Une visite nocturne


Ils n’étaient venus qu’à deux, cette fois. Il les aperçut alors qu’ils rentraient dans la doya de la Tortue. Akainu resta quelque temps sur le trottoir, à se demander ce qu’il convenait de faire, puis il fila simplement se cacher derrière une camionnette garée un peu plus loin. Il devait être huit ou neuf heures du soir, déjà : il faisait nuit depuis longtemps et les rues étaient presque désertes dans ce coin de la ville. Akainu avait traîné du côté de la gare, comme il le faisait parfois. Il rejoignait sa cachette au bord du temple de Kotsukappara. Là, il s’accroupissait dans l’ombre du haut mur et regardait, pendant des heures, des dizaines de trains qui partaient vers autant de destinations où il n’irait probablement jamais, des coins du Japon qu’il n’avait vus que dans ses livres d’école et dont il se récitait les noms à voix basse. Ils portaient toujours les mêmes cols roulés noirs que l’autre soir. Est-ce que les truands ont des placards remplis de cols roulés noirs identiques, pour cacher leurs tatouages ? Il se cala derrière la camionnette, faisant mine de refaire les lacets de ses sneakers. Espéra que ça ne prendrait pas trop longtemps.

Et en effet, lorsque les deux hommes ressortirent, il ne s’était écoulé que quelques minutes. Il jugea qu’ils n’avaient pas eu le temps d’aller visiter sa chambre. Ce n’était peut-être pas après lui qu’ils en avaient, ou alors ils étaient simplement venus poser des questions à la Tortue. C’était difficile d’imaginer que le vieux le protège, si c’était le cas. Il aurait plutôt cherché à en tirer quelques yens. Mais les deux types étaient ressortis et ils marchaient à présent dans la rue, sur le trottoir d’en face.

Il les regarda s’éloigner, puis se mit à les suivre sans réfléchir, en restant à bonne distance. Il voulait s’assurer qu’ils n’allaient pas revenir cette nuit, lorsqu’il dormirait. Fallait-il aussi prévenir Kaze ? Il ne lui avait jamais parlé de cette histoire, d’ailleurs il n’avait jamais rien dit sur ces derniers mois passés chez Kobayashi.

C’était trop tard, maintenant. S’il rentrait chez la Tortue pour l’avertir qu’ils étaient peut-être en danger, il ne pourrait plus leur filer le train et ne saurait jamais s’ils allaient revenir. Il continua donc de se glisser dans les ombres à leur poursuite, prenant garde de ne pas se faire remarquer.

Depuis l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi, le Japon avait dû faire des économies d’énergie drastiques pour fermer un à un tous ses réacteurs. Cela se ressentait, à Tokyo, sur l’éclairage public, qui était devenu moins puissant dans les zones éclairées autrefois a giorno et quasiment éteint dans les quartiers plus lointains comme San’ya. Ils s’arrêtèrent dans un convenience store, achetèrent de la friture et des gâteaux, des cigarettes, deux canettes en verre de saké. Ils n’avaient pas l’air particulièrement nerveux. L’un des deux feuilletait un magazine de mangas érotiques pendant que l’autre faisait la queue pour payer. Des clients normaux, des collègues, des voisins. À les regarder comme ça, on ne pouvait vraiment pas imaginer ces deux types en cols roulés en train de vendre des Chinoises à des bordels ou de planter le vieux Kobayashi pour faire un exemple et augmenter le tarif du racket chez les commerçants du quartier. On ne pouvait pas les imaginer en train de faire une descente à la batte de baseball dans un foyer rempli de Coréens pour les terroriser et les maintenir en esclavage, ni torturer à la lampe à souder un jeune dealer ayant cru qu’il pouvait se lancer dans le trafic sans prêter allégeance à l’antenne locale de la mafia. Personne ne faisait attention à eux, attablés dehors, à mastiquer leurs beignets de poulet en parlant du dernier match des Yomiuri Giants. On aurait dit qu’Akainu était le seul à les voir. Il ne pourrait plus oublier leurs visages. C’est pour ça qu’ils le recherchaient.

Dans les films policiers, le détective en filature se fond dans la foule en adoptant l’attitude désinvolte d’un passant ordinaire. Lorsque les bandits font une pause il s’arrête lui aussi, faisant mine de scruter les produits d’une vitrine. Mais à San’ya, à cette heure de la soirée, pas de foule, pas de vitrines, pas d’enfants. Cela faisait trois problèmes pour qu’Akainu se transforme en James Bond ou en Solid Snake. Il fallait, au contraire, qu’il garde ses distances et qu’il tourne le coin de chaque ruelle pour s’y dissimuler, les observer de loin, courir jusqu’à la prochaine lorsqu’ils menaçaient de disparaître. Quelqu’un qui l’aurait suivi lui aurait vite compris que quelque chose clochait dans son comportement. On ne refait pas ses lacets tous les vingt mètres. Heureusement, les rares personnes qu’il croisait ne faisaient que passer elles aussi, elles ne le voyaient s’engouffrer dans les allées, se poster là, juste au coin, s’accroupir, qu’une seule fois sans y prêter attention, elles étaient déjà loin quand il remettait ça dans la venelle suivante, toujours encombrée de distributeurs Taspo et de fumeurs silencieux.

Au début c’était assez angoissant, parce qu’il ne savait pas où ils allaient et qu’il n’avait aucun moyen d’anticiper leurs mouvements. L’un des deux hommes avait l’oreille collée à son téléphone portable, mais Akainu était trop loin pour espérer saisir des bribes de sa conversation. Ils s’enfonçaient dans le quartier, s’arrêtèrent encore une fois dans un bar, où ils restèrent une bonne demi-heure, avant de prendre par des rues plus courtes et plus sombres un chemin qui obliquait de nouveau vers leur point de départ. Ils restèrent au large de la doya de la Tortue et la dépassèrent bientôt. Ils n’avaient pas l’air plus pressés qu’auparavant, mais ils enchaînaient les allées sans lumière comme s’ils avaient enfin un but.

Et très vite, Akainu comprit, parce que c’était exactement le chemin qu’il empruntait tous les matins.

C’était logique : la Tortue ne voulait pas de grabuge chez lui, alors il avait donné Kaze. Il avait donné l’adresse de l’atelier de débarras, la fourgonnette, une piste comme une autre qui les occuperait. Peut-être qu’ils pensaient que le gamin dormait là, dans l’entrepôt maintenant encombré de cartons de toutes tailles, de sacs et de bâches, au milieu duquel trônait le petit camion utilitaire que Kaze garait à l’intérieur, quand ils ne s’en servaient pas, pour ne pas payer de parking. Ils cassèrent un carreau pour entrer en actionnant le verrou de l’intérieur. Akainu ne pouvait pas les voir, il ne s’était pas aventuré dans la cour. Il entendit juste le bris du verre et la large porte à double battant qui grinçait, raclant le trottoir en s’ouvrant. Quelques interjections lointaines, des bruits de portière, de choses lourdes qu’on traîne ou qui tombent.

Il ne fallait surtout pas être vu lorsqu’ils ressortiraient, alors Akainu alla se cacher un peu plus loin, sur le chemin de la doya. Cependant, quand les deux hommes émergèrent de nouveau de l’impasse, ils prirent la direction opposée, piquant directement sur l’artère la plus proche. Il eut tout juste le temps, en y arrivant lui-même, de les voir monter dans un taxi.

Il se demanda mille fois, sur le trajet du retour, ce qu’il convenait de dire à Kaze. Ils ne se connaissaient que depuis quelques jours et, après tout, l’homme n’avait aucune raison de le croire ni aucun intérêt à le protéger. Et puis comment ferait-il ? Les cols roulés n’étaient que des hommes de main, certainement partis rendre compte de leur enquête à leur chef. On ne savait même pas ce qui allait arriver ensuite.

Akainu pouvait tenter de se les représenter, comme dans les films de Beat Takeshi, descendre de taxi devant une maison traditionnelle en apparence banale, entre un coiffeur et une auberge servant des raviolis chinois à toute heure, frapper à la porte, attendre qu’elle coulisse et que s’efface de son cadre le gorille patibulaire qui les laisse entrer, il pouvait les imaginer glisser dans le long couloir distribuant des salles de tatamis meublées de banquettes et de tables basses, où l’on jouait aux cartes toute la nuit, en fumant et en buvant du whisky servi par des hôtesses en kimono, tellement silencieuses qu’elles pourraient être muettes, et de là passant dans la salle du bar, au fond, plus animée, où l’on prenait surtout du champagne de France en compagnie de filles qui ne portaient plus de kimono, mais des shorts à paillettes et des brassières dorées, des filles qui riaient tout le temps en ouvrant grands les yeux et la bouche, cependant les deux sbires avanceraient sans y prêter la moindre attention, et d’ailleurs c’est à peine si les clients les remarqueraient, leurs cols roulés noirs comme ceux des officiants du bunraku qui se font oublier derrière les marionnettes, ils diraient deux mots au barman, puis à l’autre gorille qui ferait coulisser pour eux un dernier fusuma, emprunteraient l’escalier menant au bureau, c’est comme ça qu’il voyait la scène, Akainu, ça ne devait pas être bien loin de la réalité, leur chef serait assis, un gros avec un teint d’olive, une tête de crapaud, fumant un cigare entre ses doigts tatoués boudinés, en train de faire ses comptes, ne levant même pas le regard, sachant très bien qui ils étaient et pourquoi ils étaient là, puisque c’est lui qui les avait envoyés, lançant « Vous avez retrouvé le gosse ? », les deux autres aboyant « Oui patron ! », demeurant inclinés, les mains sur les cuisses, sosies l’un de l’autre parlant à l’unisson tels les Dupont et Dupond du crime organisé, jusqu’à ce que l’un d’eux se décide à relever un peu la tête, signifiant qu’ils attendaient de nouveaux ordres.

Akainu hésitait un peu sur la suite.

Il voyait bien le boss soupirer bruyamment en posant son stylo, lever enfin sa lourde face de crapaud jusqu’à l’amener dans la lumière crue de la lampe de bureau en cuivre, suspendue juste devant sa tête. Moue d’ombres franches sur son visage flasque, froncement rapide et prononcé des sourcils, les yeux qui s’étrécissent comme s’il venait de découvrir qu’il avait affaire à deux imbéciles. Il tord la bouche, en retire le cigare au bout décomposé, dégoulinant de bave.

« Débarrassez-vous de lui » semblait à Akainu la réplique la plus appropriée.

Il fit un effort : tenta d’imaginer un des deux sicaires yakuzas, celui qui avait relevé la tête, oser une suggestion. « Ce n’est qu’un gamin, dirait-il, pourquoi ne pas lui flanquer une bonne trouille ? »

Sourcils soudain très hauts dans la face de Crapaud, puis qui se froncent de nouveau. Bruits de bouche, se fendant peu à peu d’un sourire cruel, les lèvres retroussées, dents jaunes qui se chevauchent, le boss en aurait presque ri, c’était une si belle occasion de leur donner une petite leçon sur le code chevaleresque de la maison. Il prendrait son temps pour le dire et balancerait ça tout doucement, comme si ce n’était pas une menace, en gardant un sourire réjoui.

« À cause de votre erreur. Ce n’est pas moi, messieurs, qui ait laissé échapper un témoin. Vous avez merdé. »

Et en disant cela, Crapaud agiterait devant lui son cigare à la queue détrempée, qu’il tiendrait dans les doigts boudinés et tatoués de sa main gauche. Celle qui n’en a que quatre.

Il n’y avait plus qu’à s’incliner de nouveau.

Akainu ne pouvait guère imaginer de miracle après ça.