C’est une ancienne demeure seigneuriale parfaitement préservée, à l’écart des autres habitations plus récentes. La route qui serpente dans la montagne pour y conduire ne va pas plus loin. On peut très facilement s’imaginer que le propriétaire actuel est le descendant de la famille qui l’avait faite ériger, il y a plusieurs siècles, dans le style sobrement géométrique des maisons de samuraï. Il y a plusieurs pavillons, les shoin, posés sur de fins pilotis de bois, disposés autour d’un plan d’eau et offrant tous la même façade de courte terrasse, de véranda fermée de shoji blancs, de poutres de bois presque noirs les découpant en rectangles réguliers. La charpente et les toits débordants ne sont pas ornés de frises, ni de sculptures. Kaze s’était renseigné. Il avait fait le trajet plusieurs fois dans sa tête. S’était souvent demandé si cela valait la peine d’aller au bout de cette histoire. Après tout, il en connaissait déjà l’issue.
Il serait venu à pied pour ne pas qu’on remarque la camionnette, qu’il aurait laissée en contrebas, serait entré par la forêt. Il s’accroupirait à la lisière du parc, prendrait le temps d’observer les jardins qui entouraient les corps de bâtiments, les bosquets d’eucalyptus et de pruniers, les ponts de pierre qui mènent au pavillon de thé, planté à quelques mètres de la rive sur une île à peine plus grande que lui, les barques de bois qui y sont amarrées. C’est un jardin paysager qu’on est censé regarder depuis l’intérieur des shoin ou depuis leur terrasse orientée au sud-est. Il n’y aurait pas âme qui vive. Il se serait attendu à des gardes, en tout cas du personnel, ne fût-ce que des jardiniers, des domestiques, mais il n’y aurait personne. Les shoji seraient fermés, sauf celui de la terrasse du pavillon principal. Il se demanderait s’il convient de courir et de se dissimuler derrière chaque bosquet, comme font les militaires dans les films, mais il déciderait qu’après tout, un homme seul marchant tout à fait normalement est encore la solution la plus discrète. Il sortirait du couvert des arbres et se dirigerait vers le petit lac, le contournerait par la droite, passerait le pont qui surplombe la rivière alimentant le plan d’eau, piquerait à travers le jardin, directement sur le pavillon. Il se tiendrait droit et raide, et marcherait d’un pas plutôt lent, déterminé. Dans la poche de son pantalon, le pistolet serait lourd et froid.
Se hissant sur la terrasse, il jetterait un coup d’œil derrière lui. L’impression de paysage est saisissante. Les reliefs et les arbres, les rochers mis à nu posés sur des lits de mousse, toutes les petites collines artificielles, les îles boisées sur le lac, s’agencent en plans successifs de montagnes et de mer, jusqu’à l’horizon de la forêt. À l’intérieur, la première grande salle baignerait dans le demi-jour des shoji. L’auvent du toit surplombant la terrasse ne permet qu’à la lumière diffuse et lointaine du jardin d’y entrer, passant à travers le papier tendu jauni comme à travers un tamis qui ne laisse pénétrer dans la pièce, en été comme en hiver, qu’une lueur sans éclat, étale et douce, dans laquelle, indifférente, luisent les fusuma décorés de peintures à l’encre grise, branches tortueuses de pins, vols de grues, hérons à l’affût au bord d’un torrent de montagne, esquisses de paysages entrevus par fractions dans la pénombre brumeuse, dans le style de Kanô. La salle serait vide. En faisant coulisser les cloisons mobiles à boutons de porte il pénétrerait dans le shoin comme dans un immense labyrinthe de pièces sans meubles, aux décors similaires. Il n’y aurait d’autres bruits que, de plus en plus étouffés, les oiseaux du jardin et l’eau qui courait non loin.
Kaze se demanderait s’il doit sortir son arme, en cas de rencontre impromptue avec un garde ou un employé. Il sait à présent qu’une arme ne vaut que si l’on est prêt à s’en servir, et il n’est pas à l’aise avec cette idée, depuis sa mésaventure de Tokyo, chez l’avocat. Plus il progresserait à travers les salons déserts, et plus la pénombre serait grande. Les shoji qui surmontent les cloisons ne laissent plus entrer qu’un halo de lumière poudrée qui se dépose sur les nattes et les murs comme de la poussière. Il serait nerveux. Un changement de niveau lui indiquerait qu’il passe dans la seconde salle du pavillon. Un air de shamisen étouffé, lointain, lui parviendrait à présent à travers l’enfilade des pièces. Il se dirigerait à l’oreille, vers la source de la musique. À chaque fois qu’il ferait glisser un fusuma, il garderait sa main dans sa poche, sur la crosse du pistolet. À la dernière cloison, la musique s’arrêterait.
La pièce est sombre. Il ouvrirait plus grand la porte coulissante pour faire entrer le peu de clarté qui l’aurait suivi jusque-là. Distinguerait une silhouette assise, tapie dans un coin de l’obscurité, près du tokonoma creusé dans des ténèbres plus profondes encore. Un seul shoji, de la dimension d’une petite fenêtre carrée, aux trames serrées, ne parvient à les percer mais présente une étrange surface blanchâtre, comme une brume de rêve. La voix d’un vieillard sortirait de l’ombre.
« J’avais fini par penser que vous ne viendriez plus. Entrez, entrez donc. »
Ses yeux s’habitueraient peu à peu au manque de lumière. La pièce est décorée de peintures à la feuille d’or dont il ne distinguerait pas les motifs exacts, mais qui diffusent telle une vibration des éclats chauds et changeants de lueurs. Près de l’homme assis se lèverait soudain une deuxième silhouette. Kaze serrerait la crosse du pistolet dans sa poche.
Continuant à s’approcher il verrait que ce n’est qu’une enfant. C’est elle qui tient le shamisen. Elle serait vêtue d’un kimono de soie et légèrement décoiffée, comme une de ces bijin des estampes d’Edo, les actrices, les serveuses, les courtisanes. Sur un signe de l’homme, elle s’inclinerait profondément devant Kaze et partirait. Il ne songerait pas à la retenir. Elle doit avoir douze ou treize ans tout au plus, ses yeux soulignés de rouge, la pointe vibrante de ses pommettes, comme un glacis dans sa peau blanche, son sourire figé aux dents noircies selon la mode de jadis et la richesse de son habit sont d’une beauté scandaleuse et d’une tristesse insupportable. Elle aurait bientôt disparu, simple apparition. Le vieillard s’en amuserait. Ce serait une sorte de méchant absolu, comme dans les films d’espionnage ou les romans de science-fiction.
« Elle est si jeune. N’est-elle pas tout ce qui devrait m’être défendu depuis longtemps et, de ce fait, la seule chose que je puisse encore désirer dans cette vie qui s’achève ?
— Vous ajoutez la perversion au crime. Vous me dégoûtez.
— Je suis un vieil homme. Je suis à la fois assez puissant et assez retiré du monde pour ne pas avoir à sauver les apparences. Et, après tout, je ne la traite pas si mal. Mais vous n’êtes pas venu jusque chez moi pour me faire la morale, n’est-ce pas ? Qu’êtes-vous venu faire chez moi ? Me menacer, comme l’avocat ? Il est mort, maintenant. Pourquoi prendre ces risques ? Pour que j’avoue ? J’avoue. Pour me soutirer de l’argent contre votre silence ? Ce n’est pas votre style. Pour me tuer ? J’ai presque cent ans. Je m’attends à mourir tous les soirs, quand je me couche.
— Je veux comprendre.
— Connaissez-vous l’expression yami shogun ? Le shogun a toujours eu le véritable pouvoir, au Japon. L’empereur n’était là que pour le décor. Le fait que les Tokugawa aient déposé leur titre pendant l’ère Meiji n’y change rien. Les « shogun de l’ombre », ce sont d’anciens Premiers ministres qui restent dans les coulisses, d’anciens dirigeants du LDP aussi, parfois. Ou bien des gens comme moi, qui ont un pied dans plusieurs mondes, la politique, les affaires. Nous devons être deux ou trois, aujourd’hui, à connaître toutes les ficelles de ce pays à la dérive. Quand il y a besoin de coordonner les efforts du consensus, de réunir des sommes colossales en très peu de temps, les fonctionnaires irresponsables qui nous gouvernent ne peuvent rien.
— Et vous, qu’avez-vous fait ? Vous avez vendu le littoral aux yakuzas, vous avez sauvé une entreprise de voyous qui trafiquait ses rapports de sécurité depuis vingt ans, vous avez menti aux Japonais sur l’accident nucléaire, laissé des milliers de familles à la rue, planifié une reconstruction hâtive qui ne profitera qu’aux bétonniers et aux investisseurs mafieux.
— Le Japon a enregistré une croissance de quatre pour cent depuis la catastrophe. Le chômage dans le Nord a baissé dans des proportions inouïes. On a évité une dévaluation du yen et une crise sans précédent. Les centrales vont être mises à niveau et relancées dès cet été. Le sentiment patriotique a connu un renouveau de ferveur et les hommes politiques locaux ont pris de l’assurance, qui les fera se débarrasser un jour d’une administration inefficace et corrompue.
— Et de la démocratie.
— Un concept occidental. »
Le vieillard ne bougerait presque pas en parlant. Derrière lui, dans l’obscurité de l’alcôve, Kaze distinguerait un poème qu’il n’arriverait pas à lire, calligraphié dans le style sôsho, fin, long et sans aucun angle dans l’écriture des kanji, qui tombent sur la feuille comme des lianes.
« Si j’avais pu arrêter la vague dans sa course, je l’aurais fait, j’aurais sauvé ces pauvres gens. Mais je n’ai pas ce pouvoir-là, personne ne l’a. J’ai fait ce que, moi, je pouvais faire, et je l’ai fait dans l’intérêt du pays. Vous pouvez ne pas être d’accord avec ça. Vous pouvez discuter à l’infini ce qui est bon pour les gens. Est-ce qu’il vaut mieux être une espèce de colonie américaine ou risquer de se faire bouffer tout cru par la Chine, est-ce qu’il est préférable de se refermer une nouvelle fois comme une huître et d’attendre d’être un peu moins nombreux, puisqu’on ne fait plus d’enfants, vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez, est-ce que nous sommes capables d’être une nation normale, une grande nation comme les autres – et de rester Japonais –, est-ce que le Japon est une nation ou est-ce que ce sont des paysages, des coutumes, une façon de boire le thé et d’arranger les fleurs, un pays d’admirateurs de la lune et de poétesses en kimono, vous pouvez en parler pendant des heures, en tremblant, des yakuzas, ils ne sont pas d’hier, ils font partie de notre société, ils sont plus japonais que beaucoup de vos anciens clients qui vivent à Taïwan ou à Singapour, qui parlent de justice et de démocratie, écrivent dans les journaux contre la corruption, mais qui ne sont jamais là, quand on a besoin d’eux. Qu’auriez-vous fait, vous, si vous en aviez eu le pouvoir ?
— Je devrais vous tuer. Je devrais vous abattre comme un chien.
— Cela vous soulagerait sans doute, mais ça ne servirait pas à grand-chose et ils vous tueraient à leur tour.
— J’ai laissé toute ma vie, ma famille, parce que vos amis yakuzas ont pensé que j’en savais trop sur leurs investissements. Vos petites magouilles pour redresser le pays. J’ai tout perdu. J’ai perdu mon honneur pour protéger ma femme. Même si vous me disiez, maintenant, que je n’ai plus rien à craindre, je ne pourrais pas revenir.
— Et à présent, qu’allez-vous faire, puisque vous ne semblez pas décidé à me tuer, finalement ?
— Je vais échapper à votre système, à votre Japon. »