésors artistiques ne seraient en sûreté aussi longtemps qu’on n’accorderait pas aux femmes les droits politiques ». A chaque fois qu’elle récriminait contre ses collègues, Sarah invoquait le fantôme de la suffragette.

« J’y ai pensé aussi. Si tu veux, je te ferai une photocopie de l’article.

– Et ça, c’est quoi ? »

Le bristol cerné de noir tomba sur les genoux de Susan. « Les regrets… Adam Closely et sa famille… Amanda… trentième année… enfin trouvé le repos. »

Susan s’était longtemps demandé qui était Amanda. Closely, c’était le nom de l’étude, autrefois. Et puis, elle avait trouvé un vieux numéro du Times, caché dans une partition jaunie des Scènes d’enfants de Schumann, sur le piano. Elle avait défait les pages friables comme des pelures d’oignon, trouvé dans le carnet l’annonce des fiançailles d’Edward Sanders et Amanda Closely. Août mille huit cent quatre-vingt-quinze.

Il fallait reconstituer une histoire. Sarah était son premier public. Elle s’était éloignée en l’écoutant et regardait le jardin perdu dans l’ombre. A travers la fumée de sa cigarette, sans se retourner, elle demanda quel genre de vie ils avaient pu mener. Susan avait des fragments de réponse.

« Il y a tous les agendas de Susan Sanders, jusqu’au dernier, celui de 1947. Elle est morte en novembre 1946, mais elle avait déjà acheté la recharge suivante. Ça, c’est l’étui de cuir dans lequel elle les installait. Le même que sur la photo. Pourtant, il n’y a presque rien d’écrit dedans. Avant son mariage, elle vivait à Londres, apparemment. Elle déjeunait avec une Phyllis et une Isadora dans un endroit qui s’appelait Rosie’s Cakes. Au moins une fois par semaine. Elle sortait beaucoup. Mais à partir de quatre-vingt-dix-neuf, presque plus rien : les dates de ses départs pour la Provence, de ses retours. Tiens, au fait, regarde ce qu’on va boire ce soir. »

Susan se leva, traversa le hall, disparut dans la salle à manger et revint, une bouteille à la main. Sarah se retourna, quitta la fenêtre et les deux femmes s’assirent côte à côte sur le canapé.

« Tu es folle ! Tu as vu la date ? Ça doit valoir des millions.

– Pas sûr. Il y en a plein la cave. On en a essayé tous les week-ends avec Nick. La plupart étaient complètement passés. Mais celui-là, c’est spécial. Le seul vrai bon vignoble, près de Nice, un Bellet. 1903. Quitte ou double. Mais il ne faut surtout pas la déboucher à l’avance.

– Alors ressers-moi un whisky. »

Susan en versa dans leurs deux verres et poussa vers Sarah la pile d’agendas. « Rien, sauf en 1911. Elle a noté deux rendez-vous le même jour. Le soir, bal chez les Porter. Le matin, Asquith, souligné deux fois. C’était le mercredi 23 juillet. Un jour faste.

– Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire avec cet Asquith ?

– Je ne sais même pas si c’est un nom de personne ou de lieu. Mais ça n’est pas fini. Toujours le même mercredi 23 juillet, son mari a reçu un télégramme, regarde, reprit-elle en éparpillant ses trouvailles : “Contretemps déplaisant – stop – affaire Trant – stop – inutile de venir – stop – préférable rester chez vous – stop.” Signé : Adam Closely. Je me demande ce qu’un juriste victorien pouvait entendre par “contretemps déplaisant”. Le pire, sans doute. Un mercredi dramatique. A moins que tout ait commencé la veille. Tout aurait pu commencer la veille.

– Tu as entendu ? » l’interrompit Sarah.

Dehors, des faisceaux lumineux glissaient sur les buissons de roses. Puis les portières claquèrent. L’agneau serait bientôt cuit. Sous sa couronne de pâte, le secret mijotait. Susan sortit en courant sur le perron. « Combien de temps, s’écria-t-elle dans le noir du jardin, combien de temps avez-vous mis ? »