La fourgonnette qui les transportait, lui, sa valise de représentant de commerce improvisé et ses trois cartons, s’est arrêtée trois fois dans des stations de routiers et de cars de tourisme au bord de l’autoroute, des sortes de centres commerciaux géants, avec salles de jeux vidéos et de pachinko, restaurants de raviolis chinois, de soupes de nouilles, de hamburgers et de sushis tournants, cafétérias, boutiques d’accessoires auto, d’accessoires de voyage, de vêtements, de journaux et de mangas, et des parkings gigantesques quadrillés d’allées répertoriées par chiffres et par lettres. Ils passaient là un quart d’heure à chaque fois, à la minute près, ce devait être une sorte d’obligation légale. Kaze sortait fumer deux cigarettes dans le local prévu à cet effet, une pièce vitrée à l’entrée du centre, puis il reprenait la place du passager, bouclait sa ceinture, attendait que le chauffeur et son collègue reviennent, troquent leur place jusqu’à l’arrêt suivant. Dans l’habitacle, tous ont renoncé à parler, ce n’est pas plus mal.
Ils sont arrivés au petit matin, l’ont déposé avec ses trois cartons et sa valise devant le garni où il avait loué une chambre. « Je me débrouillerai, a-t-il dit, il est trop tôt pour réveiller le logeur », et il s’est assis sur un de ses cartons, sur le trottoir, les bras croisés.
Il prend soin de faire quelques pas vers la ruelle que borde l’immeuble de deux étages, une grosse maison en fait, pour fumer ses cigarettes. Deux par deux. Il se demande si c’est une nouvelle habitude. Si sa nouvelle vie va s’accompagner si vite de nouvelles habitudes.
Lorsque la porte s’ouvre enfin il est là, assis, se retourne et se lève dans le même geste, s’incline en se présentant. « Nous nous sommes parlé au téléphone. Je suis le nouveau locataire, monsieur Kaze. »
Le logeur n’est évidemment pas le propriétaire de l’immeuble. Il est petit et voûté, sans doute vient-il de la campagne. Il a des cheveux grisonnants au-dessus des oreilles, autrement le crâne chauve, et de grosses lunettes en plastique imitant de l’écaille de tortue, légèrement fumées. Il ne doit plus y voir grand-chose, mais il semble robuste. Il marche à petits pas rapides, ne traînant pas les pieds. Il ne se tient pas au mur en montant l’escalier, balance les bras de façon rythmée en se voûtant davantage. Peut-être qu’il n’est pas si vieux, après tout. Il le conduit au deuxième étage, celui des « appartements ». Le rez-de-chaussée et le premier sont occupés par des chambres d’une natte qui ne servent qu’à dormir. Autrefois, explique-t-il en montant les marches, le deuxième était celui des kaikodanas, les « étagères à vers à soie », qui étaient des dortoirs aux lits superposés, mais depuis la fin des années quatre-vingt-dix cette catégorie n’existe plus, trop chère à entretenir pour un rapport devenu trop faible : les gens qui peuvent se payer une natte se la payent, les autres dorment dans la rue, c’est plus simple. Du coup, on les a transformés en appartements, pour une clientèle d’étudiants et de travailleurs qui passent facilement pour des aristocrates auprès des anciens locataires. Il dit cela en riant, comme si c’était le signe que la misère s’embourgeoisait, et c’est sans doute vrai en partie, sur le plan statistique et pour ce qui concerne son boulot à lui : la part la plus misérable de la misère a en effet disparu dans les bosquets des parcs et sous les ponts. Kaze frémit en découvrant son « appartement », sa nouvelle maison : c’est plutôt une chambre, grande de quatre tatamis, ouverte sur une alcôve où l’on peut faire la cuisine, aménagée au minimum : un réchaud à gaz posé sur le plan de travail à côté de l’évier surmonté par un four à micro-ondes et un petit placard. Deux portes donnent l’une sur un cabinet de douche en ciment et carrelage, l’autre sur des toilettes propres. Une table basse et quelques coussins défraîchis font office de décoration. La natte de futon et la couverture sont dans le placard des toilettes. La pièce est aveugle ou presque. Une petite fenêtre, au centre du mur, ne sert qu’à l’aération : elle donne sur l’immeuble voisin, on peut le toucher en tendant le bras. En le faisant entrer, le logeur lui fait la récitation des règles de vie qui s’appliquent ici :
« Pas de sous-location, pas de bruits de bricolage ou de musique forte, pas d’invités la nuit, pas de réunion la nuit, pas de prostituées, d’ailleurs pas de prostituées même le jour, on peut fumer évidemment, mais surtout pas de mégot par la fenêtre. C’est moi qui apporte le courrier en fin de matinée. Il y a un téléphone payant en bas, une machine à laver dans la cave, en revanche elle ne sèche pas. Les locataires sortent leurs poubelles le mardi et le vendredi pour les déchets organiques, le jeudi pour le verre et les bouteilles en plastique, le samedi pour les emballages. Et pas de saloperies dans les couloirs. On peut laisser ses chaussures dehors, les autres locataires sont tranquilles. Des jeunes, des représentants de commerce, des artisans. Uniquement des hommes. On paye son loyer par semaine, d’avance. Vous comptez rester longtemps ?
— Je ne sais pas trop encore. Cela dépendra des affaires. »
Le logeur l’observe derrière ses grosses lunettes rondes aux verres fumés. Il semble allonger le cou, hausser un sourcil, sur le point de dire quelque chose, mais s’abstient. Tout le monde ment, à San’ya. Mais ce n’est pas si grave, car personne ne pose de question.
Il referme la porte et s’y adosse, se laisse glisser sur les talons, ferme les yeux. Avec l’argent qu’il a retiré à la banque, il aurait pu prendre un hôtel plus spacieux, plus agréable, mais il aurait tenu moins longtemps. Il faut s’habituer à cette nouvelle vie, se dit-il. L’exiguïté de la pièce, ce ne sera pas le plus difficile.
Il faudrait se reposer. La nuit a été longue, ou c’est le temps qui s’est mis à passer différemment.
Est-ce que c’est comme ça qu’on s’habitue ? Est-ce qu’on attend simplement que le temps passe ? Lorsqu’il se redresse il se dirige vers le coin qui sert de cuisine, cherche un cendrier dans le placard, sous l’évier. Fume deux cigarettes.