Un cimetière en forêt


Ils sont tous les deux dans la camionnette, garée devant le bâtiment de la préfecture. Ils ne sortent pas : ils parlent, sans se regarder. Le gamin est nerveux, jette des coups d’œil au building de béton puis baisse la tête. Il se tord les mains, ne veut pas montrer qu’il a peur, dans le fond, croise les bras, se ferme, agacé, agressif. Ils parlent bas, mais ses phrases sont sèches. Il n’ira pas, il ne sortira pas.

« Tu n’es pas mon père, tu n’as pas à me dire ce que je dois faire. »

Kaze regarde la route devant lui. Dans ce coin de la ville, on dirait que la vie est revenue à la normale. Il remet le contact.

« Très bien. Comme tu voudras.

— Où on va ?

— Je voudrais te montrer quelque chose.

— Je veux rentrer.

— Ce n’est pas loin. »

Ils font route vers le nord, dépassant Ishinomaki, obliquant vers la côte. Les villes ont été durement touchées ici. Minamisanriku entièrement détruite, rasée. N’en reste un an plus tard qu’un immense terrain vague. Des camps de réfugiés sont sur les collines.

« Où on va ?

— Tu ne veux pas interroger le registre des disparus, à la préfecture de Sendai. Tu me dis que tes parents sont morts.

— Et alors ?

— Alors je vais te montrer les morts. »

Il faut monter par une piste, creusée par les bulldozers. À une cinquantaine de mètres dans les premières pentes de la montagne, on arrive dans une sorte de clairière, un champ défriché, plat, un rectangle tout en longueur au milieu de la forêt, sous la neige. Il n’y a rien d’autre à voir ici que quatre allées de petits poteaux de bois de section carrée, d’une cinquantaine de centimètres de haut, parfaitement alignés, parfaitement parallèles, sans autre indication, ni panneau ni lanterne, rien d’autre que quatre allées de stèles, des centaines peut-être – mais une stèle ne peut pas être en bois –, un cimetière en forêt, qui ne ressemble en rien à un cimetière, et pourtant cela saute aux yeux.

Le gamin bondit hors de la voiture qui s’est arrêtée au bord du champ. Il ne veut pas écouter. Il serre les poings. Il fixe devant lui les rangées de tombes en fronçant les sourcils. Il ne veut pas croire ce qu’il voit.

« On a retrouvé plus de dix-huit mille corps en quelques semaines. Ceux qui étaient dans les décombres ou dans les poches d’eau qui s’étaient formées avec le retrait de la vague. Beaucoup d’autres n’ont jamais été retrouvés parce qu’ils ont été portés par le tsunami, parfois loin dans les terres, dans la forêt où ils ont fait, j’imagine, des fantômes de plus. Parmi ceux qu’on a repêchés, on a pu en identifier un sur deux, à peu près. Les cérémonies funéraires ont commencé. Mais cela faisait beaucoup de monde, même si l’on s’occupait en priorité de ceux qui avaient encore de la famille. Les préfectures ont vite manqué de carburant pour les crématoriums. À Fukushima, Miyagi ou Iwate, je ne sais plus qui a sonné l’alarme en premier, on a établi des sortes de listes d’attente et, un peu partout dans la campagne, on a construit ce genre de choses, des cimetières provisoires, en attendant de pouvoir brûler les corps. Les allées que tu vois ont été creusées à la pelleteuse, les emplacements séparés par de simples planches, de la largeur de la tranchée. Il y a eu des cérémonies collectives, pour les familles, les cercueils étaient portés et mis en terre par les soldats des forces d’autodéfense, transportés dans de grands camions militaires. Les stèles sont en bois parce que c’est provisoire. Au début on parlait de deux ans, mais ça traîne un peu à ce qu’on m’a dit, parce qu’on ne sait pas trop quoi faire avec ceux qu’on n’a pas pu identifier. Ce sont toutes les stèles où il y a un numéro, à la place du nom. »

Kaze parle doucement. Il est debout à côté de lui. Akainu ne le regarde pas. Il a l’impression qu’il pourrait lui sauter à la gorge et l’étrangler s’il se retourne vers lui. Colère, tristesse, il ne sait pas bien ce qu’il ressent, c’est peut-être même juste de l’impuissance, de la peur ou de l’incompréhension, il y a tant de sentiments qu’un gamin de quatorze ans n’a pas encore expérimentés. Mais il sait que n’importe quel sentiment peut devenir de la rage. Il serre les dents, il serre les poings. C’est lorsqu’elles arrivent, c’est lorsqu’il est trop tard, qu’il s’aperçoit qu’il a tout fait, sans le savoir, se forçant de garder les yeux ouverts, pour que les larmes viennent.

Alors il tombe à genoux dans la neige et se cache le visage dans les mains. Les retenir. Se frotter les poings sur les yeux pour les retenir, parce que sinon il n’y aura plus rien pour les arrêter.

« Tu n’es plus un gamin. Tu devais voir ça avant de prendre ta décision. »