La mort de Roland Barthes, le 26 mars 1980, a été un choc considérable pour moi, et c’est quelque chose qui dure, qui ne s’en va pas. Un mot dont il avait horreur, pour ce qui lui est arrivé de façon déchirante – la mort de sa mère –, est le mot « deuil ». Journal de deuil, c’est un beau titre, mais ce n’est pas de deuil qu’il s’agit. C’est ce qu’il a appelé, d’un mot auquel il a redonné toute sa force, le « chagrin ». Le chagrin, c’est tout à fait autre chose que le deuil – lequel dure, selon les profils psychanalytiques, deux ans, etc. Ce chagrin, je l’éprouve encore aujourd’hui. Avec la même intensité qu’autrefois. Chagrin d’abord que cet accident ait été recouvert, dans les informations que j’en ai eu immédiatement, d’une opacité considérable. Il ne fallait pratiquement pas que ce fût un accident mortel. Je revois, je réentends François Wahl disant : « Mais non, c’est un petit accident, il va s’en sortir, il va très bien. » Est-ce que c’était le déjeuner avec François Mitterrand, le futur président de la République l’année d’après, qui a suscité une telle dissimulation ? « Ce n’est rien » ! Comme si Mitterrand avait jeté un mauvais œil sur Barthes. J’ai fini par avoir l’information comme quoi il allait mal, très mal – à l’agonie –, et j’ai juste eu le temps avec Julia Kristeva de lui serrer les mains. Il nous a reconnus, tout en disant « merci ». On lui a dit qu’on l’aimait. Mais c’était la fin. J’ai toujours trouvé ça bizarre parce que ce qui nous manque, c’est un discours de Barthes sur Mitterrand, une « mythologie » de ce futur président de la gauche. Donc, les présidents de la République passent mais nous n’avons pas le récit de Barthes au sujet de ce déjeuner – son récit.

Et puisque j’en suis aux présidents de la République, je mentionnerai quand même que lorsque Julia Kristeva a été décorée par Nicolas Sarkozy, tout à coup, il lui a dit qu’elle avait été amie avec Roland Barthez (sic). Il y a eu un rire dans l’assistance, aussitôt comprimé. C’était quand même un lapsus qui dépeint, d’après moi, la situation de dégradation continue de la vie politique française et le sentiment que j’ai qu’il faudrait tout recommencer.

 

Donc, ce manque de Barthes, ça tient tout simplement à sa manière d’être, à son corps. Il pouvait jouer du piano, le dessin lui venait sous la main d’une façon tout à fait spontanée, sa graphie – c’était un plaisir de voir son écriture bleue, sa façon d’écrire –, sa voix, le timbre de sa voix, sa diction... Où en sommes-nous avec les voix ? Qui a encore une voix ? Il y en a deux, pour moi, évidentes, c’est Lacan quand il commençait à improviser (comme il pensait en parlant, le fait de parler lui donnait à penser), et Barthes : il se met à écrire mais finalement ça lui vient parce qu’il se met à écrire. Tout ça ce sont des voix, c’est-à-dire quelque chose d’inspiré qui passe par un certain souffle, par une certaine difficulté chez lui, en raison de la maladie surmontée de façon très difficile. Ce qu’on entend, c’est un détachement très bizarre qui est dû à tout cela.

 

Le premier texte que Barthes me consacre date de 1965, dans la revue Critique, au sujet du livre qui s’appelle Drame. Ça fait donc cinquante ans. Est-ce que la situation littéraire d’aujourd’hui est en progrès par rapport au désert de cette époque ? Barthes est plus actuel et précis que jamais et je vais faire de lui un éloge politique, car c’est comme ça qu’il a toujours perçu le fondement de son existence, à savoir que la littérature permet un regard tout à fait particulier sur la politique. On peut en prendre pour preuve le très beau texte de jeunesse sur le Criton de Platon, où il imagine un Socrate qui ne se suicide pas – ça aurait pu se passer autrement après tout, on n’est pas obligé de se suicider, d’obéir aux lois de la cité, de prendre sur soi le sacrifice. En 1934, il a dix-neuf ans, il se trouve au lycée Louis-le-Grand et c’est le moment où, dit-il, il fonde une petite revue littéraire – ce n’est pas une revue littéraire mais un « groupe de défense républicaine antifasciste appelé DRAF, que nous fondions pour nous défendre contre les arrogances des jeunesses “patriotes” majoritaires en classe de philo ». Où en sommes-nous aujourd’hui, en 2015 ?

 

Barthes : politique à travers la littérature. La littérature permet de dire plutôt juste, vrai, sur la politique. Pourquoi ? Eh bien c’est tout le travail immédiat de Barthes : comment éviter la stéréotypie, le cliché ? Le monde ment, la marchandise ment. Déjà, Mythologies (qui serait à refaire d’ailleurs, parce qu’il ne vieillira pas dans l’intention ; il faudrait écrire les Mythologies d’aujourd’hui). En 1957, auteur à peine connu, Barthes publie donc un petit livre drôle et froid, insolite, insolent, corrosif, Mythologies. Son but est de décrire à distance, pour mieux la neutraliser, la comédie sociale. La méthode n’est pas très différente d’un voyage de Gulliver, sauf que les Lilliputiens, ici, sont prisonniers de croyances spontanées et de superstitions qui sont, peut-être, toujours les nôtres. On pensera que tout cela est loin, tant nous avons vécu de transformations et de mutations. Mais non. Prenons un exemple concret : le poujadisme. Une grimace permanente, spécifiquement française, encore et toujours à l’œuvre. Et pour le reste, critique littéraire, magazines et hebdomadaires (Elle, Paris Match, etc.), légendes et icônes, spectacles en tout genre : tout se tient, et nous découvrons que nous vivons dans un ordre qui se dit naturel mais qui, dans chacune de ses parties, est puissamment voulu. Pas de grands mots, cependant, chez Barthes ; pas d’anathème, de prédication, de dénonciation : toute la force de la démonstration est dans la description apparemment neutre. Il est humiliant, pour une société, d’être ainsi révélée à elle-même, le plus grand affront qu’on puisse lui faire étant de lui communiquer qu’on ne la croit pas. Barthes aura donc, d’emblée, mauvaise réputation. Il y a le mensonge de l’illusion, il y a le mensonge partout, et Barthes est le premier à sentir venir l’ère du Spectacle. Il faudrait quand même s’en rendre compte. Ce sont des textes absolument fondateurs : la société est un spectacle et la politique aussi, où tout le monde ment le plus souvent, avec les mots qui reviennent, c’est-à-dire : l’idéologie qui imprègne tout – qu’il faut savoir retourner, décrire – et ce qu’il appelle la « poisse » – très joli mot –, ce qui pèse, ce qui englue, ce qui ralentit, ce qui fait qu’il y a trop de bruits. Et il y a surtout le « babil » – magnifique invention, la tour de Babel, la tour de Babil. Il y a du bavardage déjà de son temps, alors que dire d’aujourd’hui ! C’est à la puissance dix mille !

 

La poisse, le nihilisme, toute une manière de se dérober à la réalité, tout simplement. Ce sont des drogues massives. Je suis très content que, dans une lettre, il me décerne le titre de « grande drogue facilitante ». Il est vrai que nous avions des vies tout à fait différentes. Ce qu’il a repéré chez moi tout de suite, c’est que j’avais commencé très tôt à avoir une vie très libre et très agitée, alors que lui, c’est quelque chose qui l’a rattrapé sur la fin, de façon assez terrible, il faut bien le dire.

Tome V des Œuvres complètes, page 570, un peu de politique tout de suite parce que je crois que c’est nécessaire aujourd’hui. Nous sommes en 1978 et c’est d’autant plus intéressant que c’est une interview pour le magazine Elle, qui n’est pas sans avoir été évoqué de façon extrêmement grinçante dans Mythologies et, comme tous les magazines d’ailleurs, serait à réévoquer d’une façon encore plus grinçante dans une nouvelle série de mythologies. Au passage, avant de lire ce qui a trait à la situation en 1978 – on va voir qu’on est comme aujourd’hui –, parlons du Monde. Le Monde, comme vous le savez, a fait une campagne absolument frénétique contre le Sur Racine de Roland Barthes, en défendant son champion qui n’était autre que M. Picard. C’est « l’affaire Picard », c’est « l’affaire Sur Racine ». Si on relit les témoignages de l’époque, ils sont hallucinants ! C’est ni plus ni moins que de demander la mort de quelqu’un, et qu’on le décapite, et que ça aille plus vite que ça, et qu’est-ce qu’il vient nous déranger dans nos habitudes... Nous ne sommes pas du tout en 1968, quand il y a eu des désordres dans une université qui ne demandait qu’à exploser puisqu’elle était à ce point bétonnée, comme l’affaire Racine l’a prouvé. C’est extraordinaire de violence. S’ensuit une longue campagne de presse, qui est quand même étonnamment acharnée. C’est vraiment la guerre, tout de suite. D’ailleurs, la littérature, c’est la guerre. Qu’est-ce que c’est d’autre ? Qu’on me l’explique. Barthes en avait tout à fait conscience. La littérature, c’est la guerre.

 

En 1978, voici donc ce que dit Roland Barthes : « L’avenir ne se prédit jamais à l’état pur. Mais toute lecture du présent laisse, en effet, escompter des lendemains pénétrés de craintes et de menaces. L’antisémitisme latent, comme tout racisme dans chaque pays, chaque civilisation, chaque mentalité, est toujours vivant dans l’idéologie petite-bourgeoise. En France, il n’est heureusement pas soutenu par des décisions politiques d’envergure. Mais la tentation antisémite et raciste est présente dans la presse et les conversations. Le fait qu’elle soit une réalité au niveau idéologique oblige les intellectuels à une grande vigilance. Ils ont là un rôle positif à jouer. [...] Je crois qu’en face de tous ces dangers, le juste, c’est-à-dire l’espoir, est toujours du côté des marges. » On notera au passage que l’espoir comme définition de la justesse, c’est étonnant et intéressant.

Mais ce qui est emblématique, c’est l’idée du combat à la mesure individuelle. Personne n’aura été moins grégaire, moins communautariste que Barthes. Il y a les amis, il y a un cercle d’amis, et il y a parfois un élu qui a droit à un tête-à-tête, tout en n’étant pas dans le même mode de vie, ni avec les mêmes tendances à jouir de son corps. Je suis au fond le seul hétérosexuel qui ait eu à ce point le bénéfice de représenter quelque chose pour Barthes. Je n’ai pas dit qu’il n’avait pas eu d’autres amis hétérosexuels bien entendu, mais au point où nous en sommes d’une massification communautariste, je voudrais vous rappeler quand même le début de Sollers écrivain (tome V, page 582) – c’est important pour aujourd’hui, compte tenu du fait que c’est écrit en 1979, le 6 janvier : « [...] l’écrivain est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de Maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix [...]. » Ça, c’est quand même très net ! Très bien écrit, d’abord, comme tout ce qu’il fait. La singularité, voilà ce qu’il recherche.

 

Je nous revois, Julia Kristeva et moi, dans la cour de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, on venait de lui dire adieu et nous étions vraiment écrasés de chagrin. Roland aimait beaucoup Julia, comme le prouve un texte magnifique qu’il a écrit sur elle à un moment où elle était absolument blacklistée, qui s’appelle « L’étrangère ». Et elle m’a dit – elle est devenue depuis une très bonne psychanalyste : « Au fond, il est allé rejoindre sa mère. » Le chagrin des derniers temps de Barthes, lorsque personne ne comprenait son chagrin ! Là, il se rend compte que l’être humain est brutal, qu’il manque d’imagination. « Oui, bon, bien, votre mère est morte, et alors ? On ne va pas y passer trois siècles. » C’est-à-dire qu’il y a sur la mort, le trou que ça représente dans sa vie, des choses absolument bouleversantes. Il rentrait, il était marié à son écriture, mais d’abord à sa mère. C’est là où nous sommes rejoints par Proust, comme lui l’aura été, car c’est tardif cette passion pour Proust. Il faut lire ou relire ce prodigieux document de Céleste Albaret qui vient d’être republié, intitulé Monsieur Proust, où cette jeune paysanne entrée au service de Proust lui dit un jour avec innocence : « Mais pourquoi ne vous êtes-vous jamais marié, monsieur ? » Et il répond : « Mais parce que j’aurais dû trouver une femme qui m’eût compris, comme maman. J’aurais dû vous épouser. – Oh, monsieur ! » C’est émouvant.

Proust rentre très tard, il faut lui servir – deux coups de sonnette, ah ! – le petit déjeuner, un café, pas n’importe quel café ! Il faut porter le courrier à 6 heures de l’après-midi parce que Monsieur Proust rentre parfois à 2 ou 3 heures du matin. Il faut écouter l’ascenseur parce qu’il n’a pas de clé sur lui. Et puis le mari, elle a une fille avec Odilon, le taxi qui passe son temps à attendre. C’est soit le Ritz pour dîner ou quand il faut aller vérifier un détail de robe, obtenir des confidences. Ou alors c’est le bordel pour hommes. Et là, l’histoire de la mère dans Journal de deuil, je crois que c’est le seul témoignage, à part celui de Proust, c’est le plus saisissant. Le fantôme de Roland, c’était ça : mon seul soutien vient de mourir, je vais commencer – La Vita nuova, etc. C’est là où l’on rejoint bizarrement Dante et cette espèce de « vie nouvelle » sur fond de tristesse. À ce titre, les Soirées de Paris sont d’ailleurs passionnantes. Je ne suis pas sûr qu’il fallait publier Incidents, mais bon, ça c’est la décision de l’éditeur... J’ai vu ça en Chine aussi : on sentait qu’il était vraiment perdu... qu’il lui fallait se raccrocher. Rien n’est plus pénible, à mon avis, que de devoir se raccrocher à la sexualité. Il vaut mieux commencer très tôt plutôt que d’être rejoint par ce côté un peu maniaque – quand même, il faut bien l’appeler comme ça – qui fait qu’on va de déception en déception. Le Flore, Gide, les ceci les cela, gigolos, patati, patata... Le Drugstore. Vous savez, c’est quand même de la prostitution assez triste... Pourquoi pas ? Il est tout de même préférable d’être expert en prostitution très tôt – comme je l’ai été à vingt ans puisque j’ai obtenu mon diplôme à Barcelone dans la calle d’Avinyó, rendue célèbre par Picasso.

 

Barthes est donc, jusqu’au bout, arc-bouté face à la crainte du grand dégoût. Et il a tort, parce qu’il ne se rend pas compte que ce qu’il a fait est considérable. Il a raison de ne pas en tenir compte d’ailleurs, de vouloir recommencer. Mais bon, la mort veillait. Voilà pourquoi je trouve ça si déchirant. C’est que je ne suis pas sûr qu’il ait été convaincu d’avoir été un très grand écrivain, avec une œuvre remarquable. Parce que, d’une part, personne ne devait lui en parler – ni le lire vraiment –, pas plus que de son chagrin, et donc lorsqu’il parle de la « solitude de l’écrivain », c’est très gentil parce qu’il s’agit de moi, mais moi, je fais la guerre, c’est tout à fait différent. D’ailleurs, il acceptait ce tempérament, ce tempo. « Oui, Sollers, il exagère, enfin, et Mao et tout ça, eh, la barbe ! » On aurait dû se brouiller dix fois ! Or, pas du tout. Je crois qu’il aimait connaître quelqu’un de très engagé, et il ne faut pas oublier non plus que Sartre revient à la fin de sa vie, avec L’Imaginaire.

 

Il est évident qu’on a réalisé les choses absolument pas dans le sens des temps modernes, parce qu’il y avait autre chose à faire : la marche vers la littérature comme pensée, comme salut au sens métaphysique – le dernier texte est sur Stendhal comme vous le savez. Ou cela, aussi : le 28 août 1978, il cite Chateaubriand : les « Français démocratiquement amoureux du niveau ». Y a-t-il encore un niveau, aujourd’hui ? Et il ajoute cette phrase étonnante : « Ce qui me paraît le plus éloigné d’eux, le plus antipathique à mon chagrin : la lecture du journal Le Monde et de ses manières aigres et informées. » Ça s’appelle savoir écrire.

Il y a une unicité de son expérience dont il va découvrir de plus en plus, en faisant des langages son sujet, son rêve, son horizon, que cela a peut-être à voir avec un roman – pourquoi pas –, une vie nouvelle, ou du moins son fantasme. La Vita nuova : Dante est là, dès le début, dans le texte qu’il me consacre, et le mythe d’Orphée où il associe mon nom d’une façon tout à fait étonnante reste pour lui quelque chose de souverainement désirable. L’orphisme. Ça fait débat, Orphée, mais il faisait rouler les pierres, il mouvementait la nature, etc. Donc il y a Dante, il y a Orphée, tout un fond mythologique : Barthes est quelqu’un qui a beaucoup lu. Tout lu. « Soirées de Paris », à peine a-t-on dîné, il rentre, il lit Chateaubriand. Le Michelet est un livre excellent, il faudrait le relire. Le Racine, quelle violence d’accueil ! Pourquoi ? « Pourquoi, dit-il, le sens multiple met-il en danger la parole autour du livre ? Et pourquoi, encore une fois, aujourd’hui ? » Et aujourd’hui par rapport à cet « aujourd’hui » ? C’est toujours pareil, c’est même pire ! Trouvez-moi des gens qui savent lire, maintenant, et là, c’est la stupeur.

 

À propos de Dante, il y a aussi l’opposition entre guelfes et gibelins... Je suis guelfe blanc, un des rares catholiques – je n’ai pas besoin de faire des efforts – que Barthes, protestant, ait pu supporter dans sa vie. D’ailleurs, à ce sujet, un petit détour. Il faut se rappeler, dans La Chambre claire : le repérage du « punctum » d’une photographie. Une photographie a fait scandale à l’époque, celle où Jean-Paul II me bénit, à titre militaire, bien sûr, sur la place Saint-Pierre de Rome. Le « punctum » de la photo ce n’est pas que ce soit avec Jean-Paul II, en 2000, c’est tout simplement que je lui offre un livre. Barthes aurait vu le livre ; personne ne l’a vu. C’était le livre que je venais de publier sur La Divine Comédie de Dante, et pour lequel j’ai reçu la bénédiction apostolique. Plus guelfe blanc que moi, tu meurs. C’était le parti de Dante. Il a dû s’exiler pour cette raison.

Voyez ce texte, très beau d’ailleurs, qui s’appelle « La Lumière du Sud-Ouest ». C’est Bayonne, c’est l’Adour, moi je suis de Bordeaux, enfin... Évidemment, Bordeaux, c’est plus important que Bayonne, mais bon... C’est comme Rome, qui est plus intéressante à l’époque que Paris puisque Montaigne lui-même se déplace pour savoir si les classiques latins et grecs sont bien conservés là-bas. Ils l’étaient par Grégoire XIII, pape sublime dont vous appliquez le calendrier, parce que vous êtes obligés de signer de la date qu’il a dite, voilà ! Gibelin, ça voulait dire qu’il n’était pas catholique, tout simplement. Personne n’est parfait ! Comme ça traverse toute l’histoire de l’Occident à partir des crises diverses du christianisme, et le monde entier, on ne va pas s’attarder là-dessus. Au fond, c’est un thème jacobin modéré. Barthes n’allait pas jusqu’au fanatisme ; la preuve, c’est qu’on a eu une amitié guelfe-gibelin. À vrai dire, on ne parlait presque jamais de ces questions-là.

 

Le tempérament de Barthes est tempéré, au sens du clavier bien tempéré, mais attention, ce n’est pas de la tempérance. Il y a une vraie violence chez lui, une violence politique, encore une fois.

La violence de Barthes s’exprime à plusieurs reprises. D’abord, quand il défend Vilar, représentant le Dom Juan de Molière : il y a un éloge de l’athéisme, qui est son cas, au fond. Enfin, y a-t-il du sacré ? Il y a un texte contre le Versailles de Sacha Guitry, qui est absolument une merveille. Une merveille de descente ! L’ensemble des textes sur le théâtre est souvent très offensif. « Ça ne vaut rien », etc. Eh bien, il faut faire une revue ! Voilà ce qu’on s’est dit. Il fallait prendre des risques à l’époque, pour lui. Ce n’était pas du tout évident. Ce n’était pas évident pour Foucault, ce n’était pas évident pour Lacan, ce n’était pas évident pour Derrida, ce n’était évident pour personne !

Le Sur Racine sort dans la collection « Pierres vives », brusquement la Sorbonne se réveille et découvre qu’il y a des terroristes dans la nature, sur le point de nous abîmer Racine. Et à ce moment-là le Seuil le laisse tomber. Alors, qu’est-ce qu’il a pensé à partir du Sur Racine et de l’hostilité fabuleuse dont il était devenu l’objet ? Qu’il fallait trouver un éditeur ! Et cet éditeur, ça a été moi. Pourquoi ? Parce que j’étais là et qu’on pouvait parler sans arrêt, interminablement, au Falstaff, le soir, en dînant, de littérature. Il a senti tout ça, il a eu besoin d’un lecteur et par conséquent d’un éditeur. Moi, je m’en fous, je me publie moi-même, j’ai compris ça depuis longtemps, que si je ne me publiais pas moi-même, je risquais de ne plus l’être. C’est comme le médiatique en général : il faut saisir le moment stratégique, ou il faut s’en servir, quitte à avoir une réputation complètement falsifiée et que ça porte atteinte au fait qu’on soit lu : on ne serait pas lu de toute façon, donc pourquoi se priver ? « Pendant ce temps-là », comme on dit dans les films muets, Zorro est ailleurs ! Pendant ce temps-là ! On peut avoir plusieurs identités simultanées. Moi, ça m’est facile, j’ai un tempérament qui peut intégrer cette pluralité, mais pour Roland, c’était difficile... Le Collège de France, il y croyait sans y croire tout en y croyant... pas. Élu à une seule voix, au retour de Chine, etc., attention. Mais c’était une grande victoire sur le social. La France est un pays d’institutions, il ne faut pas l’oublier.

 

Avec Sur Racine, Barthes en a vraiment pris plein la figure, il n’y a pas d’autres mots ! Et lui, c’était en quelque sorte un pachyderme, mais il était aussi très sensible. Ensuite il a décidé de répliquer avec Critique et Vérité. Il y a des moments où il faut être là. Exemple, Lacan en 1969 : il est viré de l’École normale supérieure, les CRS l’arme au pied. Il me dit « Salut, Sollers », je lui dis « Oui, oui ». Il m’aimait bien. Il y avait quelques gauchistes, on envahit le bureau de Flacelière, directeur de l’École. J’ai toujours gardé le papier à lettres que j’ai chouravé ce jour-là, je peux vous envoyer des lettres sur en-tête de l’École normale supérieure. Il n’y avait strictement aucun soutien. J’étais avec Lacan, je portais les valises de Lacan. On téléphonait partout pour avoir des soutiens. Rien. Mme Escoffier-Lambiotte du Monde (revoilà Le Monde) : refus. On téléphonait. Rien. Il fallait quand même un texte, un truc. On ne fait pas venir la maréchaussée – qui est amassée pour un oui ou pour un non, hein, on est dans la foulée de 68 – comme ça. Tout à coup, Lacan dit : « On va aller voir Françoise Giroud. » J’ignorais totalement qu’elle avait été sur son divan dans une période délicate pour elle. On arrive. Femme très charmante, décolleté un peu ouvert. Elle reçoit dans la salle à manger de L’Express, Lacan fait son numéro. La semaine d’après, un article sur Lacan. C’est pas la guerre, ça ? J’étais à cent mille lieues de penser qu’on allait trouver du soutien dans un journal qui, allergique, continuait à cracher sur toute l’intelligentsia française, avec Rinaldi, etc. Ça a duré pendant des années : obscurantisme têtu, forcené, et puis, bien sûr, Académie française.

 

Il y avait Jean Cayrol, très sensible, qui faisait partie de notre géographie commune et que le Seuil a un peu traité comme sa propre conscience. Il faut se rappeler, Jeune France, tout ça, Le Monde, Uriage, quand même... C’était là, hein. Il y avait Esprit, le terrifiant Domenach avec son béret, non, attention, ne touchons pas à tout ça. Avec Roland, on en riait. Ce n’était pas son genre : de droite, il ne l’était pas, et de gauche, catholique de gauche, encore moins ! Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’il ait été si démocrate que ça. Nietzsche rôdait. Et c’est pour ça qu’à mon avis c’est intéressant politiquement, de façon subversive. On lui demande s’il est subversif, il dit oui, euh non, mais finalement oui. Ça le taraudait. Anarchiste, au fond.

 

Donc, Critique et Vérité. On a dû en parler beaucoup. Barthes en avait marre. Il faut relire les insultes, il faudrait les reproduire. Ça vaut le coup, comme petit supplément ou annexe. Parce que le ton, c’est l’appel au meurtre, carrément : « Qu’on lui coupe la tête ! » L’image de la guillotine revient d’ailleurs plusieurs fois. Ce qui me conforte dans l’idée qu’on n’a jamais bien analysé le fascisme français, probablement beaucoup plus virulent qu’on ne se permet de le croire, comme tout est en train de le démontrer pas à pas. D’où mon slogan, en guérilla : « La France moisie ». Comme cocktail Molotov, c’est retweeté tout le temps. Je n’ai écrit que ça dans ma vie, trois pages. Ça a exactement quinze ans. À la une du Monde. Qu’est-ce que j’ai pris le lendemain !

Le premier livre qu’il publie dans la collection « Tel Quel », c’est donc Critique et Vérité. Il cherche un lieu de guerre. Parce que faire la guerre tout seul, c’est bien beau, mais ça risque d’être assez limité, comme l’ont prouvé plusieurs grands généraux qui ont été obligés de se suicider avant d’avoir pu progresser. Ou alors, ça peut déboucher aussi sur des passions tristes. Il cherchait un lieu de combativité. Il n’était pas toujours d’accord avec nous, bien sûr ! Mais enfin, dans la collection, il y a tous ces titres, dont le Sade, Fourier, Loyola, un des plus beaux.

 

La première fois que j’ai vu Barthes, il était venu écouter une intervention de Ponge, dont j’étais un très grand ami. Il est venu, je pense, par intérêt pour ce que Ponge disait du langage, probablement aussi en se souvenant du grand texte de Sartre dans Situations, précisément sur Ponge. On s’est à peine vus à ce moment-là. Et puis, assez vite, on s’est rencontrés à nouveau, on a parlé, etc. Ça s’est fait tout simplement. Il suffisait de parler un peu... Il savait observer. On le voit dans toutes ses notes relatives à la façon qu’il a de percevoir les gens, leurs gestes, leurs demi-mensonges, leurs fautes de goût, leur vulgarité pas forcément apparente, etc.

Bien sûr je l’avais déjà lu auparavant, les Mythologies, Le Degré zéro de l’écriture, ça me plaisait beaucoup. Le portrait de l’abbé Pierre est absolument époustouflant. Tous les tics mythiques de l’époque sont repérés. Il faudrait le refaire tous les jours, mais enfin, est-ce que vous vous rendez compte de l’amplitude à couvrir ? Combien de chaînes de télévision, de radio, etc. Explosion ! Il faut voir l’époque où tout ça s’écrit : il y avait très peu de choses, il y avait quelques lieux de pouvoir. Il y avait, par exemple, le Parti communiste français, la façon dont André Stil écrivait ses romans, il y avait les journaux féminins qui commençaient à percer, parce qu’il y avait de la publicité, l’argent, etc. Il y avait la mode, et tous ces lieux qu’il a très bien repérés.

C’est sa période marxiste. J’insiste, parce que aujourd’hui c’est un peu comme si Marx n’avait jamais existé. Roland Barthes n’était pas spécialiste de Marx, il a lu les textes... Il sentait la lutte des classes de manière très impressionnante. Qu’est-ce que la France, sinon le pays de la lutte des classes ? La Lutte de classes en France de Marx, il faut relire ça, c’est d’actualité. Barthes perçoit tout de suite que la classe qu’on va ensuite appeler « moyenne » et qu’il appelle, lui, la petite-bourgeoisie, est très dangereuse. Pourquoi ? Parce qu’elle se rallie, finalement, au fascisme. La déclaration « La langue est fasciste » a fait sensation, mais là, il faut bien voir ce qu’il veut dire. Ce qu’il veut dire, c’est que l’être humain, en tant qu’il parle, est potentiellement fasciste. Ça, vous n’allez le faire accepter à personne ! Et pourtant, c’est absolument palpable. Palpable, vérifiable. Il avait très peur de ça, d’où la recherche du maximum de silence, de dégagement : le zen. C’est un fantasme, très langagier ou zen, très rapide, éclair. Le Japon, la leçon asiatique. Pour comprendre ça, il faudrait avoir dans les mains un rouleau chinois ou japonais, et le lire, de haut en bas et de droite à gauche. C’est par exemple un poème magnifique, voilà. Sauf que c’est sans repentir, calligraphiquement. Ça intéressait beaucoup Roland. Si vous avez loupé votre calligraphie, elle est foutue, il faut la jeter et en recommencer une autre.

 

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Un événement majeur dans la vie et l’œuvre de Barthes, c’est en 1970 L’Empire des signes, le Japon. On a failli se brouiller en Chine à cause du fait qu’il était pressé de retourner au Japon alors que moi, c’est la Chine qui m’intéresse, mais bon, on n’allait pas se fâcher là-dessus. C’est un titre qui lui convient parfaitement, L’Empire des signes. L’empire des sens, c’est l’empire des signes. Il n’y a pas de différence entre la façon de percevoir, de ressentir, d’envisager, de deviner et la façon de faire des gestes ou de se comporter d’une certaine manière, et déchiffrer. C’est peut-être son plus beau livre. Celui où il en dit le plus, sur le bunraku, c’est-à-dire la façon dont il arrive à avoir une transposition de son expérience par le théâtre. Ne jamais oublier que Barthes est quelqu’un qui a aimé Brecht. Et quelque chose pour lui d’essentiel, très tôt, c’est la distanciation : je vois quelque chose mais je vois une distanciation. C’est ça qui lui a plu dans Drame. Il voit quelqu’un qui, tout à coup, fait du langage son sujet – très tabou – qui ne fait pas semblant d’écrire (parce que ça c’est du cinéma – déjà !) mais qui réfléchit sur le fait qu’il est en train d’écrire, en train de dire qu’il écrit. Voilà. Et qu’est-ce que ça fait comme expérience sensible, en quoi ça transforme la vie ? Donc, le bunraku, c’est extraordinairement important, et le haïku bien sûr, qui ouvre sur son interrogation qui va se perpétuer, sans cesse. C’est-à-dire le haïku et le zen. En chinois, c’est Chan. Le chinois est plus ancien. Subversion entre la salle et la scène. Subversion du spectacle en tant qu’il est montré comme tel. Les gens veulent de l’authenticité, vous comprenez, c’est-à-dire ce que Barthes ne cesse de vomir, et tout simplement, le mot qu’il emploie surabondamment : l’hystérie. Il n’y a pas de condamnation plus énergique, plus constante, plus acharnée de l’hystérie que chez Barthes. Vous imaginez ce qu’il aurait pu écrire sur le centenaire de Marguerite Duras ! Le triomphe de l’hystérie... C’est très constant, la menace gesticulatoire, sociale, politique. Je n’ai pas besoin de vous donner d’exemple du XXe siècle. C’est l’hystérie. C’est la poisse, mais l’hystérie surtout, tout le temps. Or là, c’est le contraire : le détachement, le non-vouloir-saisir. « Avec le Bunraku, les sources du théâtre sont exposées dans leur vide. Ce qui est expulsé de la scène, c’est l’hystérie, c’est-à-dire le théâtre lui-même [...] » (L’Empire des signes, p. 85). Les haïkus aussi, ça lui parle, parce que peu de mots, beaucoup de sens. La concision. Savoir dire beaucoup avec très peu. Le français est fait pour ça, en fait, si on sait l’écouter, le parler, le vivre, le sentir, le palper. C’est la concision même. C’est trois vers de Bashô, cité dans cette édition :

Comme il est admirable

Celui qui ne pense pas : « La vie est éphémère »

En voyant un éclair !

Je n’ai pas grand-chose à ajouter. Ça peut se penser. Le vide, la soudaineté, la fulgurance, la concision, l’ordre et la méditation. « Lorsque tu marches, contente-toi de marcher, quand tu es assis, contente-toi d’être assis. Mais surtout, ne tergiverse pas. » Barthes a toujours cherché de ce côté-là. C’est ce qu’il va appeler le « neutre ». Mais aussi le « non-vouloir-saisir ». Le non-vouloir-saisir est très important, cela tient à son expérience de malheur amoureux, mais qui est en même temps voluptueusement vécu, très intensivement vécu...

Oui, il faudrait ne pas vouloir saisir ! Vouloir saisir : la prédation, la domination, le fait que l’autre doit être sous mon contrôle. Il est sous mon contrôle tout le temps puisque j’attends de lui sans cesse qu’il vienne, qu’il ne vienne pas, etc. Que de déceptions, qui vont le mener petit à petit – ça je l’ai vu dans ses dernières années – tout proche du grand dégoût, bien que lecteur de Nietzsche, comme peu l’auront été, toute sa vie ! Il a peur d’arriver au grand dégoût. À la grande lassitude, d’abord, puis au grand dégoût. Combien de fois j’ai entendu Roland se plaindre d’être assommé de demandes, de babils, de bavardages, de choses à faire. Recommencer toujours les conférences, les préfaces, le cours au Collège de France, etc. Quelle barbe ! Et puis la demande, la demande, la demande... Voilà « le grand dégoût ». L’époque, c’est quoi pour lui ? « L’arrogance des paumés. » Ça, c’est magnifiquement trouvé. Non seulement les paumés sont ignorants, font du bruit, croient tout savoir, ne posent jamais la moindre question – ils savent tout, pourquoi poseraient-ils une vraie question ? Non, jamais la moindre question, jamais le moindre questionnement. Une question, c’est intéressant, on peut y répondre d’une façon qui n’est pas attendue. Les jésuites disent : il faut toujours répondre à une question par une autre question ! « Pourquoi tu me réponds toujours, quand je te pose une question, par une autre question ? – Et pourquoi me poses-tu cette question ? » C’est la casuistique, dont Baltasar Gracián donne des preuves merveilleuses. À l’époque, il y a donc, déjà, l’arrogance du paumé. Les arrogances. Le paumé sait tout, il est au courant de tout, il n’a pas besoin de savoir. Aujourd’hui je formulerais ça autrement : la seule question intéressante à propos de quelqu’un, c’est de se demander ce qu’il ne veut pas savoir. Alors, il faut écouter. Je ne vais pas finir comme Lacan par mettre les gens qui viennent me voir à la porte au bout de trente secondes de babil, mais je leur conseille, insidieusement, la psychanalyse.

Lacan a fini aussi dans une sorte de trouble, d’insatisfaction et de frustration profondes. Mais, qu’est-ce qu’ils ne veulent pas savoir ? D’où ça vient, ça ? Eh bien, c’est l’amour. Barthes a recherché l’amour, c’est-à-dire quelque chose qui de plus en plus apparaît comme impossible. On n’est pas forcé de chercher l’amour, ni de le vouloir ! Il faut l’avoir éprouvé très tôt ou jamais. Ça ne se découvre pas à un moment ou à un autre. C’est très tôt, c’est l’enfance. Il a vécu au paradis, Barthes, au paradis avec sa mère. C’est tout le côté absolument déchirant de ce deuil, qu’il ne voulait cependant pas appeler comme ça : de son chagrin.

 

Barthes avait une grande admiration pour Blanchot. On ne peut pas dire qu’ils se ressemblaient, puisque la prédication de Blanchot – la littérature est faite pour aller vers sa propre disparition – ne s’est pas tournée vers le plaisir, c’est le moins que l’on puisse dire. « La mort, la mort toujours recommencée ! / Ô récompense après la fin de la pensée / Qu’un long regard sur un cimetière désert. » J’avais lu tout ça avec beaucoup d’intérêt, bien entendu, il n’y a pas que Le Livre à venir. Il y a Mallarmé, il y a Sade et Lautréamont. Le cardinal Blanchot régnait sur toutes ces ombres ! Il y a eu une rencontre au café où Roland Barthes m’avait donné rendez-vous pour qu’on voie Blanchot, parce que enfin, c’était la guerre. Le rapport de force était très en faveur de Blanchot, ça va sans dire, mais on avait quand même une activité de maquis intéressante. Et là je dois dire que je garde un souvenir très bizarre de cette rencontre : ça a été le coup de foudre d’antipathie immédiate et définitive. Il m’a détesté ; moi non plus.

À l’époque, Blanchot tentait de créer La Revue internationale, avec Mascolo, Vittorini et quelques autres.

J’ai revu Blanchot une autre fois, chez Marguerite Duras. C’était la guerre des Six-Jours, donc en 1967. Rue Saint-Benoît. Convocation chez Duras. Il fallait signer une déclaration comme quoi nous refusions catégoriquement de participer à toutes les tentatives corruptrices des médias gaullistes. Ça m’a mis la puce à l’oreille, ou même, on dit mieux maintenant : une baleine sous le gravillon. Voilà qui nous ramène à la question politique. La guerre, ce n’est pas quand on dépose les armes et qu’on reste chez soi, non ! La guerre, ce n’est pas : on refuse le combat. Parce qu’on a une influence plus profonde avec le temps, etc. Il y aura demain un grand soir... Non. Alors, la question, c’est de Gaulle. De Gaulle, 1958. Et déjà, Blanchot l’attaque. N’oubliez pas que c’est moi qui ai sorti le premier le livre de Jeffrey Mehlman sur les écrits d’extrême droite de Blanchot avant la guerre, coup de revolver dans la cathédrale. J’étais l’homme à abattre de toute urgence. Comment peut-on se permettre, quand on est ce nain de Sollers, de critiquer le cardinal Blanchot en pleine cathédrale ! Ça a fait un effet épouvantable. Mon dossier est très lourd, hein. Il faut garder sa mauvaise réputation. J’y veille. Là, c’était chez Marguerite Duras, et c’était la demande d’engagement à laquelle j’ai opposé une fin de non-recevoir. Pour tous ces braves gens, de Gaulle était un fasciste. Ils étaient tous sur cette ligne-là, plus ou moins. Vous lisez la correspondance de Debord, il pense que de Gaulle est un fasciste. Le fascisme est à nos portes. Le seul que j’ai vu qui croyait que c’était absurde, c’est Georges Bataille. Il parlait très doucement, Bataille. Je cite exactement : « Pour un général catholique, je ne le trouve pas si mal. Remarquez, il est évident que personne ne peut aller plus loin dans la sagesse que Blanchot. » Là, il y avait une tonalité d’ironie.

De tous les écrivains ou des penseurs que j’ai connus, Bataille reste, de loin, mon préféré. Le moment où il entrait dans le bureau de « Tel Quel », s’asseyait, pour ne rien dire ou très peu de choses – « Au lycée, on m’appelait “la brute” » –, était magique. Il était calme, et brûlant de vérité.

 

Et puis, Barthes m’a consacré ce petit livre, Sollers écrivain. Il y a d’abord le texte sur Drame, que je considère comme mon premier livre vraiment important. Ce qui est très surprenant, c’est que ça l’ait requis à ce point. Les livres que j’écris à l’époque sont très déclencheurs pour un certain nombre de penseurs : il y a le texte de Derrida, La Dissémination, livre qui est traduit dans le monde entier et étudié dans les universités alors que le texte de référence, lui, ne l’est pas. Comme il n’existe pas en anglais, il n’existe pas ! Le texte de Barthes est très important, sur des points qui me paraissent capitaux et qu’on va retrouver chez lui. C’est un de ses textes les plus métaphysiques, il a lu Drame avec beaucoup d’attention. Et il y revient au moment de la publication en volume, avec des notes en bas de page qui sont elles aussi très pénétrantes.

« Mots et choses circulent donc entre eux de plain-pied comme les unités d’un même discours, les particules d’une même matière. Ce n’est pas loin d’un ancien mythe : celui du monde comme Livre, de l’écriture tracée à même la terre. » Et aussi : « Rien ne provoque plus de résistance que la mise à jour des codes de la littérature (on se rappelle la méfiance de Delécluze devant La Vita nuova de Dante) ; on dirait que ces codes doivent à tout prix rester inconscients, exactement comme est le code de la langue ; aucune œuvre courante n’est jamais langage sur le langage (sauf dans le cas de certains relais classiques). »

 

Barthes voit que l’ampleur, l’envergure est ici métaphysique, donc historiquement très large, qu’on n’est pas né seulement au moment de la Seconde Guerre mondiale mais qu’on peut être au XIVe siècle avec Dante. Dante me passionne à l’époque. Un texte que je venais d’écrire était sur Dante. Et il ne faut pas oublier non plus que la traduction en français, qui peut désormais passer pour la traduction de référence, a été faite par Jacqueline Risset, qui sera ensuite membre du comité de « Tel Quel ». Voilà une avant-garde bizarre, qui s’intéresse à Dante.

 

Barthes a aussi écrit sur H, mon livre : « Il n’eût pas été possible d’écrire un livre aussi plein de présences – au pluriel – au monde, sans générosité, valeur nietzschéenne. » Nietzsche, très souvent. Les citations de Nietzche sont toujours là.

Et le titre, « Par-dessus l’épaule ». La critique, dit-il, doit être affectueuse. Pourquoi pas ?

Une des choses dont je ne remercierai jamais assez Barthes, c’est d’avoir – toujours à propos de H – discerné qu’il fallait écouter le livre, que je réinventais l’éloquence et une sorte de tradition orale.

 

Distinction décisive : il y a les écrivains et les écrivants. Il y a beaucoup d’écrivants, très peu d’écrivains. « Un moyen sûr permet de distinguer l’écrivance de l’écriture : l’écrivance se prête au résumé, l’écriture, non. H porte évidemment l’idée du résumé au plus haut point de dégoût. C’est précisément l’une des fonctions de H que de déjouer l’abstract, la conservation, le classement. H à la Bibliothèque nationale, je suis curieux de savoir quelle en sera la fiche méthodique. » Voilà comment garder une très mauvaise réputation par rapport à l’université.

Ailleurs, il écrit de moi, au moment où je suis très attaqué : « Ses amis ou ses ennemis, il nous maintient tous vivants. »

 

Et puis, il y a eu cette intervention mémorable, au Collège de France, sur l’« Oscillation ». Nous sommes en 1978, et, pour Barthes, l’Oscillation se distingue de l’Hésitation. L’Hésitation, c’est Gide, ou plutôt les « sincérités successives ».

« L’intelligentsia oppose une résistance très forte à l’Oscillation, alors qu’elle admet très bien l’Hésitation. L’Hésitation gidienne par exemple a été très bien tolérée parce que l’image reste stable ; Gide produisait, si l’on peut dire, l’image stable du mouvant. Sollers, au contraire, veut empêcher l’image de prendre. » Se rend-on bien compte de la lucidité de ce diagnostic, en 1978, quand tout va bientôt devenir image ? « Sollers, au contraire, veut empêcher l’image de prendre ; en somme, tout se joue, non au niveau des contenus, des opinions, mais au niveau des images. C’est l’image que la communauté veut toujours sauver (quelle qu’elle soit). » « L’image est sa nourriture vitale, et cela de plus en plus : surdéveloppée, la société moderne ne se nourrit plus de croyances comme autrefois, mais d’images. Le scandale sollersien vient de ce que Sollers s’attaque à l’image, semble vouloir empêcher à l’avance la formation et la stabilisation de toute image. Il rejette la dernière image possible : celle de celui-qui-essaye-des-directions-différentes-avant-de-trouver-sa-voie-définitive (mythe noble du cheminement, de l’initiation : “Après bien des errements, mes yeux se sont ouverts”) : il devient, comme on dit, “indéfendable”. » « Indéfendable » me plaît beaucoup, comme le « irrécupérable » de Sartre. Donc la bataille nouvelle qui va s’engager plus que jamais – vous vous rendez compte où nous en sommes – va être, en effet, d’utiliser les images contre l’image, etc. Je ne me débrouille pas si mal, parce que tout le monde vous dira que je suis un « vendu médiatique », cela va de soi. Il faut faire travailler ses ennemis. Il faut qu’ils rament ! Et ils n’y manquent pas, ce qui est curieux d’ailleurs. Donc, le diagnostic est extrêmement juste pour l’époque.

Tout le monde a dit que je lui avais extorqué Sollers écrivain avec un revolver sur la tempe. Il m’avait envoyé son cours au Collège sur l’Oscillation, en me disant « Rendez-le-moi » dans une lettre, « Rendez-le-moi, j’ai des choses à revoir... ». Ça m’avait beaucoup touché. Je lui ai dit : « Écoutez, ça pourrait faire un petit bouquin. » « Oh, bon, oui, oui... » Il avait un peu la tête ailleurs, mais enfin, Sollers écrivain, c’est lui qui a trouvé le titre.

 

Quand le livre est sorti, ça a fait très mauvais effet. C’était un défi à l’université, aux institutions. Et j’ai aussitôt senti une jalousie éperdue autour de moi. C’est comme si j’avais séquestré Barthes pour obtenir ce livre. Et tout s’est aggravé avec Femmes, car le livre a en plus été un best-seller ! J’ai terminé ce roman à la fin de l’été 1982. Et j’ai tout de suite senti que les Éditions du Seuil considéraient que vraiment, ça n’allait pas. Ils avaient quand même signé un contrat, et une soixantaine de pages ont été lues par l’Inquisiteur local. Ça n’allait pas du tout !

Donc, ma décision est aussitôt prise, je rentre – je me revois toujours avec ce manuscrit, tout de même assez substantiel, à côté de moi dans une voiture –, et là je me dis que je vais reprendre mon manuscrit et démissionner du Seuil. Le plus drôle, c’est qu’ils n’y ont pas cru. Erreur de jugement ! Je dois dire que je suis assez bon aussi dans ce genre de chose... Personne ne savait que je connaissais Antoine Gallimard depuis les nuits de 68 ; tout le monde a imaginé que j’irais chez Grasset : erreur totale ! Et ensuite, tout le monde a cru que je venais chez Gallimard à cause de Françoise Verny : erreur gigantesque. J’ai commencé un stage de décontamination chez Denoël, parce que tout le monde n’était pas persuadé que je n’étais pas contagieux, et puis voilà, je suis arrivé chez Gallimard, avec Femmes !

Étonnante histoire parce que les clés ont été tout de suite focalisées sur les personnages masculins : Barthes, Lacan, Althusser – ce n’est pas tous les jours qu’un philosophe étrangle sa femme, quand même – alors qu’il n’y a pas eu une seule question sur les personnages féminins. Symptôme énorme ! Je m’attendais éventuellement à ce que les femmes, les lectrices, soient furieuses, mais pas du tout. Ce sont les hommes qui ont été furieux.

Fragments d’un discours amoureux, Femmes... Qu’est-ce que Barthes en aurait pensé ? Du bien, forcément. Liberté...

 

Le texte qui inaugure le Sollers écrivain fait partie des textes parus dans Le Nouvel Observateur à la fin des années 1970, c’était une tentative de replonger un peu dans l’idée des Mythologies... Mais ça n’a pas marché : à un moment donné, il a fait une pause qui l’a conduit à un constat d’échec. Il a arrêté. Il a senti qu’il fallait arrêter. Il n’avait plus le cœur à l’empoignade sociale. Ça ne l’intéressait plus. L’expérience n’a duré que six mois environ... Ça ne lui venait pas. Ce n’était pas une source d’excitation.

À l’époque, j’étais assez sceptique sur cette démarche. J’étais bien sûr content qu’il dise du bien de moi, mais, dans l’ensemble, ce n’était pas ça.

 

*  *  *

 

Comment sommes-nous devenus amis, dans une amitié très singulière, qui ressemble à l’amour ? C’est rare. Je n’ai pas l’admiration facile, et j’admirais Barthes. La réciproque était vraie. Qu’est-ce qui se passe ? Vous acceptez et vous sentez chez l’autre un cheminement intérieur extrêmement déterminé, que vous allez pouvoir côtoyer, influencer parfois, faire à peine dévier, mais vous sentez que c’est quelqu’un qui avance. C’est le pacte qui se fait d’emblée – ou pas ! – entre une singularité et une autre singularité. On aurait pu se fâcher, encore une fois, sur des motifs objectifs. La Chine, par exemple, ou quand je faisais des acrobaties. En fait, il me pardonnait tout : c’est cela l’amitié. Avec le temps, ce qui me frappe, chez lui, c’est une continuité considérable, qui ne se découvre qu’après coup. Il fait ça, puis ça, et puis ça... mais comme il a un style et que le style, à mon avis, c’est ce qu’il y a de plus durable, ça tient le coup. On peut tout relire en continuité. Il y a des choses plus ou moins importantes, des commandes qu’on peut laisser tomber mais bon, pas tellement ! Tout finit par être bon. Et pour ça il faut s’être astreint à une discipline rigoureuse : l’ordre, la calligraphie, la mémoire – l’art de la mémoire. Et la lumière. Les Lumières, tout le monde archive ça comme si c’était la moindre des choses. Mais les Lumières, c’étaient des aventuriers. Voltaire, Diderot, Rousseau, les autres : des aventuriers que personne n’attendait. Le « petit troupeau », comme dit Voltaire sans arrêt. Surtout, pas de martyrs !

Une fois par mois, nous dînions à Montparnasse. La conversation était très animée, et ensuite il prenait un cigare, puis il s’éloignait dans les rues de façon de plus en plus mélancolique. Ces dîners, en tête à tête, étaient un enchantement, parce que Barthes était tout simplement très intelligent. Et voir quelqu’un de si intelligent, ça paraissait déjà très rare !

 

Quand, au début des années 1960, Barthes vient à Tel Quel, dans la revue, puis dans la collection, il déplace ses intérêts. La période de proximité avec le nouveau roman se termine. « Nouveau roman », nouveau ceci, nouveau cela... Vous rigolez ! Les modernes contre les classiques ? Non ! Les classiques sont modernes... Ça, Roland le sentait profondément... Toute sa détermination et sa foi ont porté là-dessus. Et ça lui plaisait. Non seulement il y croyait, mais il avait envie d’y croire au-delà du « croyable » et de faire sa vie ainsi. On était intéressés de savoir comment on pourrait réaliser une nouvelle Encyclopédie, dont il a senti la nécessité dès ce moment-là. Le savoir disparaît : il faut refaire l’Encyclopédie.

C’est à ce moment que commence sa passion pour Proust, mais aussi pour Chateaubriand, Stendhal ou Balzac. Sa préface à la Vie de Rancé est admirable, et S/Z est un texte majeur. Je lisais ce qu’il avait écrit, je lui en parlais, je lui écrivais et il en était, je crois, content. Mes observations étaient toujours positives, pour aller plus loin. C’est le moment où il commence à saisir que le fonds de la bibliothèque est en grand péril, que les morts sont en grand danger. Les morts sont plus vivants que les vivants, voilà la surprise, qui va s’amplifier dans une dévastation ravageante. On s’en rend compte en même temps, d’où mon parcours ultérieur. Au fond, je poursuis quelque chose qu’on avait décidé : faire une Encyclopédie. Dès lors, c’est tout à fait autre chose, c’est tout l’orchestre de la bibliothèque. Et alors là, Chateaubriand, La Bruyère, Sade, Balzac, Bataille, tout y passe. « Ah mais oui, il faut refaire l’Encyclopédie, plus personne ne sait rien ! – Plus personne ne lit rien, vous croyez ? Déjà ? »

S’il faut refaire l’Encyclopédie, programme que j’ai développé dans La Guerre du goût et dans d’autres volumes, je lui dois cette idée, oui, c’est la guerre. Son texte sur les planches de l’Encyclopédie est étonnant. Barthes, c’est l’esprit des Lumières. C’est le plus anti-obscurantiste des intellectuels ou écrivains que j’ai pu rencontrer.

 

Notre correspondance a été abondante. Dès qu’il n’était plus là, qu’il était à Urt, ou ailleurs, il m’écrivait. À Paris aussi. Pour me fixer rendez-vous, ou pour un numéro de téléphone... Ou pour une citation, de Nietzsche ou de quelqu’un d’autre. C’était toujours très chaleureux. Ce sont des lettres d’amitié. C’est comme dans le haïku, c’est tel : la singularité. La recherche de la singularité. C’est tel – c’est bien choisi comme mot – et pas quelqu’un d’autre. En somme, ça revient à la formule célèbre de Montaigne au sujet de La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Quand j’ai reçu le manuscrit des Fragments d’un discours amoureux, ça a été une surprise, parce qu’il lâchait des choses. En vérité, j’ai trouvé que ça manquait un peu de négativité. J’ai dû le lui écrire, d’ailleurs. La haine est plus ancienne que l’amour. Son livre est encore romantique. Nous aurons été deux lecteurs de Sade, mais d’une façon différente.

 

Les Fragments d’un discours amoureux sont un roman : c’est le roman qu’il a toujours voulu faire. Et c’était fait ! Il y a eu aussi le très beau Roland Barthes par Roland Barthes, dans la collection des « Écrivains » dits « de toujours ». Je relis souvent ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, etc. C’est le livre où il y a le plus de photographies, dont certaines sont magnifiques, par exemple celle qui s’appelle « Gaucher », où il allume une cigarette de la main gauche, ou d’autres, « Maman est là », « La plage », « La jeunesse », etc. C’est une très belle période, joyeuse, de sa mémoire. Il va y revenir dans La Chambre claire, mais d’une façon plus sombre. Là, c’est un livre de soleil. Et un livre subversif, par définition, puisque la collection n’était pas là pour qu’un auteur vivant traite de lui-même comme s’il était un classique.

 

À sa mort, j’ai été tellement chagriné que je n’ai rien pu dire ni écrire. J’étais paralysé de chagrin. Au téléphone : « Barthes est mort. Qu’est-ce que vous avez à dire ? » C’est là où le silence s’impose. Je ne suis pas allé à son enterrement.

2014