Souvenirs de la décennie perdue


Yukiko, s’apprêtant à rendre visite à son passé, n’avait pris qu’un simple sac de voyage en toile. Elle n’était jamais revenue au Japon.

Dans son appartement cette nuit-là, elle se souvient. Elle plie son jean de rechange et son gros pull à côtes, tasse dans une poche en coton ses dessous et ses chaussettes, sa chemise de nuit qui arrivera toute chiffonnée, plie ses bottes en quatre, roule ses tee-shirts et ses tuniques ensemble à la manière d’un sac de couchage minuscule, réduit ses affaires de toilette à sa brosse à dents, sa brosse à cheveux, son parfum et un rasoir jetable – il y aura du savon à l’hôtel et des serviettes –, elle pousse le tout pour ajouter le livre qu’elle est en train de lire, un roman historique qu’elle ne finira jamais, parce qu’elle n’aura plus du tout envie de savoir si la reine frivole aurait dû finalement être épargnée par son bon peuple, elle aura bien d’autres soucis, là-bas. Et elle se souvient.

Elle avait dix-huit ans lorsqu’elle est partie. Ses parents ont d’abord cru qu’elle s’était enfuie avec ce crétin qui lui avait fait l’amour dans sa voiture, mais elle était seule. Sur les routes, pendant quelques semaines, vivant un temps à la campagne chez des cousins qu’elle avait convaincus de ne rien dire, puis échouant en ville, fausse étudiante le jour et serveuse le soir dans des bars de contrebande où l’on servait des amphétamines avec la vodka-pamplemousse. C’était le milieu des années quatre-vingt-dix et de ce qu’on a appelé, là-bas au Japon, la « décennie perdue ».

C’était une époque étrange. Tout le monde s’est mis à courir sur place, on aurait dit le pays de la Reine rouge, dans Alice. On continuait de courir, comme pendant les années quatre-vingts, avec les mêmes recettes et le même désir effréné de fric et de bonheur à portée de main, de bonheur qui s’achète, mais le monde courait plus vite que les gens.

Les entreprises, au bord de sombrer, en avalaient d’autres avec de l’argent qu’elles n’avaient pas, mais qu’elles espéraient gagner en Bourse plus tard, quand les marchés leur feraient confiance à cause de leur taille et non pas à cause de ce qu’elles fabriquaient. Il y avait des licenciements massifs. Comme les États, les chômeurs empruntaient leur train de vie. Et quand il n’y avait plus de banque pour leur prêter, ils se tournaient vers des sociétés de titres détenues par les yakuzas. Il fallait continuer de courir, tout le monde jouait à ça. Les gens avaient quatre ou cinq cartes de crédit. On avait l’impression que le premier qui s’arrêterait mourrait sur le bord de la route. Et au moment de payer, parce qu’il y a toujours un moment où il faut payer, soudain l’enfer s’ouvrait sous leurs pieds comme une de ces failles qui, régulièrement, engloutissaient des villes entières.

Les jeunes n’avaient jamais eu si peu d’avenir.

Il n’y avait jamais eu autant de suicides et de fugues.

Yukiko a tenu un an sans donner de nouvelles. Quand elle est rentrée, son père l’a serrée si fort contre lui, il a été si reconnaissant et désemparé, incapable du moindre reproche, incapable de quoi que ce soit d’autre que la prendre dans ses bras, sur le pas de la porte où il se tenait lorsqu’elle est réapparue, comme s’il avait pressenti sa venue ou comme s’il l’avait attendue là pendant un an, son père dont elle n’a jamais su percer les sentiments, si fragile soudain par amour pour elle, qu’elle a éclaté en sanglots dans ses bras. Et c’est peut-être la seule fois, alors qu’elle venait brutalement de devenir adulte, qu’elle sentit ce que c’était que d’être une enfant.

Il faut trahir nos parents, pour grandir.

Elle est partie en Amérique l’année suivante, cette fois avec leur bénédiction. Elle appelait sa mère une fois par semaine : tout le monde allait toujours bien. Depuis le tremblement de terre et le tsunami, la centrale et tout le chaos, la crise qui recommençait, évidemment cela sonnait faux. L’avenir venait de prendre un sacré coup de vieux. Mais que voulez-vous y faire si les gens mentent pour vous rassurer ? On ne peut tout de même pas en vouloir à un téléphone. Elle faisait sa vie. Elle a obtenu sa carte verte et, bien qu’elle eût toujours un passeport japonais, elle savait qu’elle l’était de moins en moins. Ça lui allait.

Et puis tout s’est écroulé. Elle n’avait jamais vu sa mère pleurer, et c’était bien pire encore de l’entendre, comme ça, dans le grésillement de la distance, ses reniflements comme une friture de plus sur la ligne. Et ne pouvoir rien lui dire, que « j’arrive tout de suite », en sachant que cela mettrait deux jours et ne servirait à rien probablement.

Elle regarde son sac de voyage, un simple sac en toile, léger comme la vie qu’elle a parcourue jusque-là.