Dix mois, presque un an qu’il était parti. La première nuit Akainu n’était pas allé bien loin, parce que l’école était sur la colline et que derrière, plus haut, c’étaient les bois, la forêt dont il avait une peur bleue. Il avait erré un moment en ville, ou ce qu’il en restait, n’avait pas croisé grand monde. Il n’était pas allé voir sa maison. De toute façon il ne demeurait pas grand-chose du quartier du port. L’eau ne s’était pas encore retirée, il y avait de la boue partout, on ne voyait même plus les fondations des bâtiments arrachés de terre. Çà et là émergeaient, dans un enchevêtrement apocalyptique, des pylônes de lignes à haute tension aux câbles pendants, des véhicules et des bateaux couchés, des pans de murs et des portes de temples curieusement intacts, noirs de boue. La nuit était profonde, l’électricité avait été coupée. Le seul éclairage à l’horizon, c’était un halo inquiétant, orangé, très brillant, qui tranchait violemment avec le reste de l’univers en noir et gris. Akainu ne le savait pas, mais les collines de la ville voisine étaient en flammes. C’était parti de la raffinerie toute proche, et cela s’était propagé par des explosions de gaz, de réservoirs et de stations-services. Quand le vent d’ouest tournait au sud, l’air s’emplissait soudain d’effluves de gasoil et de cendres qui tombaient, comme de la neige, en plus léger encore, tournoyaient tout doucement et reprenaient de la hauteur au moindre souffle, de la cendre comme de la neige qui chercherait à s’envoler, au lieu de tomber.
Le garçon avait fini par trouver refuge dans une maison déserte, dans un quartier résidentiel plus éloigné de la mer, de l’autre côté de la route numéro six. Ici, les habitations n’avaient pas été démantelées par la vague, mais seulement en partie submergées par une marée de boue de plusieurs kilomètres qui charriait tous les débris arrachés aux quartiers détruits. Le rez-de-chaussée était encore inondé. La porte du garage était restée ouverte. Sans doute les gens qui vivaient là avaient-ils cherché à fuir après le tremblement de terre ou à l’annonce du tsunami. Ils avaient dû se retrouver bloqués dans les embouteillages, tout le monde essayant de quitter la vallée en même temps et, s’ils n’avaient pas quitté la route principale qui allait dans les terres pour prendre plus directement dans les montagnes, même à pied, ils avaient sûrement été piégés là comme tant d’autres. Peut-être en revenant, se souvenant qu’ils avaient laissé le garage ouvert, ou cherchant à récupérer quelque objet de valeur, les bijoux ou les urnes des ancêtres. Beaucoup de gens étaient morts en cherchant à retourner chez eux. Il y avait eu plusieurs vagues, et la première était loin d’être la plus haute.
À l’intérieur, les meubles avaient été renversés, cassés à terre, recouverts d’une épaisse couche de poussière de plâtre, de sable et de boue mêlés. La puanteur était si forte, un mélange d’égouts inondés, d’algues et de fuel dans l’air, que le jeune garçon crut qu’il allait vomir son cœur en entrant. Les nattes en bambou tressé, même dans les chambres du haut, étaient gorgées d’eau et de déchets, et pesaient une tonne.
D’après ce qu’il avait pu voir des pièces de l’étage, une famille vivait là. La fille avait déjà sa chambre et allait au collège, peut-être dans le même collège que lui. Peut-être qu’il la connaissait. Il n’essaya pas de trouver d’autres affaires à elle, qui auraient pu lui faire deviner de qui il s’agissait. D’abord parce qu’il était un peu gêné de dormir chez ces gens. Et puis parce qu’elle était peut-être morte. Il ne voulait pas apprendre que des gens qu’il connaissait étaient morts.
Il dormit sur la table de la cuisine, après y avoir déposé une couverture pliée qu’il avait dénichée dans le placard du premier étage, en guise de matelas.
Il ne voulait pas penser à ses parents. Ne voulait pas savoir ce qui leur était arrivé ni comment, s’ils avaient choisi la mauvaise route, s’ils avaient cherché à venir le prendre à l’école ou s’ils avaient voulu revenir chez eux ou secourir un voisin plus âgé. Dans le fond, il ne savait pas s’ils étaient vraiment morts, mais il ne voulait pas se poser la question. Il se donnait des raisons de fuir. Il crevait de peur. Il y aurait d’autres secousses. Il crevait de peur toute la nuit sur la table de la cuisine.
Il aurait pu aller à Sendai, c’était la préfecture et là que travaillait son père. Il aurait dormi au sec dans un gymnase, le nouveau stade de baseball ou la médiathèque. Il aurait attendu des nouvelles de ses parents. Il aurait été placé, sans doute, dans une famille. Cela aurait duré des semaines, des mois.
Il est parti vers Tokyo le lendemain, en autostop. Il disait que sa mère l’envoyait chez une de ses sœurs là-bas, mais qu’il n’avait pas l’argent du train, parce qu’ils avaient tout perdu, la maison détruite, tout ça. On lui payait des Coca et des sandwiches à chaque aire de repos. Le dernier conducteur, qui le déposa à la gare centrale, voulait l’amener jusque chez elle, mais il prétexta que sa tante travaillait et qu’il fallait qu’il attende le soir pour l’appeler. Il lui laissa mille yens pour s’acheter encore quelque chose à grignoter et passer son coup de fil. Bonne chance, petit. Et voilà.
Ses baskets défoncées, son pantalon de flanelle taché, trop grand, qui tirebouchonne sur ses chevilles, sa veste bleue du collège aux manches maculées de boue et son pull qui ne protège pas de grand-chose, un billet de mille dans la poche, devant Tokyo Station, en face d’immeubles de banques où l’on aurait pu ranger tout son quartier, peut-être la moitié de la ville étage par étage. La deuxième nuit il l’a simplement passée là, dans la gare. Même à Tokyo il y avait un climat d’angoisse assez fort pour que la police ne s’occupe pas de lui.
À présent les ruines sont à peu près déblayées. Cela donne l’impression de marécages asséchés. Çà et là l’herbe repousse dans les décombres arasés des murs de béton. Des maisons sont encore debout, vides, des panneaux de signalisation, des entrées de gares, suspendues en l’air, escaliers et passages surélevés ne menant plus nulle part, ne surplombant plus rien.
« C’est là que tu vivais ? Tu ne m’as pas dit d’où tu venais. C’est loin ?
— C’était là. Par là. »
Il fait un geste vague de la main, qui ne désigne rien de particulier. Il n’y a rien de particulier à désigner.
« On peut s’arrêter un peu, si tu veux. De ce côté de la route il y a encore un quartier. Ils ont annoncé une station-service. On peut manger un morceau.
— Je préfère pas. Je voudrais qu’on arrive, vite.
— Akainu ?
— Oui.
— Tu n’as jamais pensé à rechercher tes parents ?
— … »
Le garçon le regarde stupéfait. Ses yeux se sont emplis de larmes en une seconde, comme si elles attendaient derrière ses paupières, depuis dix mois, la moindre fissure, l’occasion de s’enfuir. Ses larmes sont comme des prisonniers qui se parlent de se faire la belle tous les soirs lorsque la nuit tombe, qui rêvent, qui s’échauffent, qui sont prêts à mettre le pénitencier à feu et à sang dès qu’il se passera quelque chose, n’importe quoi, dès que les surveillants baisseront la garde, ne serait-ce qu’une seconde. Quand elles s’échapperont, plus rien ne pourra les retenir. Il lui semble qu’elles couleront alors telle une source, jusqu’à sa mort. Ça lui fait peur, parce qu’il n’a pas envie de pleurer jusqu’à sa mort à lui, qui peut être dans très longtemps. D’ailleurs, personne n’aime voir pleurer les enfants.
Alors il écrase ses poings sur ses yeux pour être bien sûr que ça tienne, une bonne digue bien construite, une qui n’aurait pas laissé passer le tsunami et emporter sa vie, et il fait en détournant la tête un nouveau geste de la main vers le monde vague et sale qui s’étend entre eux et l’océan.
« Non. »