La maison que la mère de Yukiko, Kasumi, partageait avec son mari Kazehiro est en train de devenir trop grande pour elle.
Adossée à la montagne, plantée dans la pente au milieu d’un mur de bambous et de pins, tout en longueur, en surplomb d’un des lacets de la route, c’est une maison d’été, à l’écart de la ville. Il y fait toujours frais dans le jardin en forme de cour sur lequel donnent les deux chambres et la pièce de bain, ouverte, à l’arrière, contre la forêt et dans son ombre. Du côté de la vallée, il n’y a rien. Une baie vitrée ouvre le salon étroit sur toute la longueur de la maison, versant sur une terrasse inutile. Les voisins sont en contrebas, invisibles, et tout au fond Kyoto serpente dans la brume autour de sa rivière, comme si la ville elle-même coulait entre les montagnes qui déferlent du nord et de l’est en vagues successives, si pâles, à l’horizon lointain, qu’elles sont d’un bleu presque gris. Les nuages qui viennent de la mer en rampant dans les vallées s’épanouissent au-dessus de la plaine et voilent le ciel d’un blanc de linge, presque toute la journée. Il n’y a guère qu’à l’aube et au coucher du soleil que perce parfois une lumière électrique, jaune et crue, rasante, qui n’éclaire pas le monde mais en souligne les arêtes saillantes comme des lames. C’est une maison agréable l’été à cause de l’ombre et de l’air, mais le reste de l’année elle est assiégée par un vent glacial. Les bambous y font un bruit de pluie permanente. Dans le salon, ouvert sur la terrasse par ses fenêtres bien trop hautes, il fait si froid qu’on a renoncé à chauffer.
Kasumi passe d’une pièce à l’autre, affublée d’une couverture en drap de laine feutrée qui lui pend des épaules, tout le long du corps telle une cape. Elle est grise comme les pierres, comme le béton de la terrasse, la ville qui rampe, grise comme les nuages de pluie et les vagues de montagnes au loin. Elle a pris les couleurs de l’hiver : on dirait un fantôme.
Elle s’assoit sur son lit, caresse machinalement la couverture pour en lisser les plis, ferme les yeux. Elle voudrait se souvenir de la dernière nuit où Kaze, c’est ainsi qu’elle l’appelait parfois, l’avait rejointe dans sa chambre. C’était il y a un mois peut-être et ça n’avait pas été une franche réussite, parce qu’ils avaient tous les deux bu, mais il était resté dormir ensuite au lieu de regagner sa chambre à lui et elle se souvient du matin qui avait suivi.
Elle pourrait refaire tous les gestes de ce matin-là les yeux fermés. Elle s’était levée, avait fait coulisser le shoji qui filtrait déjà le jour depuis un moment, et ouvert la fenêtre pour faire rentrer dans la pièce un peu de lumière et le souffle givrant du réveil. Elle s’était regardée quelques instants dans le petit miroir de sa commode.
Elle était nue. Pas comme on prend son bain ou comme on se change. Elle était déshabillée. Ça n’enlevait pas les imperfections de la nudité bien sûr, les sillons de peau sur le ventre, sous le nombril et les seins qui venaient à présent un peu trop bas pour les corsages, sous un sternum creusé de rides comme une plaine ravinée par de trop nombreuses saisons de pluie, cela restait son corps, il n’allait pas rajeunir par magie, mais, de le voir ainsi, de le surprendre en quelque sorte, dans le reflet sur la commode, tendu, hérissé par l’air coupant du matin, non pas nu mais déshabillé, elle en éprouva de la fierté.
Il faudrait chaque jour se regarder, prendre le temps de s’observer nue comme si l’on venait de faire l’amour ou qu’on y était prête.
C’est ce qu’elle s’était dit. Et elle était revenue se glisser sans bruit sous les draps, sans le réveiller, sans le toucher, sans bouger elle avait passé peut-être une heure à le contempler. Elle se souvient de chaque détail.
Elle rouvre les yeux, juste avant que les larmes montent.
Que s’était-il passé ? Quelle suite logique d’événements peut conduire de ce matin-là à la nuit où il a disparu ? De ce matin à celui-ci, où elle voudrait pleurer comme une idiote. Elle se lève et passe dans le salon, rajuste la couverture en la croisant sur ses hanches.
Cette maison est en train de devenir à la fois trop petite et trop grande pour elle.