Un rêve à Fukushima


Vous êtes au bord de l’océan.

Autrefois il y avait une ville ici. Des gens. Une civilisation. Il n’en reste aucune trace.

Il paraît que les habitations les plus proches de l’eau étaient souvent les moins solides : construites en bois et en terre, elles ont été pulvérisées par la vague. Pas aplaties ou démantelées, mais changées instantanément en un nuage de poussière, une écume de boue, comme volatilisées. Il est vrai que les maisons de béton construites un peu plus loin n’ont pas résisté non plus, cependant les dégâts qu’elles ont subis étaient plus imaginables : elles s’effondraient, se brisaient sous le choc, se faisaient éventrer par tout ce que charriait la vague, bateaux, camions, wagons, débris des maisons voisines. Les immeubles eux-mêmes, encore un peu plus loin, se décharnaient de leurs panneaux de préfabrication lourde qui s’arrachaient comme les feuilles de papier qu’aurait déchirées la main invisible d’un géant, jusqu’à ce que leur ossature d’acier à son tour plie et se déforme, se torde, se mette à onduler, soudain molle et plastique.

Il y a un arbre qui a tenu le coup, sans doute parce que ses racines étaient plus profondes que les fondations que construisaient les hommes de cette côte. C’est un vieil arbre. Il est tout seul maintenant et il va sans doute mourir parce que le niveau de l’eau est monté après ça, et qu’aucun arbre ne pousse dans la mer.

Vous ne savez pas trop ce que vous faites là.

Peut-être que vous êtes juste venu voir, et il n’y a rien à voir.

C’est un paysage désolé. Une désolation. Évidemment, ça ne veut rien dire. Un paysage ne pense pas, il ne peut pas être « désolé ». Et même vous qui êtes là et qui le regardez, à vrai dire vous ne pouvez pas être « désolé » pour un paysage, seulement pour les gens qui vivaient là et dont il ne reste rien. Vous songez qu’il n’y a pas de catastrophe naturelle. Juste des tragédies humaines, provoquées par la nature à qui tout cela est bien indifférent. Les hommes, dans le fond, ils n’auront fait que passer dans cet endroit. Leurs villes ont été englouties aussi facilement qu’on noie une fourmilière. Il y a toujours quelque chose de dérisoire dans le tragique.

Vous frissonnez, parce qu’il neige depuis plusieurs jours et cela efface les reliefs des quelques ruines qui doivent subsister çà et là. Ce que vous contemplez n’a plus d’échelle, à part le vieil arbre qui s’épuise doucement à lutter contre le sel.

Tout est blanc, même le bruit.

Il n’y a plus d’oiseaux.

Aucun moyen de se faire une idée de la vie qui régnait ici.

Sans doute il y a longtemps les hommes de cette côte étaient des pêcheurs. Leurs femmes travaillaient aux champs, un peu plus loin dans la vallée, aux rizières. Ceux qui ne produisaient pas la nourriture la transformaient, il y eut des bars et des restaurants. Le village grossit. Vinrent les temples, vinrent les écoles, et un ou deux seigneurs plus riches qui s’installèrent sur les hauteurs et se mirent à collecter des impôts. Le temps passant, la population continuant de croître, des usines s’implantèrent dans la région. Elles fabriquaient beaucoup plus de choses que ne pouvaient en acheter les gens de cette ville et, lorsque leur commerce connut des revers, elles laissèrent simplement les habitants au chômage. Les plus pauvres s’installèrent de plus en plus près de la plage, dans des abris qui tenaient du cabanon de pêche. Et puis la vague emporta tout. Quelle pouvait être leur vie ?

Ouvriers, pêcheurs, artisans, agriculteurs. Ils avaient les mains calleuses. Ils mangeaient de la morue et des poissons gras, et buvaient de l’alcool de pomme de terre. L’hiver était très rigoureux par ici, au-dessous de zéro pendant plusieurs mois. Bien sûr, c’est encore le cas, mais il n’y a plus personne aujourd’hui pour appeler cela « l’hiver ».

Le train était arrivé jusque-là, aux temps des usines, mais celui à grande vitesse ne s’y était jamais arrêté. Sans doute cela l’aurait trop ralenti. Il n’aurait pas été « à grande vitesse », s’il s’était arrêté partout.

Il était de fait très rare que quelqu’un voyageât. Très rare qu’il revînt, surtout. Les mariages étaient encore, pour la plupart, arrangés par les familles. Il fallait rester entre soi, puisque personne ne venait. Et puis s’occuper des parents – sinon qui ? À cette latitude, certains des hommes de cette côte devaient avoir le teint hâlé et les pommettes hautes des Inuits de Sibérie. Ils se mélangeaient encore moins que les autres, parce que les autres ne voulaient pas que leur enfant ressemblât à un Inuit de Sibérie. Même les pauvres avaient leurs parias. Ils avaient leurs riches également, leurs maisons sont encore sur les hauteurs. Vous les apercevez, dans les premiers contreforts de la montagne proche : elles sont intactes. Pourtant elles sont vides : elles aussi ont été désertées.

C’est difficile de dire si c’était il y a quelques mois ou plusieurs années. Des siècles pourraient passer, ici, sans que personne s’en aperçoive.

Vous ne savez pas bien ce que vous êtes venu faire ici.

C’est un bruit de moteur qui vous tire de votre rêverie. Là-bas, sur la route qui serpente au flanc de la montagne, sous la forêt sombre des eucalyptus et des conifères, vous distinguez un camion-benne de chantier à l’habitacle orange, aux pneus pleins et larges mordant la neige fraîche en rugissant. Vous ne l’avez pas vu arriver et vous ne savez pas où il va. Vous le suivez des yeux, incrédule, jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la première colline. Un camion, ça va toujours d’un point à un autre, songez-vous. Plus au nord, là, peut-être dans la montagne ou plus loin encore, sur une côte qui aurait été épargnée par la vague – mais c’est impossible – il doit y avoir quelque chose. Quelque chose ou quelqu’un qui aurait survécu, un endroit digne de s’y rendre en camion de chantier malgré la neige. Et c’est comme s’il venait de vous montrer la voie.

Vous traversez les ruines. Ce n’est qu’un champ sous la neige. Vous mettez longtemps à les parcourir cependant, parce que vous prenez vos précautions. Il est impossible de savoir où l’on met les pieds, de deviner les gravats, les parpaings, les trous recouverts. Vous montez ainsi jusqu’à l’ancienne route, par le chemin forestier qui se perd par endroits, entre les pierres et les racines tortueuses des arbres. Vous marchez longtemps. Le temps d’être dépassé par un autre camion qui fait hurler ses klaxons en vous apercevant mais ne s’arrête pas. Lorsque vous tournez le flanc de la montagne, ce que vous apercevez de l’autre côté vous sidère.

Il y a là, dans le fond de la vallée, une sorte de chantier gigantesque, presque aussi grand que la ville de la côte que vous avez laissée derrière vous. Vous distinguez nettement d’abord le bruit des moteurs, puis le mouvement et les couleurs des véhicules. Des fourmis avec des gilets rouges s’agitent et parcourent la zone en tous sens, ce doivent être des hommes. Ils s’affairent autour de collines séparées les unes des autres par des pistes aménagées pour les engins et par des grillages. Elles sont à peu près rondes, il y en a une bonne douzaine. Vues ainsi, sous la neige, depuis la montagne où vous vous tenez, on dirait que la terre a fait des cloques, une allergie, une brûlure.

Mais ce ne sont pas des collines. Juste des tas, grands comme des collines.

C’est une décharge.

Elle s’étend à des kilomètres. Chaque tas est destiné à recueillir un type de matériau. Il y a des coteaux de frigidaires et autres lave-vaisselles, des dômes de gravats de béton, des sommets de plastique, jouets, bassines, des volcans de vêtements, de rideaux et de canapés, et d’autres de voitures, des massifs de poutres, de portes et de meubles, sous la neige on dirait des drumlins constitués de moraines de fonds qui auraient convergé ici par la force inouïe d’un glacier.

Toute une ville en débris, consciencieusement triés, entreposés, monstrueux et inutiles.

Les survivants avaient tout perdu, alors ils avaient tout laissé.

Vous continuez d’observer le ballet des engins de chantier et des camions-bennes. Ils viennent de toutes les hauteurs entourant la vallée. Ils ne sont pas si nombreux, mais réguliers, lents. Les camions, c’est tout ce qu’on croise à présent sur ces routes. Ils sont conduits par des gens venus d’ailleurs. Ils ne vont nulle part finalement, ils ne font que déverser le contenu d’une vallée dans l’autre. Et peu à peu s’effacent les traces des hommes de la côte, comme s’ils n’avaient jamais existé. La décharge est tout ce qui en reste. Des vies réduites à leurs ordures, comme de la merde, tout juste bonne à engraisser les plantes, parce que la nature s’en fout bien de nous. Voilà ce que vous pensez. C’est un mélange de rage et d’écœurement qui vous saisit à ce spectacle. Que voulez-vous y faire ? L’impuissance, c’est peut-être cela, la honte.

Puis les machines s’arrêtent. Soudain vous réalisez que vous n’entendez plus les camions parce qu’ils ne sont plus là, ni les hommes qui travaillaient au chantier, disparus avec eux. C’est le soir déjà, il vient tôt par ici. Un énorme soleil est en train de plonger derrière la montagne à l’ouest, il est si gros, si rouge, on dirait une lune trempée dans du sang ou de la grenadine. Il n’est pas carmin, orangé ou fushia, ni n’importe quelle nuance de n’importe quelle déesse émue, se découvrant nue en sortant des eaux, comme le racontaient les hommes de cette côte. Il est rouge, d’un rouge puissant, vif, tel qu’il n’en existe pas sur terre ou, peut-être, seulement dans la nuit la plus profonde, la lave ou les braises, et l’on dirait que les crêtes des montagnes s’enflamment.

Vous le voyez distinctement, vous pouvez le suivre des yeux, vous assistez à ça.

Il n’est pas question de comprendre son mouvement ni de savoir s’il renaîtra ailleurs, soleil ou phénix, puisque vous savez que c’est la terre qui tourne, pourtant vous le voyez précisément s’enfoncer, avec une lenteur digestive, dans les saponaires qui s’embrasent, et la montagne s’ouvre, s’amollissant à son contact et fondant comme de la gomme s’effondrant par le milieu, vieux volcan prêt à ravaler son feu.

La terre pourrait se mettre à trembler, ce ne serait pas tellement étonnant par ici, maintenant.

Dans le ciel de phosphore aveuglé, autour de lui, les nuages sont les franges orangées de l’air incandescent. Il se met à tomber une neige épaisse, lourde, aux flocons serrés descendant droit comme des cailloux qui se perdent et qui, aussitôt touché le sol où ils s’agrègent et s’accumulent, finissent par tout recouvrir. Vous n’entendez plus l’océan, seulement le bourdonnement de milliards d’abeilles électriques préparant la foudre. Vous n’entendez plus l’océan et, lorsque vous tournez la tête vers lui, vous constatez avec horreur qu’il est comme figé, recouvert lui aussi de neige grise. Les flocons tourbillonnent et brouillent votre vue. Vous êtes obligé de protéger votre visage avec votre main.

Les collines de déchets s’estompent et disparaissent. Les arbres ne sont plus que hachures plus ou moins régulières, maladives, griffonnées sur la montagne. Vos traces dans le chemin forestier ont disparu, d’ailleurs on ne distingue plus le chemin au milieu des troncs noirs, ni le relief des pierres, des racines. Vous avez déjà de la neige jusqu’aux chevilles – et ça monte, ça continue sans cesse, comme une inondation.

Vous ne savez pas ce qu’il convient de faire.

Vous ne savez même pas ce que vous faites là.

Vous n’avez pas connu les hommes de cette côte.

Vous avez dû venir en voiture – comment, sinon ? Vous n’êtes pas d’ici. Mais il vous est impossible dans ce blizzard d’apercevoir la moindre trace de voiture près des ruines. Vous ne voyez pas de route non plus. Allez-vous rester coincé ici pour toujours ? Inquiet, vous songez que ce « toujours » pourrait ne pas durer très longtemps. La température chute rapidement. Il n’y a nulle part où se faire un abri. Vous redescendez d’où vous venez, mais votre pas est moins sûr et vous chutez une fois, puis une deuxième. Vous avez beau tapoter vos bras et vos cuisses, vos vêtements sont tout mouillés à présent, et vos mains gelées commencent à vous faire mal. On dit que le froid ressemble à une morsure. C’est ce que vous aviez entendu. Mais vous n’aviez pas imaginé qu’il s’agissait d’un million de morsures minuscules et aiguës, à l’intérieur de la chair, cependant qu’à l’extérieur la peau perd peu à peu la sensation du toucher, comme se raidissant. Vous approchez votre main de votre visage et il vous faut faire un effort à tâtons pour reconnaître la forme de votre nez. Vos oreilles vous font souffrir comme si on en brûlait le bord, juste l’arête de cartilage, avec une lampe à souder.

Évidemment le soleil a fini par plonger derrière la montagne, c’est pour cela que la température a chuté si brutalement. Ce qui vous inquiète le plus cependant, c’est que la nuit s’avance désormais de l’océan gris, comme si l’on tirait un voile noir sur le ciel, aussi vite que le froid. Si vous ne retrouvez pas maintenant votre voiture, vous allez être piégé ici. C’est un endroit où l’on ne peut que mourir. Et la tempête ne s’arrête pas.

Vous marchez en trébuchant au milieu des ruines, de la neige jusqu’aux genoux à présent. Vous essayez d’accélérer le pas dans une parodie de course, les bras ballants devant vous pour rattraper les chutes qui ne manquent pas, à chaque fois que votre pied se coince, heurte ou dérape sur quelque chose, sans que vous sachiez jamais ce que c’est. Vous avez peur et c’est la nuit, alors vous pensez aussi aux fantômes. Dans un endroit pareil ! Ce sont des histoires de grands-mères, mais il y en a eu pas mal, dans le coin. On en a même parlé dans les journaux.

De temps en temps, un flocon vient heurter votre pupille et ça vous fait un mal de chien, vous fermez les yeux énergiquement, vous les frottez du dos de la main mais rien n’y fait, ça vous brûle comme si on avait introduit une goutte d’acide directement entre vos paupières. Vous n’y voyez plus rien. C’est sûrement la fin. Est-ce qu’on va vous jeter dans un camion-benne, demain, lorsqu’on retrouvera votre corps ?

Vous ne savez même pas ce que vous êtes venu faire là.

Saloperie !

Putain de merde !

Il faudrait pouvoir en vouloir à quelqu’un.

Vous regrettez Dieu.

Pas pour le paradis, mais pour pouvoir l’engueuler. Tout est mal fait, tout est foutu. Ça s’écroule, ça se casse, ça se finit tout le temps. Le monde flotte, c’est tout, comme le Japon, comme une île. Une grosse boule qui roule dans l’espace, le monde, et même pas tout à fait ronde. Regardez comme c’est foireux. Vous allez mourir là, comme un con, et il n’y a personne à engueuler.

Les ruines font des bosses sous la neige, on dirait des vagues, et l’océan est pareil. Peut-être qu’il y a d’autres ruines, là-bas, au fond, d’autres Japons, d’autres côtes englouties, disparues, avec leurs pêcheurs, leurs ouvriers et leurs collégiennes, plissées dans les recoins des failles profondes, peut-être qu’il y a d’autres mondes, telles des pelures d’oignons.

Vous délirez.

Il faut vous ressaisir si vous voulez vous en sortir.

Là, à quelques mètres à peine, vous jureriez qu’il y a eu un mouvement. C’était furtif, à peine discernable dans la bourrasque qui soulève des écumes de neige, mais c’est suffisant pour vous donner le courage d’aller voir. Il faut escalader un petit muret que vous ne voyez pas mais qui vient de vous clouer sur place en percutant votre genou droit. Vous vous retenez de hurler, pourtant la douleur est épouvantable. Vous finissez comme un chien les bras profondément enfoncés dans la neige jusqu’aux épaules. Elle rentre dans votre col, pénètre votre blouson.

Vous progressez en rampant. De toute façon vos mains ne savent plus ce qu’elles touchent. Derrière le muret le terrain décroît rapidement. « Chuter » serait plus exact, et c’est ce qui vous arrive : vous tombez d’un bon mètre et vous vous retrouvez enseveli sous la neige, sur un sol plus mou où vos pieds se sont enfoncés, de la terre ou du sable. Vous vous redressez, malgré la douleur qui vrille une de vos chevilles, pour retrouver de l’air, en proie à la panique.

Votre tête émerge à présent seule de l’océan de neige.

Face à vous, un renard blanc.

Il est couché là, si léger qu’il ne s’enfonce pas d’un millimètre. Autour de lui vous ne voyez aucune trace qu’il aurait laissée dans la neige. Sa face est à quelques centimètres de la vôtre. Sa voix est douce. La vôtre est empesée de glace.

« Alors tu es revenu, toi aussi. Que croyais-tu voir ici ?

— Je ne sais pas. On dirait que tout va disparaître. Il y a tant de neige. Comment sortir de cet enfer ?

— Il n’y a pas d’issue. Tout a déjà disparu.

— Je suis bien venu, pourtant. Tout à l’heure, j’ai vu des camions. Je ne suis pas fou. Il faut que je retrouve la route de la plaine. J’ai dû venir en voiture.

— Tu ne t’en souviens pas ?

— Non, c’est vrai. C’est étrange. Que se passe-t-il, ici ?

— Tu es venu là avec la vague. Comme les autres. Mais pour une raison que j’ignore, toi, tu refuses de nettoyer les ruines en les emmenant à la décharge.

— C’est impossible, je suis vivant.

— Bien sûr. Et tu parles avec un renard.

— Ne te fous pas de moi. Comment sortir d’ici ?

— Regarde autour de toi.

— Il n’y a que de la neige. Je vais mourir de froid.

— Regarde mieux.

— Je ne vois rien.

— Ce n’est pas de la neige, idiot. Ce sont des cendres. Je t’ai dit que tout avait disparu. Tu es mort, comme tous les hommes de la côte. »

 

Vous avez fait ce rêve à Fukushima.