La porte était ouverte


Kaze avait embauché le gamin parce qu’il lui avait paru débrouillard et sans doute aussi parce qu’il était très jeune. Il s’était dit qu’il avait besoin d’aide. Pourtant, très souvent, c’est Akainu qui était obligé de lui expliquer comment on devait faire les choses, concernant les ordures, mais aussi dans sa manière de parler aux gens qui payaient leurs services. Il était toujours très digne et il employait des formules de politesse dont personne ne se servait, à San’ya. Il ne devait pas être là depuis bien longtemps, c’est ce qu’Akainu se dit.

Kaze lui posait aussi des questions – sur ses parents, d’où il venait, depuis combien de temps il était dans la rue et ces choses-là –, au début cela le mettait mal à l’aise. Il le questionnait comme un policier, en se penchant sur lui, avec un ton à la fois doux et grave, le genre de ton qui est censé dire « n’aie pas peur, mon enfant, c’est pour ton bien ». Il n’aimait pas ça, mais au bout de quelque temps le vieux comprit et se fit moins pressant. Du coup c’est lui, Akainu, qui se mit à lui raconter des bribes de son histoire.

C’est quelque chose qu’on évite, à San’ya. Tout le monde sait bien qu’il ne retrouvera jamais sa vie d’avant, alors ça ne donne rien de bon d’en cultiver la nostalgie.

Pour un gamin de quatorze ans, la nostalgie c’est surtout une usine à cauchemars.

Akainu venait du Nord, cela s’entendait à son accent. Il avait fugué un peu moins d’un an auparavant, après le tsunami. En fait, il serait plus juste de dire que ses parents avaient disparu. Il y avait eu vingt mille disparus dans la région du Tohoku, bien que le gouvernement n’en annonçât que cinq mille environ.

L’école d’Akainu avait été épargnée. Les enfants dont les parents ne venaient pas, quelques dizaines, avaient été logés dans les bâtiments du collège le soir, en attendant. Mais il suffisait de regarder la ville en contrebas, de l’autre côté de la route numéro six, presque entièrement submergée et détruite, recouverte de boue, les voitures retournées, plantées dans des façades éventrées, pour se faire une idée de la dose d’espoir qu’on pouvait encore se permettre. Depuis le début de l’alerte, Akainu avait eu un mauvais pressentiment. Le séisme avait été terrible. Chacun sous sa table à entendre tomber les livres et les cartables et l’armoire du fond. Ça avait duré si longtemps, cette fois-ci, que la professeure d’histoire qui était avec eux avait fini par plonger sous son bureau elle aussi. On pouvait sentir le sol bouger comme si la salle de classe avait été sur un bateau. Il fallait fermer les yeux pour ne pas avoir envie de vomir. Dès le séisme, tout le monde a su que cette fois c’était différent. Il avait eu un mauvais pressentiment.

Sa mère ne travaillait pas et ils n’habitaient pas loin, alors elle aurait dû venir le chercher tout de suite, comme ont fait la plupart des parents, sans attendre la fin des cours.

Il avait entendu les garçons plus âgés qui avaient des téléphones portables dire que le tsunami était très fort et qu’il y aurait beaucoup de morts. Ceux qui disaient cela avaient pu appeler leurs parents.

Il a trouvé le moyen de se faire punir, ce soir-là. Les enfants pleuraient. Une fille de sa classe n’arrêtait pas de crier, d’appeler sa mère comme si cela allait la faire venir. La professeure, qui était restée avec eux, n’arrivait pas à la calmer et, au bout d’un moment, Akainu s’est planté devant elle. Il l’a secouée par les épaules jusqu’à ce qu’elle se taise et qu’elle le regarde, et là, il lui a dit calmement :

« Va regarder notre quartier, on le voit depuis le deuxième étage. Si nos parents ne sont pas là c’est qu’ils ont été emportés, ils sont morts. Ils ne viendront pas nous chercher. »

La fille s’était effondrée par terre comme si elle s’évanouissait. Elle s’est mise à sangloter et à gémir une sorte de plainte, une note tenue qui n’en finissait plus.

Il a été envoyé dans le bureau du directeur.

Il fallait redescendre au rez-de-chaussée, traverser la cour jusqu’au bâtiment de l’administration. Mais le directeur n’était pas dans son bureau. Il était occupé ailleurs, peut-être au réfectoire qu’on était en train d’aménager en centre d’hébergement d’urgence, parce que l’école était un des seuls endroits encore debout de la ville, et que la nuit allait être longue. Il discutait avec des gens de la mairie et des pompiers, et les professeurs qui avaient proposé de rester pour aider, après avoir vérifié que leur famille était saine et sauve. Akainu pensa aller le voir, puis il se dit qu’il le dérangerait sûrement. Que le directeur avait bien d’autres choses à faire, ce soir, que de sermonner un enfant d’avoir été cruel avec une fille de sa classe. Il pensa retourner voir sa prof et lui dire qu’il ne l’avait pas trouvé. Il suffirait de s’excuser, de toute façon, de dire quelque chose de gentil pour se rattraper, en s’inclinant jusqu’à ce que le maître décide que la leçon avait été retenue. Mais il n’en avait pas envie.

Il serrait les poings au fond de ses poches.

Il avait envie de pleurer aussi, et de hurler comme cette fille.

La porte d’entrée du collège était ouverte, pour laisser rentrer les réfugiés qui venaient à pied.

La porte était ouverte, alors il est sorti.