La zone interdite


On accédait à la zone interdite par le checkpoint de Minami-Soma. Elle n’était pas plus dévastée que le reste du littoral, mais elle était radioactive en plus d’être dévastée. D’un côté du checkpoint on était dans le périmètre des vingt kilomètres qui avaient été évacués sur décision du gouvernement. De l’autre côté, on était dans l’anneau de vingt à quarante kilomètres où les gouverneurs et les maires avaient conseillé à leurs concitoyens d’évacuer tout de même, mais en laissant à chacun le choix et la responsabilité qui allait avec, c’est-à-dire sans aucune garantie que les assurances et l’administration suivent. Peu à peu presque tout le monde était parti. Plus de commerce, plus d’école, plus de voisin, ça ne faisait plus beaucoup de raisons de rester.

Une fois passé le gros œuvre des premiers mois, les démolitions, les gravats, la côte s’est mise à ressembler à une succession de villes fantômes. Au bord des routes vides à l’asphalte fissuré, comme traversées de failles, quelques bâtiments désormais étranges et inutiles se dressaient encore, à peu près intacts, rappelant que c’était une ville et non un désert, que toutes les parcelles semblables à des terrains vagues autour d’eux avaient été des maisons qui n’étaient plus là.

Kaze avait du mal à se faire une idée de ce à quoi tout cela pouvait bien ressembler auparavant. Tant de manques dans le paysage posaient un problème d’échelle. On voyait à plusieurs kilomètres les montagnes boisées et l’océan tranquille, et la plaine un peu trop plate entre les deux où l’on ne distinguait plus les anciennes rizières des immeubles envolés s’étalait sans limites, se déployait autant dans l’imagination que sous les yeux de Kaze, comme seule l’absence peut le faire.

Il n’était jamais allé dans le Tohoku. Il n’en connaissait que le riz d’Iwate et le saké de Niigata, les cartes postales des îles devant Ishinomaki ou les pins solitaires, sur des pitons de calcaire détachés de la falaise, majestueux dans le soleil couchant de Tomioka.

Ils passèrent le checkpoint, qui se résumait à quatre brigadiers et un officier de police, les bras croisés sur d’épaisses parkas bleues, portant des gants cirés et de simples masques pour toute protection. Au Japon comme ailleurs, l’énergie nucléaire était censée être la moins polluante et la plus sûre. Kaze se demanda si les policiers avaient une prime spéciale pour travailler ici et s’ils avaient un de ces compteurs ou badges qui mesurent les radiations. Lui, évidemment, n’en avait pas. Il s’était engagé tout simplement à quelques rues de l’agence pour l’emploi de Sendai, auprès d’une entreprise de transport qui cherchait des volontaires pour continuer de déblayer la zone interdite. On ne le payait pas trop mal, en liquide, parce qu’il apportait son propre camion, mais c’était à lui de prendre en charge le salaire d’Akainu. On leur avait fourni de gros gants de chantier et un laissez-passer de l’entreprise, tamponné du sceau de la préfecture pour entrer dans le périmètre. Ils avaient rendez-vous deux heures plus tard au lieu-dit de « la Décharge », aux abords d’Okuma. Lorsqu’il avait demandé si la zone était sûre à présent, le gros moustachu qui venait de l’embaucher dans la rue éclata de rire.

« Ça n’a jamais été dangereux, allons ! Quelques jours l’an dernier, au moment de l’accident, mais du temps a passé depuis. Il faut que vous preniez vos précautions. Vous sortez couverts s’il se met à pleuvoir, et si vous ne pouvez pas faire autrement que de prendre l’averse, une douche en rentrant, voilà ce qu’il faut pour se décontaminer, mais aucun risque là-dessus. Et mangez du miso ! »

Après tout, ils allaient faire ce qu’ils faisaient déjà à Tokyo, ils seraient même mieux payés pour le faire : débarrasser les choses que personne ne voulait toucher. Le gamin n’avait pas dit un mot de tout le trajet.

Autant les villes fantômes de la côte étaient devenues de vastes terrains vagues plats et propres à présent, autant la zone d’exclusion conservait encore les stigmates de la catastrophe. On avait permis aux gens de revenir au compte-goutte, jamais pour plus de quelques heures, le temps de vérifier l’état de leur maison si elle était encore là, ramener quelques affaires personnelles s’ils les retrouvaient. Les consignes concernant le fait que les objets pouvaient être irradiés – les autorités et les médias avaient plutôt tendance à employer le mot « contaminés » – n’étaient pas très claires. De toute façon on manquait d’appareils de mesure.

C’était encore plus vrai pour les travailleurs comme Kaze et le gamin, qui étaient les seuls désormais à parcourir la zone. On ne croisait plus ici que des camions, des camionnettes, des bennes et des pelleteuses, quelques bulldozers et des tractopelles, démolissant et remuant des gravats de terre et de béton, de la ferraille, des pneus, des vêtements.

« La Décharge » correspondait à sa dénomination, excepté qu’on n’en avait jamais vu d’aussi grande. On y accédait par une casse de véhicules empilés les uns sur les autres jusqu’à former, à l’entrée de la vallée, des murs semblables à ceux des citadelles des récits fantastiques, impressionnantes montagnes d’acier et de tôle défoncée rouillant dans le brouillard salé de la mer comme si elles étaient là depuis des siècles, vestiges d’un peuple disparu, portes monumentales gardant l’entrée de quelque nécropole maudite.

Quatre hommes discutant autour d’un brasero aménagé dans un ancien fût de pétrole se retournèrent en entendant la camionnette de Kaze et lui firent signe de s’arrêter. Ils portaient des imperméables de toile cirée par-dessus leurs parkas, des bottes en caoutchouc qui montaient jusqu’aux genoux, dans lesquelles ils avaient rentré leurs pantalons de travail maculés de boue, des chapeaux mous, de plastique également, sur des bonnets de laine et des gants de cuisine serrés à leurs poignets par une bande de gaffer. L’un d’eux arborait, au lieu du masque hygiénique, un respirateur usé et des lunettes de soudeur.

Il s’approcha de la voiture comme l’avait fait le policier au checkpoint, sous l’œil de ses collègues qui s’étaient tus. Il flottait dans l’air une odeur de marée, de pourriture et d’essence.