Le dernier combat


Ils sont revenus voir Nozomi, l’étudiant voyageur. Il leur a donné rendez-vous chez lui, dans la maison de johatsu qu’il occupe alors au bord de la rivière. C’est une maison de style traditionnel, très difficile à chauffer. Richard et Yukiko arrivent en fin d’après-midi. Nozomi a préparé un thé, mais il paraît plutôt rassuré lorsque Richard lui demande s’il n’a pas quelque chose de plus alcoolisé. Il sort des verres à saké en plastique, imitation bambou, et deux ou trois kampaï ! plus tard, passés à le remercier et à lui faire des compliments en japonais, la conversation peut reprendre au sujet des disparus du Japon, là où ils l’avaient laissée la semaine précédente au café. Nozomi est joyeux. Il parle légèrement mais sans cynisme du phénomène. Le cynisme n’est pas un trait du discours japonais.

« Il faut que vous sachiez d’abord qu’ici, au Japon, un adulte a légalement le droit de disparaître.

— Il n’y a pas d’enquête de police.

— C’est comme une fugue. On dit yonige, ça veut dire « fuite de nuit ». Dans le fond c’est une sorte de déménagement, mais sans laisser d’adresse.

— Comment fait-on ?

— Je ne sais pas. On part. Il y a des gens qui se font licencier de leur entreprise. Ils ne le disent à personne. Ils ont honte. Leur femme compte sur eux, sur leur travail, pour faire vivre toute la famille. L’éducation des enfants, les cours du soir, la natation, le piano, tout cela coûte excessivement cher. Ils ne savent pas quoi faire, ils continuent de s’habiller, de prendre le métro tous les matins, à l’aube, ils passent la journée dans le quartier de leur ancien travail, dans un parc, parfois en bas de l’immeuble ou juste en face, parce qu’ils n’ont pas vraiment d’autre endroit où aller. Quoi faire ? Ça les rend fous, mais ils se sentent vraiment piégés. Et puis arrive le jour de la paie. Ils sont au pied du mur et leur mensonge est sur le point d’éclater. Alors ils se rasent et ils se préparent, comme d’habitude, mais ils prennent le métro dans l’autre sens, jusqu’au bout de la ligne. J’imagine qu’ils n’ont même pas idée de ce qu’ils vont faire ensuite, mais ils n’ont pas le choix. Ils disparaissent. Ils s’évaporent.

— C’est absurde.

— Il doit y en avoir qui pensent au suicide et qui ne veulent pas imposer ça à la famille. Autrefois, on emmenait ses vieux à la montagne de Narayama, vous avez lu cette histoire de Fukazawa, non ? Il y a des gens qui se suicident pour moins que ça, une dette d’honneur ou un chagrin d’amour. Ça existe aussi, chez vous. Qu’est-ce qui est le plus absurde ? »

Richard jette un regard à Yukiko qui a les yeux humides, mais qui tient le choc. Elle n’a pas dit que son père avait disparu, seulement que Richard est écrivain. Poète. Que cette histoire l’intéresse, parce qu’elle est très étrange, pour un Américain. C’est pour cela que Nozomi parle si librement. Richard l’écoute et se dit que les Japonais ont beaucoup de recul sur leur propre culture quand ils en parlent en anglais. Ça ne les empêche pas d’y adhérer parfaitement, en japonais.

« On dit souvent que les johatsu sont des lâches, qu’ils ont arrêté de se battre. Je crois que c’est le contraire. C’est le seul moyen de continuer à vivre. Je vois plutôt cela comme un choix salutaire et courageux. C’est leur dernier combat.

— Comment font-ils, pour vivre ?

— En marge. Ils changent de ville et ne se déclarent pas dans leur nouvelle préfecture. Comme l’ancienne les a déclarés disparus, ils n’existent plus. On n’a pas de carte d’identité nationale ici, c’est beaucoup moins centralisé que chez vous. La plupart des Japonais n’utilisent que leur carte de visite pour prouver leur identité.

— Ils ne peuvent plus travailler.

— Ils ne seront plus salarymen, mais il y a encore des employeurs qui ne sont pas regardants. Dans la restauration, l’hôtellerie. Tous les métiers qui ont un lien avec le syndicat aussi, évidemment. Le jeu, la construction. Même si avec la récession c’est plus difficile. Il y a beaucoup de clochards de nos jours. »

Nouveau coup de butoir contre les digues de ses paupières qui se ferment. Yukiko cligne des yeux plusieurs fois, très vite, relance elle-même pour s’impliquer, comme si ce n’était qu’une conversation, des mots, comme toujours sans importance.

« Est-ce qu’ils réapparaissent ?

— En théorie, c’est possible, mais je crois que ça n’arrive jamais. J’ai rencontré un journaliste étranger à Tokyo qui faisait comme vous des recherches sur ce sujet. Il m’a dit que les johatsu ne devaient pas appeler leur famille pendant cinq ans. C’est une histoire légale, parce qu’on ne peut pas saisir les biens d’une personne disparue. Un mort, s’il a des dettes, vous pouvez encore attaquer ses héritiers, mais un disparu : à qui voulez-vous faire un procès ? Le problème, c’est qu’après cinq ans même ceux qui s’en sont sortis n’osent plus appeler. Ils ont peur que des membres de leur famille soient morts ou malades et qu’ils n’aient pas été là. Ils ont fini par intégrer le fait qu’ils avaient disparu. Je suppose qu’il y en a qui essaient de refaire leur vie. La plupart sont comme des fantômes.

— Ce journaliste, vous croyez que nous pourrions le rencontrer ? Il vit à Tokyo ? »

Et c’est ainsi que Richard et Yukiko firent leurs bagages encore une fois.