Les Japonais étaient des gens civils et délicats, et, concernant les Japonaises, on pouvait même ajouter jolies. Mais ce n’était pas facile de nouer un contact, alors de là à mener une enquête. Richard avait noté sur son carnet, dans les premiers jours de leur arrivée à Tokyo :
Je suis le seul Américain dans ce bar.
Tous les autres sont des Japonais.
(normal / Tokyo)
Je parle anglais.
Ils parlent japonais.
(bien sûr)
Ils essaient de parler anglais. C’est dur.
Je ne parle pas du tout japonais. Je n’y peux rien.
On parle un moment, on essaie.
Puis ils passent totalement au japonais
pendant dix minutes.
Ils rient. Ils sont sérieux.
Ils s’arrêtent entre les mots.
Je suis à nouveau seul. Ce n’est pas la première fois
au Japon, en Amérique, partout lorsqu’on
ne comprend pas de quoi quelqu’un
parle.
Ils ont pris un hôtel à deux stations de Shinjuku, vers l’ouest, et Richard se perd à chaque fois qu’il doit faire le changement entre les lignes privées de la Keio Line et les JR, publiques. Quatre millions de Japonais transitent là tous les jours. Rien que de s’arrêter quelques instants dans un des halls de gare gigantesques qui assurent les correspondances entre des dizaines de rangées de tourniquets, plaqué contre un pilier pour ne pas se faire tout simplement écraser, contemplant les trois mille personnes à la minute qui défilent machinalement, sans même avoir besoin de regarder où ils vont, se positionnent seulement dans les flux, les différents courants qui se frôlent et se contournent sans se toucher, et il a l’impression d’un vertige.
Le matin, il partait en disant à Yukiko qu’il allait en ville, qu’il essayait de trouver une piste. Combien de gens vivent à Tokyo ? Il avait lu les chiffres quelque part : treize millions dans la ville, trente-cinq dans le métroplexe. Il l’assurait qu’il connaissait son métier et qu’au bon limier qu’importe la forêt, ce genre de bêtises. Elle avait des amies d’enfance à voir, après tout cela faisait quinze ans qu’elle n’avait pas remis les pieds chez elle, au Japon. C’est comme ça qu’elle disait à présent : « chez elle ». Elle le retrouverait le soir. Elle lui laisserait un mot à la réception pour qu’il sache où la rejoindre. Dans le fond elle devait bien se douter qu’un type comme lui arriverait tout juste à se perdre, à Tokyo. Et c’est exactement ce qu’il faisait. Yukiko souriait avec des yeux tristes en lui touchant le bras, tu es si gentil Richard, à ce soir. Mais que faire – aussi ? – il fallait bien faire quelque chose.
Alors il allait se perdre à Shinjuku, puis dans n’importe quelle station de la Yamanote Line, qu’il parcourait dans les deux sens comme une espèce de boulevard périphérique souterrain.
Dans le parc d’Ueno, au nord du Palais, du côté de la forêt il y avait une sorte de village de sans-abris. De fait, « sans-abri » n’est pas exactement le terme, même si on l’emploie aussi en japonais : houmuresu, c’est-à-dire homeless. Les cabanes rectangulaires se remarquaient malgré la futaie parce qu’elles étaient tapissées, à l’extérieur, de ces bâches bleues qu’on trouve partout ici et qui servent aussi bien aux chantiers qu’aux pique-niques. Pour une raison que Richard ignorait, ils n’avaient jamais eu l’idée de tisser des bâches plastifiées d’une autre couleur. C’était typique du Japon. Lorsqu’ils trouvaient que quelque chose marchait bien tel quel, ils n’éprouvaient nul besoin de l’améliorer par des variations. Les bâches étaient bleues comme les cuiseurs de raviolis étaient en bois ou comme les filles aimaient le rose. Sous les bâches, les cabanes étaient en planches, en palettes proprement clouées. On aurait dit de minuscules wagons. Elles étaient posées sur des parpaings ou des bûches pour les surélever et éviter ainsi l’eau de ruissellement. Elles étaient plutôt bien construites, on pouvait le dire, c’était même étonnant : leurs dimensions à toutes étaient quasi identiques, et à un moment Richard se demanda s’il n’y avait pas, en ville, un modèle préfabriqué, en vente en grande surface, de la cabane de SDF. Il y avait une sorte de porte, en général fermée par une moustiquaire et un pan de bâche. Devant, la paire de chaussures du propriétaire et, parfois, un pot avec une plante, des boutures fichées dans une boule en mousse ou un arbre nain. On ne pouvait pas y tenir debout, évidemment, mais on pouvait s’y asseoir, les jambes ballant sur le seuil, regardant le paysage. Et le parc d’Ueno était un des plus jolis paysages de Tokyo. À l’intérieur, une simple natte épaisse et parfois un futon, des pages de magazines punaisées sur les murs, dehors un réchaud à gaz et une casserole, toujours à côté d’une bassine en plastique pour servir d’évier. Pour autant qu’il put en juger, aucun des habitants du parc ne mendiait. Ils attendaient le soir pour fouiller les poubelles des restaurants populaires et de quelques épiceries. Évidemment, il y avait beaucoup d’alcooliques, mais ils ne rentraient pas chez eux plus saouls que les alcooliques qui avaient un travail. Et puis les Japonais étaient assez tolérants avec ça.
Richard pensait aux barjots qui sillonnaient le downtown de San Francisco, pleins de crack, depuis la fermeture des hôpitaux psychiatriques de la ville. Ils gueulaient dans Kearny Street toute la nuit en se traînant, la démarche de plus en plus claudiquante. Ils avaient des gestes nerveux et regardaient sans cesse le trottoir autour d’eux, comme des pigeons cherchant quelques miettes à picorer, parce que le caillou aussitôt fumé ils oubliaient et se mettaient à le chercher frénétiquement par terre, croyant qu’ils l’avaient perdu.
Ces Japonais étaient très forts. On peut dire ce qu’on veut sur le miracle chinois, les Japonais représentaient la seule civilisation d’Asie à avoir inventé le bushido et la seule du monde à se tenir encore à cette espèce de code d’honneur, d’honneur individuel et social à la fois, pas de prétention arrogante méditerranéenne ou d’hypocrisie pudibonde nordique.
Il se perdait à Shinjuku puis dans les bois du parc, apportait des bouteilles de saké pour montrer sa bonne volonté. Il discutait avec eux par signes et en rigolant, en buvant au goulot. La journée passait. Il se sentait un peu coupable vis-à-vis de Yukiko. Il aurait fallu un miracle pour que ça le mette sur la piste de son père. Mais c’est ce qu’il attendait, n’est-ce pas, parce qu’il était poète.
Richard prétendait que pour être poète, il suffisait d’avoir un solide sens du tragique, en même temps qu’une timide et obstinée propension au rêve. Il fallait aimer les miracles. Le moment magique où la probabilité qui se réalise vient contredire la statistique de sa réalisation massive, comme une variation brutale de forme au sein d’une fonction. Une singularité qui contredise non seulement la loi des grands nombres, mais le champ lui-même de ses possibilités.
Qu’un événement pût avoir lieu.
Il ne savait pas bien s’il recherchait vraiment le père de Yukiko ou simplement, faisant semblant de l’aider, un moyen de la retrouver elle. Bien sûr, à un moment ça ne suffirait plus de faire semblant.
Il rentrait à l’hôtel en taxi le soir, essayant de ne pas penser à la tête qu’elle ferait. Il pouvait imaginer le dialogue qu’ils auraient un jour si les choses tournaient mal entre eux, dès qu’elle en aurait assez de jouer la comédie, d’attendre, d’espérer. Est-ce que Yukiko croyait aux miracles ?
« Encore rien, mais je sens que je progresse.
— Tu sens surtout le vin.
— C’était du saké.
— Tu es un crétin, je ne sais pas pourquoi je t’ai demandé de venir ici. »
Dans le taxi il écrivit :
J’aime ce chauffeur de taxi
qui fonce dans les rues sombres
de Tokyo
Comme si la vie n’avait aucun sens.
Je me sens pareil.