Allons, parle, Manfred-Célestin, vieille pacotille, dis quelque chose, n'importe quoi, tu es plus disert d'habitude. Qu'est-ce qui t'arrive ? Ah ça, pourtant, d'habitude, on peut dire que tu m'en racontes ! Tu la trembles sans t'arrêter, ta plainte sempiternelle. Robinet à bout de course, mais qui s'obstine à crachoter jour et nuit son filet brunâtre, au prix de force convulsions. Tu es mon secrétaire particulier, à ce qu'il paraît. Ça, pour ce qui est de sécréter, tu sécrètes. Tu sécrètes particulièrement. C'est même ta principale activité dans l'existence. Je n'aurais jamais imaginé que tant de litres d'humeurs diverses puissent sortir d'un organisme si chichement abreuvé. Toujours à tremper un mouchoir. Je devrais te nommer baron des glaires et général des morves. Regarde-toi, navrant vestige : tu vas te tuer au bavardage, te démantibuler dans le potin. Articuler une syllabe te mobilise les muscles du fond et les os de derrière les fagots, une phrase exige de toi des déhanchements, des grimaces, des expectorations et des envols de redingote, mais n'importe, tu continues, tu t'escrimes. Tu en baves sur ton plastron, je ne sais plus où me fourrer pour éviter que tes postillons ne me détrempent l'uniforme. Et puis tout à coup, on ne sait pas pourquoi, la machine à dégoiser affiche zéro. Bouche cousue, plus de jus de mots à extraire de ta viande desséchée.
Ce n'est pas qu'il y ait beaucoup de substance dans tes harangues. Franchement, depuis quelque temps, il y a à prendre et à laisser. Tu as été un bon conseiller, tu savais tout, te souvenais de tout, les noms, les dates, un vrai fichier à pattes et à poils dans le nez. À présent tu ramollis sévère, c'est vrai, l'alzheimer te travaille les lobes, on ne démêle plus le vrai du faux, le réel de l'imaginaire, tu finirais par m'embrouiller. Mais les noms, les chiffres, tu peux encore en déballer la liste à tout instant, c'est gravé. Tu m'es précieux pour ça.
Parle-moi, s'il te plaît, vas-y, dis-moi n'importe quoi. Je n'ai plus confiance qu'en toi. Et puis ça me fait des vacances. Lorsque tu ne l'ouvres pas, c'est moi qui tiens le crachoir, parfois je me fatigue moi-même. Mes généraux et mes ministres m'écoutent avec respect, tout en maculant discrètement leurs caleçons sous l'effet de la terreur, mais ils ne me disent rien, ou ce qu'ils croient que j'ai envie d'entendre.
Allez, encore une fois, fais-moi le dénombrement de mon empire. Nomme mes provinces, recompte les populations, passe en revue les unités de l'armée, les noms et la biographie de leurs chefs. Redis-le-me-le, j'aime ça, ça me berce, les milliers de ceci et les millions de cela. C'est ça, vois-tu, la jouissance de posséder : se redire les chiffres, nommer ce qui est à soi, passer la main sur les cartes qui relèvent les frontières et délimitent les territoires. Tu ne peux pas savoir, cher déchet, lorsque j'ai eu le pouvoir en main, le plaisir que j'ai éprouvé à redécouper la carte administrative du pays, à distribuer des postes, des gouvernements militaires et des régiments.
Nom de Dieu, mais fais-moi donc mousser cette crème, inopérante engeance, à croire que tu ne remues pas ce blaireau tous les jours depuis bientôt vingt ans, que tu ne l'as jamais vu, que tu le découvres ce matin ! Tu le retournes dans tes paluches tavelées comme un chimpanzé qui a trouvé une calculette. Après ça, tu vas encore manquer m'égorger avec ton coupe-chou. Plus ça va, plus tu sucres les fraises. Quand je sors d'entre tes pognes, on dirait que je viens d'échapper à un attentat.
Non, tais-toi, arrête les frais. Tu m'entretiens dans mes illusions. Qu'est-ce que tu crois ? Je sais parfaitement que tout ça n'existe plus, ou presque plus. Parfois, je me pose des questions, Manfred-Célestin, ma bonne haridelle. Est-ce que sous tes airs ahuris tu ne serais pas un malin ? Hein ? Est-ce qu'au fond ton travail ne consisterait pas à me bourrer le mou, à me faire tourner en bourrique, en prenant des airs d'idiot du village ?
Allons, remets-toi, tu es tout pâle, on dirait que tu vas nous faire ton infarctus des quatre-vingt-quinze ans. Je plaisantais, Manfred-Célestin, ou Georges, c'est tout comme, je sais bien qu'il n'y a pas plus fidèle, pas plus bonne pâte que toi. Tu trembles comme de la gelée anglaise, j'ai peur que tu me coupes encore. Le mois dernier, tu as failli me trancher un lobe, je me demande par quelle aberration je continue à t'employer. L'habitude. Et puis vois-tu, au fond, je suis un débonnaire. Je répugne à me séparer d'un vieux serviteur, même s'il a dépassé la date de péremption.
Oui, le Maréchal, président à vie de la république d'Hyrcasie, est assiégé par la rébellion, cerné, coincé dans sa demi-capitale engorgée, sur son bout de presqu'île, un détail infime sur les cartes, petit appendice que l'énorme corps difforme du pays avance dans la mer, mais il représente, malgré tout, le gouvernement légitime. Et il les emmerde, tous. La guerre et les trahisons ne sont pas parvenues à l'en extirper. Cette pointe infectée dans la chair des rebelles suffira à les empoisonner. La lourde pogne de Sa Justice s'abattra sur eux, qui grouillent sur ses territoires comme de la vermine sur Son Corps.
Je n'ai peut-être plus d'empire réel, mais, sache-le, mon empire imaginaire est encore entier. Tant que je tiens mon bout de capitale, je suis encore le maître. Je nomme des juges, des gouverneurs et des commandants militaires pour des fonctions mortes et des territoires que je ne contrôle plus, mais je suis toujours ce pays, il habite en moi, ses fleuves traversent mes membres, ses forêts poussent dans mon ventre, tous le savent, même ceux qui en ce moment m'assiègent dans ma ville. Tant que je vivrai, fût-ce en exil, à dix mille kilomètres, sous un faux nom, nanti d'un faux nez, poursuivi par des centaines de sicaires, je serai encore le Maréchal, et chaque rebelle, chacun des deux cent trente-sept mille huit cent cinquante-quatre insurgés tremblera, se lèvera la nuit en poussant des cris d'effroi, tiré du sommeil par la térébrante pensée de mon existence.
D'ailleurs, mon rebut joli, ils ont beau me vouer aux gémonies (tu sais ce que c'est, toi, des gémonies ? ça fait mal ?), je continue à régner sur leur imagination, ils ne peuvent pas se passer de moi. Il paraît, d'après Trivelin, qu'ils ont ouvert un musée de la Honte et des Horreurs avec ce qu'ils ont pu ramasser ici et là dans les casernes de la Garde verte ou les bureaux des Services, ou bien en ouvrant des charniers, en pillant les dossiers de la police. Les touristes viennent y défiler en masse. J'y figure en photos, en caricatures, en films. On peut même acheter des poupées monstrueuses à mon effigie. Trivelin m'assure que c'est devenu un vrai fétichisme. Je suis à la mode. On me collectionne sous toutes les formes, on se délecte des récits de mes abominations, je suis l'ogre et le loup dont ils ont besoin.
Bon, assez ri, il nous faut mettre les choses au point. Demain soir, conseil de guerre, ils y seront tous, les généraux, les Services spéciaux, la police, les ministres. Ils attendent une décision, je l'ai annoncée, j'ai fait miroiter la contre-offensive qui dispersera les armées des rebelles. Le plan secret.
En réalité, Manfred-Célestin, Raymond, Henri-Pierre, je n'ai rien sous la main. Il faudra encore que je fasse confiance à mon infinie capacité de baratin. Oui, ma vieille, c'est moi qui vais le leur bourrer, le mou. Il faudra qu'ils me croient, ou qu'ils fassent semblant de me croire. Je ne sais pas. Qu'est-ce qui les maintient encore ici ? La fidélité ? La bêtise ? La terreur ? L'illusion d'exercer encore un pouvoir, d'être des gens importants, avec des uniformes et des gardes du corps ? Un mélange de tout ça ?
Parfois, je crois simplement que la plupart ont perdu le sens de la réalité. L'habitude du pouvoir, l'obéissance, l'aplanissement des petits problèmes de la vie quotidienne les ont rendus semblables à des enfants : ils n'imaginent plus que la réalité puisse résister. Elle a fini par prendre la malléabilité du rêve. Encore maintenant, ils ne parviennent pas à se convaincre que le désastre puisse être aussi complet. Tout reste possible, les choses peuvent toujours se métamorphoser comme par magie. C'est sur cette croyance que je compte, Manfred-Célestin. Nous avons à les maintenir dans leur jus d'irréalité, mon vieux ptérodactyle, notre survie en dépend. J'ai de plus en plus de mal à les faire se tenir tranquilles.
Écoute-moi, ruine, ouvre-moi les replis secrets de tes oreilles décomposées. Écoute-moi bien, je ne sais plus ce qui se passe. Je ne sais plus quoi penser. J'étais préparé à tout, j'avais tout calculé, mais pas ça, pas cet abandon mou, ce glissement dans la torpeur d'un château de Belle au bois dormant. Il faut qu'on se réveille, qu'on frappe un grand coup. Qu'est-ce que tu me proposes ? Bien entendu, aucun embryon d'idée ne se forme dans les replis racornis de ton cerveau. Comme conseiller privé, tu es franchement le boulet absolu, mon bon Mamadou.
Tu le vois, toi, l'avenir, ma vieille petite couille fripée ? Il t'arrivait souvent de vaticiner, naguère. Tu m'as l'air constipé de la prophétie, ces derniers temps. Allez, un effort, crache-la, ta Valda augurale. Qu'est-ce qui va se passer, hein ? Mes généraux vont capituler secrètement et me livrer aux rebelles ? Les puissances vont se décider à envoyer un cordon de troupes pour arrêter le massacre ? Palpitante incertitude. On annonce une offensive générale imminente des rebelles, un nouvel assaut dans l'isthme, mais combiné cette fois à un débarquement. Du moins c'est Trivelin qui aurait entendu dire qu'un informateur aurait su par un intermédiaire que des sources bien informées auraient laissé filtrer ça. On a ce genre de scoop tous les quinze jours.
Tu m'as coupé, imbécile, on dirait que tu ne peux pas faire deux choses à la fois, raser et écouter, penser et respirer, écrire et digérer. Tant pis, ce sera ma croix, jusqu'au dernier jour, car à qui d'autre pourrais-je me confier ?
Et les générations futures, comment me jugeront-elles ? J'aurais voulu être à jamais ze dictateur, le modèle, le paradigme. Que dans quatre siècles les petits enfants chient de trouille à l'énoncé de mon nom abominable.
Je n'ai pas voulu être aimé. J'ai voulu être craint, jalousé, admiré. J'ai voulu étonner. Mais qu'est-ce qui va rester ? Quant au présent, Trivelin me dresse un inventaire exhaustif de ce qui se publie à l'étranger sur nous. Pour ce qui est du renseignement, ça n'est pas Gris, mais enfin il fait ce qu'il peut. J'ai dû faire avec ce que j'avais, des chefs de cabinet, de vieux capitaines rancis sur les dossiers.
On glose sans fin, on parle de crépuscule sanglant, de folie meurtrière. Les journaux aiment bien le sentencieux grand-guignolesque. Personne ne sait ce qui se passe vraiment. Même moi, je ne suis plus tout à fait sûr de savoir, moi qui mettais ma fierté à tout contrôler. Et pourtant, hein, tu es témoin, mon boulot de despote, j'y mets du cœur, je fais tout comme on m'a appris, plus tyrannique tu meurs, mais avec les formes, avec le charisme, je te prie de le noter.
Donc récapitulons, tentons de faire le décompte de nos forces, une dernière fois, avant de lancer l'ultime offensive, le dernier coup de dés. Parce que, n'hésitons pas à revenir sur ce qui fâche, il a splendidement échoué, le joli coup si bien préparé pour nettoyer le pays des rebelles. Ah il a l'air fin, le Guide suprême, l'Annapurna de la pensée, lui qui se voulait le Grand Manipulateur, le machiavélique en chef, berné comme un débutant. Et maintenant, démerdons-nous avec la casse.
Tu sais, vieux sac à radotage, depuis, même si je ne suis pas le principal responsable de tout ça, j'ai presque plus mal à l'orgueil qu'au pouvoir. Toutes les nuits je me repasse l'histoire du ratage, j'essaie de comprendre, de déjouer la manœuvre. Je me dis que dans un monde parallèle, le Maréchal les a eus, leurs carcasses pendent encore aux gibets. Après avoir joué la comédie de la grande réconciliation, le ministère d'union nationale, la fraternisation des ennemis d'hier, les rues en liesse and so on, il les avait sous la main, bien en vue. Il était le Père de la Patrie, plus populaire qu'il ne l'avait jamais été, il n'avait plus qu'à les laisser merder tout seuls.
Ça n'a pas tardé. La situation était mûre, tout était prévu. Il suffisait d'aller les ramasser dans leurs ministères et leurs cantonnements. Jamais ils ne se remettraient de ce coup-là. Eh bien non. Rien n'a fonctionné comme prévu. Les parachutistes n'ont pas quitté leurs casernes, la Garde verte n'a pas bougé. Gris m'a trahi, il a organisé l'immobilisme. Non seulement c'est moi qui avais l'air d'un factieux, le comble, mais encore un factieux incapable. Tu te souviens ? Je ne sais pas s'il reste encore de la mémoire dans tes circuits, ô ruine épique. Tu te souviens ? J'ai bien cru que c'était cuit, cette fois-là. C'est de justesse que j'ai réussi à garder la capitale. Ils étaient partout, ils avaient déjà gagné, la capitulation du dictateur sanguinaire était une question d'heures. Et puis non !
Ah, ça n'a pas été facile. Mais je les ai sortis de la ville. On s'est étripés huit jours dans tous les coins de rue. Les Jeunesses maréchalistes ont bien gentiment fait le sacrifice de leurs tendres vies, et l'infanterie de marine, pour finir, nous a sauvé la mise. Bravo commandant Tarnenko. Moins une. Tu en grelottes encore de trouille, hein, mon capon ? Que cela ne t'empêche pas de tenir fermement la lame. Passe bien sous les oreilles, il restait des poils la dernière fois, je déteste avoir l'air négligé. Malheureusement on ne peut plus faire fouetter les domestiques, comme à Rome. Quoique.
Tout n'est pas perdu, il nous reste Ghor, tu vas me dire. Ah, celui-là, c'est ton héros, pas ? Dans la ménagerie de galonnés, il t'a toujours plu, son côté ascétique et taciturne, l'œil d'acier et le regard perdu, ça fait frétiller la midinette en toi, même ménopausée sous Maurice Chevalier. De lui, on peut tout attendre, même un miracle, le retour inespéré quand tout semble perdu. Qu'est-ce que tu m'en racontes, sur lui ! Un vrai roman, ouais, allez, vas-y, souffle dans ton biniou héroïque.
Mais oui, mais je la connais, je peux te la raconter par cœur. Il arrivera juste là où les autres ne l'attendent pas. Un jour, il sera sur leurs arrières. La route, les combats l'auront amaigri, bien sûr. La barbe aura mangé les joues creuses, la poussière engluera les roues des chars et les capotes. Tous, ils seront couleur cendre, à peine si on les distinguera de la poussière des routes et du sol. Mais de près, on verra l'éclat coupant de leurs yeux et de leurs armes. Il leur tombera dessus, il les dispersera comme blattes.
Seulement je t'avoue, ma vieille, que je commence à le trouver un peu long, Ghor. Qu'est-ce qu'il fout ? Ça fait des mois qu'il est parti, il devrait être là. Au conseil, lorsque j'évoque Ghor, le retour victorieux de la 1re armée, je sens bien qu'on bâille discrètement, on n'y croit plus, le voilà devenu serpent de mer, Ghor, presque un mythe, l'armée légendaire, les morts-vivants censés revenir de l'oubli pour sauver le régime du Maréchal suprême. J'attends de voir leurs têtes quand l'armée de Ghor franchira la frontière et bousculera les rebelles. Seulement il faudrait qu'il ne traîne pas trop, Ghor, s'il ne veut pas s'appeler Grouchy.
Parfois, ma ligne secrète sonne. Normalement, je n'ai plus d'interlocuteur. J'entends une voix lointaine, mais je ne parviens pas à comprendre ce qu'elle raconte. Il y a des coupures, et puis ça raccroche. Tu penses que c'est lui, pas vrai ? Il doit y avoir une mauvaise réception d'où il appelle. Heureusement, il nous reste les pigeons. As-tu reçu un pigeon voyageur ce matin ? Non ? Ce sera pour demain. Tout de même, s'il est allé aussi loin que ses messages le disent, on devrait en savoir quelque chose, tu ne crois pas ? Le monde devrait retentir du bruit de ses exploits. Mais non, rien, le silence. Seulement, de temps à autre, ce crachotement inaudible dans mon téléphone.
Non, tu as raison, baderne, la désinformation, on cherche à nous démoraliser, à nous faire croire que Ghor n'existe plus, que son armée a été avalée par le désert, absorbée par les Araxiens. Ils sont très forts. Ils arriveraient à faire douter de la réalité. Heureusement que je t'ai, avec tes pigeons voyageurs. Toi et moi sommes les deux seuls à demeurer en contact avec la 1re armée. C'est plus sûr. Ghor, c'était encore une idée de Gris, pour compléter l'arrestation du gouvernement d'union nationale et l'attaque des casernes de l'ALN : le même jour, une invasion brusquée de l'Araxie pour détruire les bases arrière des rebelles. Le prétexte était tout trouvé, puisque j'étais censé répliquer à un faux coup d'État de l'ALN, téléguidé par les Araxiens. De cette manière, on éradiquait définitivement la rébellion.
Voilà où nous en sommes. Depuis plus d'un an, ma capitale investie, bloquée par les rebelles, séparée du reste du pays. Et encore, si j'avais toute la ville ! Mais ils ne m'ont laissé qu'une demi-capitale. Je tiens la vieille ville : les quartiers résidentiels, les ministères, les musées, l'Opéra, sans parler des hôtels de luxe pour les touristes fortunés, les villas des banquiers, des industriels, des hiérarques et de tous les grands prédateurs qui dévoraient les carcasses que je leur abandonnais. Qu'est-ce que tu veux faire avec ça ? On y entasse des soldats et des réfugiés. On est bien avancés. Ils ont une belle vue sur la corniche et l'océan, ça ne les console pas de crever de faim.
Côté sud, vers le vieux port et la baie, ça pourrait paraître plus utile, mais en réalité, je te le dis, c'est pire. Des ruelles peuplées de racaille, immigrés, prostituées, trafiquants, la pègre. Mes flics comptent sur cette populace maréchaliste pour les lynchages d'espions et les opérations ponctuelles. On y recrute les nervis de la police secrète. Mais j'ai toujours été plus méfiant que mes flics, tu le sais. Je hume les infiltrations. La moitié de ces traîne-savates est travaillée par les agents de l'ALN.
Mais comment nettoyer tout ça ? Leur coller une pétoire dans les pognes et les envoyer à l'assaut des champs de mines de l'isthme ? Tu te figures qu'on pourrait encore en extraire un peu de viande à canon ? On essaiera, Machin, on essaiera. Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ? Une petite exécution d'agents ennemis ? Un pogrom de traîtres ? Tu ne te renouvelles pas beaucoup, vieille mule. La recette est épuisée. On a brûlé ou pendu tout ce qu'on pouvait brûler ou pendre, plus le moindre fragment de traître à la patrie, réel ou imaginaire, on touche l'os, Manfred-Célestin, si ça continue il ne restera plus que moi à exécuter, comme traître à moi-même. Tu t'en chargeras, après quoi tu te jetteras dans l'océan, peut-être que les requins consentiront à te chipoter.
Tel est mon royaume, mon bon Manfred-Célestin : un port et quatre kilomètres carrés d'une vieille cité de tourisme, de corruption et de prédation. Bohu ! Tu trouves que c'est une ville, Bohu ? Merci bien. Bohu n'est pas une ville, aimable ahuri, c'est un chancre, un furoncle qui se gonfle grâce à l'isthme, se nourrit par l'isthme qui le relie à la côte, à la ville nouvelle et au reste du pays. Et les rebelles bloquent l'isthme. Voilà. Tout est dit. Je ne sais pas si la configuration de la ville est une chance ou une malédiction. Dans les bons moments je me dis que sans l'étroitesse de l'isthme, je n'aurais jamais pu arrêter les troupes insurgées. Le peu de troupes qui me reste, pour moitié des nourrissons, des vieillards tombés en enfance, des mongoliens extraits de leur hôpital, ma cour des miracles à grenades et pétoires me permet de tenir depuis un an parce que je n'ai que les cinq cents mètres de ce foutu tombolo à barrer avec du matériel antichar.
Face à l'histoire, tu entends, baderne, c'est toi qui fais l'histoire en ce moment, oui, toi, quarante kilos d'ossements en désordre dans un costume trois pièces qui tombe en poussière, j'aurais plutôt imaginé l'Histoire avec des gros nichons et une toge plissée, mais je fais avec ce que j'ai, regarde-moi, grave-moi dans tes yeux et tes oreilles pour l'éternité, face à l'histoire, moi, le Généralissime, je le proclame : si je parviens à retourner une telle situation, Alexandre, César et Napoléon n'auront été que des Gamelins auprès de moi.
Qu'elle enregistre ceci, l'histoire : mes ennemis occupent toute la partie utile de ma capitale, sans parler du reste du pays, qu'ils ont déjà, province après province, fini par grignoter aux deux tiers. En mettant la main sur la ville nouvelle, bien étalée en pleine terre ferme, de l'autre côté de l'isthme, ils se sont adjugé les usines, le port industriel, les universités, les casernes, l'immeuble de la radiotélévision. Nous ne recevons plus rien, nous sommes coupés du monde, on nous donne les informations qu'on veut bien nous donner. Ils tiennent même l'aéroport. Il me reste le vieil aérodrome, mais, rions un peu, comme il est au milieu de l'isthme, il sert de champ de bataille. Je n'ai même pas la ressource de filer par la mer, le blocus de la ville est à peu près complet.
Ah, nous ne sommes pas brillants, entassés sur notre rocher, sous les bombes. Régulièrement, on annonce que les rebelles ont enfoncé nos lignes, sur l'isthme. On proclame la fin. Et puis non. Ils emportent deux cents mètres de tranchées et de défenses antichars, au prix de centaines de morts, et ils sont obligés de s'arrêter. Parfois même, on réussit à leur reprendre les deux cents mètres, pour le même prix. C'est Laurel et Hardy font la guerre.
J'étouffe, Manfred-Célestin, j'étouffe dans mon empire miniature. Parfois je me demande si ce n'est pas une blague, si on ne se paie pas ma tête. Qu'est-ce que tu en penses ? Mais tu ne penses pas, tu opines. Tu oscilles à toutes mes paroles comme un magot chinois.
Pardon ? Qu'élucubres-tu encore ? Tu sais que je m'inquiète pour tes trois neurones, quelque chose fait masse, il y a des courts-jus. Je te reçois un sur cinq. Si je déchiffre bien les borborygmes qui parviennent à sourdre de ta lippe, tu prétends que les rebelles, s'ils l'avaient voulu, auraient pu depuis longtemps s'emparer de la capitale. Donc ils feraient exprès de ne pas gagner ? C'est idiot. Prendre la ville coûterait un carnage et ça ferait désordre, je veux bien, mais ils n'en sont plus à une hécatombe près.
Allez, n'aie pas peur, déballe tes calembredaines. Arrête ton charre. Cesse de m'embourber de niaiseries. Tu dis quoi ? Que leur objectif est de me tourner en ridicule ? Franchement, est-ce que j'ai l'air ridicule ? Hein ? Tu t'es regardé ?
Mais oui, je le sais bien, que nous sommes bouffons. Ils font tout pour ça. Tu veux que je te dise ? Notre petit appendice gonflé de sanies, de sperme et d'ordures, au bout de son pédoncule, me fait penser à ces mâles grotesques de certaines espèces de poissons, qui se réduisent à un minuscule sac de peau accroché à la grosse femelle.
Ils ont le front, en plus, de s'intituler « loyalistes », tout ça parce que j'ai essayé de balayer leur gouvernement d'union de mes couilles, que j'avais été assez bon pour consentir à laisser arriver aux affaires. Les rebelles, en réalité, c'est nous, ma vieille ! À nous les joies de la rebellitude ! Eux, ce sont les gentils, les légitimes. Elle est pas à se la découper en tranches fines et à se la servir tiède, celle-là ?
Dire que ces fiottes se donnent même le luxe de faire dans l'humanitaire, histoire de se concéder les bonnes grâces de la communauté internationale. Mais non, andouille, je te dis qu'ils le font exprès pour que j'aie l'air encore plus con. Pourquoi crois-tu qu'ils ont cessé les bombardements aériens ? Pour mes beaux yeux ? Ils n'avaient pas vraiment le choix, pour éviter une intervention. Les grandes puissances les ont contraints à y aller mollo sur le marmitage. Alors ils se sont servis de ça pour essayer de me déconsidérer.
Et les lâchages de colis d'aide humanitaire, j'aime beaucoup l'expression, tu te figures que c'est par humanité, candide ancêtre ? C'est par humanité, les fruits pourris, les viandes avariées ? Et les caisses prétendument défectueuses, qui éclatent en plein parachutage, c'est par humanité ? Alors qu'on crève de faim dans le pays, ils balancent la manne des pêcheries et des usines à cochons, toute la production délirante des fermes nationalisées et kolkhozées par leurs agronomes-idéologues. Des pluies de porcs ou des averses de maquereaux nous arrosent régulièrement. Ou bien des orages de fraises, des grains de céréales, selon saison. Poisson avancé, gorgé des milliers de bêtes abattues à cause des épidémies qui circulent à la vitesse de l'électricité dans les élevages, viande avariée, gonflée aux farines de poisson, animaux bourrés de leurs propres viandes cadavéreuses jusqu'à s'étendre en un corps monstrueusement surdéveloppé, corrompu vif. Fruits gigantesques, à la chair molle et fade, et qui se talent entre le moment où les rebelles les lâchent dans l'air et celui où ils se crashent sur la foule.
Parce que tu arrives à croire, Paulette, que ce sont de malencontreux accidents, les poissons qui s'écrasent sur les toits, où il faut ensuite aller dénicher comme des pigeons leurs cadavres infects, et les chocolats liégeois qui explosent dans les rues en éclaboussant tout de leurs sucreries glaireuses, et les bocaux qui se fracassent et lâchent leur confiture de prune, dans laquelle on dérape pendant trois jours, et les lâchers de camemberts avancés qui empestent l'atmosphère et qui vont finir de se décomposer à l'ombre des monuments ou dans les branches des arbres de la corniche, et les orages de céréales pour gamins en forme de Mickey, sans oublier les tripoux, parfaitement, les tripoux, comme si des assiégés allaient se nourrir de tripoux, je te l'apprends, mon cher Marcel, tu vis trop confiné, pas plus tard qu'avant-hier ils ont largué des bocaux de tripoux et de cassoulet, oui, des bocaux en verre, dans des cartons, lesquels ont bien entendu crevé, la coupole de l'Académie des sciences dégoulinait de haricots en sauce.
Alors, parfois, Il enrage, le Guide. Croient-ils encore, les félons, qu'ils pourront continuer longtemps à se moquer ainsi de Lui, à éclater au-dessus de Sa tête d'un rire qui pue de la gueule, à faire impunément leur propagande, à laisser croire qu'ils ont fait de Ses États un pays de cocagne où la nourriture peut à tout moment tomber du ciel ?
Qu'ils rient. Qu'ils festoient encore dans Ses palais en ruine, que leurs ivrognes tirent des coups de fusil sur Sa vaisselle et crachent sur Ses tableaux anciens, que Son petit linge soit exposé pour l'édification des foules révolutionnaires dans leur musée de la Honte. Ils sont de moins en moins capables de tenir ce pays sans fin. Personne, pas même Lui, n'a encore réussi à contrôler parfaitement ses quarante-neuf provinces démesurées, à clore ses frontières incertaines. Dans les territoires éloignés, les gouverneurs des rebelles ne tiennent plus que leur palais, parfois même un seul étage de leur palais. Sectes et tribus répandent l'anarchie, se taillent leurs fiefs à évangéliser ou à piller.
Ils me concèdent une principauté d'opérette, un Monte-Carlo version grand-guignol, sans que je puisse bouger ni joindre les partisans qui me restent. En revanche, l'assaut et la fin auraient quelque chose de trop glorieux, ils ne veulent pas m'offrir mon Ragnarök. Je serais trop beau dans l'apocalypse. Et puis, ils ne sauraient pas quoi faire de moi. Vivant, je garde ma capacité de nuisance, et plus encore s'ils me font un procès. Mort, je deviendrais un martyr. Alors ils me laissent pourrir dans ma capitale avec mes généraux tarés et mes ministres vérolés. Pas droit au martyre, le Grand Leader, le Père de la Patrie. Que soit bien éclatante aux yeux du monde la décomposition interminable de son régime.
Ils cherchent aussi, en donnant ce spectacle, à détacher de moi les partisans qui me restent dans l'intérieur du pays, qui leur collent au derche et dont ils sont incapables de se débarrasser. Pourquoi vouloir se battre pour un croquemitaine clownesque recroquevillé dans son royaume microscopique ? Voilà ce qu'ils comptent que se diront les généraux loyalistes dans le fond des provinces.
Au fond, c'est une expérience de laboratoire. On entasse les rats dans un espace réduit, et on les regarde se cannibaliser. Et c'est ce que nous faisons, nous suivons scrupuleusement leurs plans, n'est-ce pas. Dans nos quatre kilomètres carrés, les épurations succèdent aux exécutions et les hécatombes aux chasses à l'homme. Et lorsque nous nous serons bien dévorés tout seuls, lorsque le travail sera fait, il ne leur restera qu'à donner l'assaut final et à entrer en triomphateurs dans Bohu semé de membres humains et de casquettes de généraux. Tout le monde approuvera, soulagé.
Je les ai devinés, Manfred-Célestin, j'ai sondé leurs conseils et leurs songes. C'est l'évidence mais ces évidences-là restent cachées au vulgaire, elles n'apparaissent dans tout leur éclat qu'aux esprits de génie comme le mien. Personne ne peut rien cacher au Maréchal. As-tu bien fait chauffer les serviettes cette fois-ci ? Je t'ai dit un million de fois que je les voulais chaudes, les serviettes, brûlantes, les serviettes, mais autant pousser des hurlements au fond d'un carton à chapeau.
Voyons comment nous pourrions déjouer leurs petits calculs. Quoi, baderne, tu aurais des suggestions ? L'idée clignoterait encore au fond des caves obscures de ta boîte crânienne ? Moi qui pensais que l'ultime s'était éteinte dans des temps légendaires, à l'époque où jeune et ingambe tu pourchassais le mammouth laineux, tout arrive.