Furusato


Tous les Japonais ont un furusato, un « souvenir du pays natal », une image empreinte de nostalgie qui nourrit les chansons populaires. C’est un coin de nature, un pont, un très vieil arbre, une cascade dans la forêt, un paysage de l’enfance, même pour l’immense majorité des gens qui a grandi en ville, ce n’est jamais un bâtiment, les bâtiments changent, ils sont remplacés par d’autres, mais ce peut être un détail, comme le bouquet de violettes qui poussait dans l’arbre creux de la cour ou la friche de roseau et d’iris, à la pointe d’une île au bord de la rivière, tous les Japonais en ont un, même ceux qui n’ont jamais quitté leur pays, ce peut être une vue ou bien ce peut être une fête, pourvu qu’elle ait lieu tous les ans depuis suffisamment de siècles pour qu’on ait la certitude de la retrouver intacte, avec ses lanternes de papier et ses chars en bois, ses kimonos, dans la chaleur éternelle des nuits d’été de « la capitale ».

C’était celui de Yukiko : la fête du vieux quartier de Gion, qui s’étalait sur un mois, mais surtout l’exposition des chars, trois nuits de suite, à la fin de la saison des pluies, avec sa foule en cortège envahissant les rues fermées à la circulation, tel un fleuve humain déferlant de toute la province du Kansai, les ports et les campagnes. Les voisins s’y retrouvaient et faisaient un bout de promenade ensemble, les couples s’y donnaient rendez-vous. Les jeunes filles y sortaient en grappes de kimonos, dont la ceinture, dans leur dos, imitait par son agencement, son nœud de dentelles, les ailes d’un papillon qui ne sortirait de sa chrysalide de froufrous que pendant ces quelques nuits de l’année où tout semble permis, surtout le bonheur simple d’être ensemble et de rire aux jeux enfantins du bingo ou de la pêche aux billes, de manger dans la rue, debout, des brochettes de tranches d’ananas glacées, de parler sans façon aux gens qu’on croise par hasard, déambuler tout simplement et se montrer, ne plus être la caissière que personne ne reconnaît parce que personne ne la voit, avec son tablier et son fichu dans les cheveux, ne plus être l’office lady en tailleur qui ne compte pas ses heures supplémentaires ou la fille de la campagne qui remonte sa jupe et la coince dans sa ceinture pour marcher plus vite, ne même plus être la voisine ou la sœur, mais, simplement, une jeune fille parmi des milliers les cheveux crêpés en chignon bombé retombant en boucles anglaises, le port droit et fier, relevant le nez, comme on dit ici, et se creusant les joues, pour regarder de haut les lumières de la ville, à travers les paillettes de ses faux cils, une jeune fille au milieu de toutes les autres, qui se montre enfin telle qu’elle se rêve, qui se permet de sourire aux inconnus sans conséquences. Et c’est cela, son furusato.

Si elle ferme les yeux le soir en y pensant, elle s’y retrouve en rêve, au milieu d’une foule joyeuse où elle dispose à son gré les gens qu’elle a connus, plus jeune. Elle se promène mentalement dans les rues de Gion, au sud de Yasaka-jinja, traverse la rivière à Shijo et remonte sur Karasuma, la rue des stands illuminés de sucreries et d’alcools, s’assoit un moment sur le bord du trottoir qui sépare l’avenue en deux. Le peuple anonyme défile devant elle, les couples en yukata, les jeunes filles en groupe, les voisins en famille, les garçons venus des ports, d’Osaka, de Kobe, en bandes de blousons noirs apprêtés et coquets, ils passent et nombreux lui sourient, comme s’ils défilaient pour elle, les enfants de son quartier, collégiens d’Higashiyama courant le matin en groupes désordonnés autour de ceux qui avaient des vélos, le long du parc de Nanzen-ji et son antique porte, les femmes qui tenaient les commerces du petit marché couvert, de l’autre côté de la colline, où elle allait faire les courses accompagnée de sa mère, s’asseyant dans les échoppes et y buvant le thé avec une pâtisserie enrobée dans une feuille de bambou, Ichiro, le fils des voisins, qui venait à la villa par le petit chemin et demandait après elle, parce qu’il avait peur d’aller seul dans la forêt que Yukiko connaissait par cœur. Ils sont tous là. Elle les regarde passer comme font les chats qui se couchent à l’ombre des cerisiers, sur le chemin de la philosophie. Les gens sont là, mais leurs visages se brouillent lorsqu’elle essaie d’en retenir l’image. Les souvenirs sont délicats à ressusciter, surtout dans un rêve où les époques se mélangent. Elle se lève. Cela l’inquiète un peu. Dans son rêve, Yukiko ne sait pas qu’elle est en train de rêver. Elle se remet à marcher dans la foule, mais, cette fois, elle est à contre-courant et sa progression devient difficile. Elle scrute les visages des passants qui la croisent maintenant, cherche à reconnaître leurs traits, en vain. Puis elle comprend ce qui la dérange, ce qui crée cette sorte de panique qui est en train de monter dans son ventre.

C’est le visage de son père, qu’elle cherche dans la foule. Il n’y est pas. Elle croit le reconnaître cent fois, des hommes sur le point de disparaître, avalés par le flot, elle les appelle pour qu’ils se retournent, en vain.

Ce n’est jamais anodin un retour. Le plus simple en matière de voyage, c’est encore de partir. En revenant, c’est sa vie qu’elle mesure, sa vie qui tient dans cet écart entre les promesses de son enfance et la nostalgie du souvenir. Longtemps elle avait accusé les autres des choix qu’elle faisait. Elle avait rêvé d’Amérique, d’être actrice, elle avait rêvé d’épouser un beau jeune homme rencontré par hasard, qui rentrerait le soir pour dîner avec elle et lui faire l’amour, l’emmènerait en vacances en Europe, mais à la fin elle était tombée sur un poète-détective sans le sou et un job de serveuse chez Jimmy Sakata. Les Américains rêvent de rêves américains, se dit-elle, mais les Japonais ?

Elle va rester là. C’est chez elle.

Elle est au milieu de la cohue du festival, perdue dans un souvenir d’enfance avec son corps d’adulte. Elle marche vite. Les lumières s’éteignent dans les rues de traverse encombrées de distributeurs de cigarettes qu’elle emprunte pour regagner la rivière. Et, peu à peu, son esprit se calme. Elle ne cherche plus son père dans son rêve, puisqu’il n’y est pas. Il est dans un autre rêve. Il porte un col roulé noir, conduisant sa fourgonnette pour venir au secours de familles poursuivies par les dettes ou la radioactivité. Il porte des baskets pour ne pas faire de bruit et des gants, chuchotant des ordres brefs dans le noir. Laissant de faux indices qu’il avait récupérés ou imprimés lui-même, cartes de visite ou factures pointant vers d’autres adresses où l’on ne trouverait rien, si la police, l’assurance ou les mafieux de la banque essayaient de remonter une trace. Elle sourit dans son sommeil en se disant qu’elle n’avait jamais imaginé son père au travail, lorsqu’il était courtier. Elle a le sourire de son père, elle le sait depuis qu’elle a récupéré dans ses affaires du bureau sa carte professionnelle.

Sur les berges de la Kamogawa elle croise Richard B. C’est étonnant. Il porte une chemise hawaïenne et se promène, le nez en l’air comme elle l’a toujours connu. Il est entouré d’étudiants rieurs, éméchés, trop contents de pouvoir essayer leurs trois mots d’anglais. Elle se demande s’il va rester dans son rêve, lorsqu’il sera reparti en Californie. Elle lui dit au revoir avec la main. Il ne l’a pas remarquée. Et elle continue de marcher, les lumières d’autres quartiers s’allument à leur tour, les rues se vident et le temps passe, emporté par le vent sur les bords de la rivière comme des poussières de Japon. C’est chez elle. Elle reprend le cours de sa vie.