Ta mémoire des choses anciennes, mon gâteux à moi, a beau faire la pige à celle des ordinateurs les plus démesurés, se montrer dans les détails et les chiffres supérieure même à la mienne, tu es comme les autres, tu crois savoir et tu ne sais rien. Tu sais ce que je te laisse savoir.
Depuis que je suis le Maréchal suprême, avec l'aide de Gris, grand maître des fumées, illusions et artifices, j'ai construit, à votre usage, à l'usage de l'univers, une réalité entièrement factice. Mes journalistes font bien leur boulot, posent de faux problèmes, décryptent, comme ils disent, des secrets éventés et déchiffrent le vent, fabriquent des événements qui n'en sont que dans l'univers virtuel de mes médias, et ces événements factices finissent par créer du réel, toute la réalité de ce pays est tissée dans la matière des rêves que je leur fais rêver.
Ils y croient, dur dur, à mes scandales, à mes remaniements, à mes faux complots masquant des vrais, aux rivalités sanglantes entre hiérarques politiques ou vedettes de la chanson, aux scènes d'intimité déchirantes, et qu'importe que ce soit vrai ou faux, le problème n'est même plus là, c'est.
C'est là, vois-tu, que Gris a été très fort, il m'a bluffé. Pour moi aussi il a déployé ses brouillards et ses illusions, de sorte que les conjurations qu'il me faisait prendre pour des leurres parmi les leurres ont fini par accoucher de la réalité monstrueuse que nous sommes, nourrisson sanglant qui se déchire tout seul, encore relié au ventre de sa mère chaotique par l'isthme ombilical, pardonne-moi, j'ai des poussées de littérature, c'est la biche à midi, ça me ballonne.
Tous ceux qui me servent ont été pourvus, par les soins des services de Gris, d'une biographie factice. Ainsi, à part moi et les bureaux compétents, personne ne sait au juste qui ils sont, d'où ils viennent. On ne peut pas les prendre par là. Moi, je peux. Et notre peuple bien-aimé a besoin de croire à certaines choses et d'en ignorer d'autres. Du fun, du people, voilà ce qu'il lui faut, au peuple, et le contraire, c'est-à-dire la même chose, de la légende dorée, du Zola, de quoi essuyer une larme discrète au coin de l'œil.
Et toi-même mon bon Duchose, toi qui te trouves au cœur du pouvoir, toi l'unique intime du Père de la Patrie, qui le rases, le sers à table et dors en travers de sa porte, tu ignores si la vérité que je te laisse voir derrière l'illusion n'est pas une autre illusion tout spécialement ourdie à ton usage. Tu crois que je mange de la biche, c'est peut-être un bout du cadavre de Ferrer, on m'a bien prétendu anthropophage, oui, un morceau de macchabée, pourquoi pas, ou autre chose, ou rien. Nos plus solides substances sont des mots.
Et Moi ? Moi-même ? Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus où je suis. Il y a beau temps que je ne loge plus dans le palais présidentiel. On y conserve mes appartements en état de marche, on nettoie ma chambre, on change les fleurs, pour un fantôme. Sur mes réels lieux de séjour, des rumeurs courent. Il ne me déplaît pas de les laisser courir. Elles attestent une vague croyance dans mon caractère surnaturel. Je t'avoue même que les Services de Gris ont contribué à en répandre quelques-unes, si bien que même mes plus proches collaborateurs finissent par ne plus pouvoir distinguer le vrai du faux.
Les Services eux-mêmes, lorsqu'ils recueillent ces rumeurs, se demandent s'il s'agit de bruits spontanément éclos au fond de la masse imaginative de mes peuples nourrisseurs de chimères, ou bien du retour presque méconnaissable de celles qu'ils avaient lancées. Des années auparavant, ils avaient confié à la foule cet enfant nourri de mirages et de racontars, et voilà que leur revenait un être difforme, monstrueusement grossi. À force d'engraisser l'illusion, les Services en viennent à ignorer le vrai.
Parfois même, vois-tu, Hyacinthe, je me demande si les Services eux-mêmes ne sont pas une pure légende. Tout le monde les craint, du général au mendiant, tout le monde se raconte sur eux, à voix basse, les histoires les plus terrifiantes. Chacun est convaincu que son fils, sa femme, sa belle-sœur en fait partie et le surveille pour leur compte. Mais qui a jamais vu un agent des Services ? Toi ? Moi ? Nous connaissons des noms, on nous rapporte des actions, nous sommes censés recueillir des renseignements, par l'intermédiaire de gens qui nous disent les tenir des Services. Avons-nous jamais eu les moyens d'entretenir un organisme aussi, comment dit-on déjà, oui, tentaculaire, merci ? Il m'est arrivé de me demander si l'immense trame des Services n'était pas faite de la matière des rêves, elle aussi. Une fiction élaborée par Gris, ou peut-être même, pourquoi pas, par un autre dont Gris n'aurait lui-même été que l'intercesseur crédule, par un inaccessible Maître des illusions dont nous serions tous les dupes. J'ai longtemps cru que le pouvoir était la force, Manfred-Célestin. Il n'est peut-être que la faculté de raconter des histoires.
N'importe, nous devons faire comme si les choses étaient vraies, palpables et denses. Sinon on n'arrivera jamais à s'en sortir. Nous disions quoi, déjà ? Je perds le fil, c'est la digestion. Oui, les rumeurs.
Que ne dit-on pas, d'après ce que me rapportent les Services, ou ce qui reste des Services, depuis que Gris a emporté avec sa trahison presque tous les serviteurs de ce palais de vents. Si certains admirent ma capacité à engloutir d'énormes fricassées de couilles de cerf, d'autres rétorquent, d'un air fin, qu'en réalité aucun être humain ne m'a jamais vu manger, par exemple. Tu le sais, non, tu l'as entendu dire ? Tout ça parce que je prends rarement mes repas au même endroit, et que je ne touche à rien dans les banquets, pas si fou.
On dit que la vieille ville se double d'une ville souterraine, que j'ai fait creuser, année après année, on dit que cette cité inversée constitue mon véritable royaume, le domaine ténébreux où se concentrent les instruments de mon pouvoir ; on dit que ses avenues éternellement privées de soleil descendent très profond, jusque sous le niveau de la mer ; on dit que d'interminables escaliers s'y succèdent et s'y entrecroisent ; on dit que je suis le seul à en connaître tous les passages et tous les recoins, que même Gris n'en maîtrise pas complètement la géographie labyrinthique.
On dit que parmi ces demeures profondes se trouvent les prisons où pourrissent tous ceux dont on n'a plus de nouvelles depuis mon arrivée au pouvoir ; on dit que mes médecins ont trouvé le moyen de les torturer sans fin sans les faire mourir ; on dit que mes chimistes y élaborent leurs poisons, que mes ingénieurs y entretiennent les armes secrètes avec lesquelles un jour j'anéantirai tous les ennemis du régime ; on dit que la cité occulte communique en de nombreux points avec la capitale visible, mais que ces issues sont si bien maquillées qu'il est impossible de les remarquer. On se figure avoir affaire à une banale porte de cave, à un placard au fond d'une boutique anonyme, à une trappe dans des toilettes perdues au fond de l'étage désaffecté d'un immeuble administratif. Mais c'est par ces bouches anonymes que certains des disparus ont été avalés. C'est elles qui régurgitent, à la nuit tombée, quelques-uns de mes plus intimes sicaires, voire, quelquefois, le Guide suprême, le Maréchal en personne, Alessandro Y, Moi-même, désireux de se fondre, anonyme et grimé, dans la cité nocturne afin d'en humer par lui-même les plus subtiles fragrances politiques.
On en dit beaucoup, tu vois, et cela me plaît. Oui, cela me plaît, et cela faisait aussi partie des plans à long terme de ce félon de Gris, que de dissoudre tellement la réalité dans un bain de chimères qu'à la fin tous les habitants de ce pays, jusqu'aux plus acharnés de mes opposants, occupés à se débattre dans cet entrelacs impalpable, fussent incapables de rien entreprendre contre mon pouvoir.
Il reste, tu es bien placé pour le savoir, cher vieux débris, toi qui occupes en permanence une des chambres les plus profondes, il reste que ces rumeurs ne s'édifient pas seulement sur la brume des paroles. Un peu de la substance des choses survit en elles. J'ai de quoi suivre mes chemins obscurs sans que mes généraux soient toujours capables de me localiser. J'ai de quoi descendre assez loin pour qu'aucune bombe à pénétration souterraine ne puisse me suivre jusque-là. Je me tiens, à certains moments, en des lieux où aucun être humain ne pourrait me trouver, et j'en sors par des issues imprévisibles.
Je n'ignore pas que, depuis le début du siège, une autre rumeur revient périodiquement selon laquelle je suis mort, tué dans un bombardement, enseveli dans les décombres, ou abattu par mes propres généraux terrorisés, lassés de mes carnages. Mes rares apparitions publiques, on les attribue à un sosie qu'exhibent, pour maintenir la fiction de mon existence, les hiérarques incapables d'assumer sans moi le pouvoir, quand même il ne reste presque plus rien sur quoi exercer un pouvoir, juste la vieille ville de Bohu, semblable à un cerveau sans corps.
Mais on disait déjà cela du temps de Gris, souviens-toi. Tu le remets, le pauvre Fernando ? Tu sais bien, ma doublure. Voilà. Une doublure approximative, je te l'accorde. Rien de ma prestance, de l'énergie de mes traits. Mais enfin, apparemment, il faisait bien l'affaire, ni vu ni connu, on le prenait pour moi. Quand sa voiture a sauté, à Saint-Bavon, il avait si bien fait illusion que tout le monde m'a cru mort. On a eu beau démentir, me montrer abondamment, la rumeur n'a jamais pu être déracinée. Il reste beaucoup de gens pour croire que je suis un double qui a réussi. Tu vois, la situation est intéressante : la rumeur est fausse, mais dans cette erreur se cache, ironiquement, une part de vérité. L'excès d'illusion rejoint le réel.
Ceux que l'on prenait à colporter ces bruits finissaient dans les caves de Gris. Il n'en tirait pas grand-chose. La rumeur disparaissait, et puis, un mois plus tard, elle renaissait, dans une nouvelle version.
Eh bien ma vieille, minute solennelle, je m'en vais dévoiler à tes yeux affaiblis par l'excès d'années un peu de vérité pure. Enfin, bon, tout est relatif. Un peu de vérité telle qu'elle fut établie par les Services, au temps de leur splendeur. La vraie biographie de Samantha.
Oui, c'est d'elle que je voulais parler depuis tout à l'heure, ça me revient à présent.
Ah ça, tout à coup, ça t'intéresse, tu en baves un peu plus sur ton plastron, vieux salace.
Samantha fait une favorite idéale. Une femme classieuse, non ? Réfléchie, cultivée, chignon blond, le tailleur de bon goût, le bas gris bien tendu sur la jambe fine. Et comme elle sait baisser sur ses grands yeux le voile soyeux de ses cils… Reste à sa place mais ne néglige pas les affaires de l'État, celles dont on lui permet de se mêler, officieusement, les bonnes œuvres, un peu de charme international ici ou là. Pour lui donner de la surface, je lui ai refilé un secrétariat d'État aux Affaires sociales, ça ne mange pas de pain.
À propos, qu'est-ce qu'il y a pour le dessert ? Œufs à la neige ou tarte aux framboises. Encore du surgelé, les framboises. Fais péter les œufs à la neige, mais j'espère qu'ils sont bien frais, hein.
Elle, c'est de la dignité qu'elle bouffe, à tous les repas. Je sais que c'est sa faim. Je lui en donne, je la paie en dignité, je la tiens par là. Si tu ouvrais le fichier qui la concerne, dans l'ordinateur, mais tu ne saurais pas, tu en es encore aux classeurs, et de toute façon tu ne pourrais pas, tu apprendrais que Samantha, contrairement à ce que tu supposes, comme tout le monde, n'est pas du tout née dans une famille nombreuse du Karabistan, bien élevée par une maman serveuse de cantine et pleine d'abnégation.
En réalité, on ne sait pas d'où elle sort. On l'a ramassée il y a vingt-sept ans dans une rue sordide d'une banlieue de Brouwerts. Elle devait avoir environ dix ans et elle tentait de survivre par la vente de ses charmes à prix cassés. Les Services l'ont récupérée, ce sont eux qu'ils l'ont élevée. Ils en ont fait une courtisane de haut vol, et par conséquent une indic. En principe, ces carrières n'ont qu'une durée limitée. Mais elle a été plus maligne qu'eux. Ils ont cru pouvoir l'utiliser pour faire tomber un de leurs propres patrons. Elle les a manipulés. Gris l'a remarquée. Il l'a refilée comme secrétaire à feu mon épouse regrettée. C'est là que tu la retrouves, mon bon Manfred-Célestin, convaincu qu'elle sortait d'une bonne école d'administration, et c'est là qu'elle n'a pas perdu son temps.
Je te vois tout déconfit, tu n'as toujours pas réussi à prendre ton parti de ces retournements d'image. Mais je ne te dis pas que notre belle Samantha n'est qu'une pute arriviste et rouée. J'ai su apprécier en elle d'autres traits de personnalité que ses nichons de rêve.
Notamment, tu vas voir que je ne te cache rien, ce qui est intéressant en elle, c'est le revêtement multicouches. Elle est bâtie intérieurement comme notre monde extérieur : une couche de réalité, laquelle au-dessus se révèle être illusion, qui au-dessus se révèle réalité, par rapport en tout cas à l'illusion qui la surmonte, et tutti quanti, comme dirait Gaspaldi.
Couche 1, chez Samantha, la tendresse, mais il est clair que c'est du pipeau, de la tendresse pour couverture de magazine.
Couche 2, la dureté. Les banlieues de Brouwerts l'ont transformée en acier chromé.
Couche 3, la tendresse. Une espèce de tendresse fossile, à l'état sauvage, une douceur d'animal terrorisé.
Pour l'instant, je ne suis parvenu que jusqu'à la couche 3, et encore, par effraction, va savoir ce qu'il y a encore au-dessous. Mais j'ai aimé ça, la couche 3, mon petit Célestin, mon petit Manfred, elle était goûteuse, tu peux m'en croire. Elle n'a pas aimé que j'arrive jusque-là. Je lui dévorerais bien toutes les couches, plus c'est secret et profond, plus j'aime ça, comme le goût de la biche recuite dans son Hermitage, même si les festins les plus viandus ne donnent jamais que de fallacieuses délices.
Et j'ai aimé aussi avoir peur à l'approcher, comme le chasseur a le frisson, il ne sait pas trop pourquoi, lorsqu'il se trouve seul au fond de la forêt et que le soir confère à la lumière et aux sons cet écho sourd, cette espèce de réverbération qui ne s'observe qu'à l'approche des lieux sacrés. Je crois qu'elle m'a détesté d'avoir avancé mon museau de chasseur et de carnivore dans ces régions fragiles.
Oui, mon Chronos, mon Hérode, j'ai vu Diane nue se pencher sur la fontaine obscure où se noyait la dernière lumière, avant l'obscurité, j'ai vu son corps bouleversant, d'un blanc absolu, avalé par cette eau noire, parmi les chiens au mufle sanglant. J'ai senti le frisson de la terreur sacrée me courir le long de l'épine dorsale. À présent, elle fait celle qui n'a rien soupçonné, mais je crains que Diane un jour ne m'envoie ses limiers pour me fouiller le ventre.
Que cela ne t'empêche pas de me verser le doigt de cognac propice à la méditation. Oui, mon joli cœur, je crains qu'il ne me faille bientôt renoncer à la plus belle de mes maîtresses. Ce n'est pas moi qui le veux, c'est le bien de la patrie, c'est la raison d'État.
De quoi ? Qu'est-ce que tu me crachotes ? Monte le son, pépère, on n'y comprend rien. Des calomnies colportées par Olga ? Et tu te figures que je vais prendre ça au sérieux ? Il m'en faudrait un peu plus. Tu me prends vraiment pour le dernier des couillons, Manfred-Célestin, ah si, si, le dernier des couillons… Elle fait ce qu'elle peut, la pauvre Olga, je la laisse cuire ses petits aspics de venin, ses bouillons d'aigreur, elle n'a plus que ça pour l'amuser. Je lui pardonne. Olga est inoffensive. Complètement déconnectée. Plus personne ne la prend au sérieux. Cela fait des années que sa petite cour l'a abandonnée. Alors, qu'elle s'efforce de faire croire que Samantha est l'araignée qui tisse sa toile avec l'aide des Services, qu'est-ce que tu veux que ça foute à qui que ce soit ? C'est peut-être vrai, note bien, mais la pauvre Olga n'en sait rien, et personne ne l'écoute.
Si tu l'avais connue autrefois, mon pauvre Jacques, quelle splendeur c'était, Olga. À l'orientale, tout en courbes et en plénitude. On se ruait à l'Opéra, autant pour son décolleté que pour son interprétation de Norma. Le général Choukroun lui a fait une cour de jeune lieutenant. C'en était ridicule. Elle l'a épousé. Il a eu du mal à admettre qu'elle le trompe avec moi. Il a fallu l'abattre, cette vieille ganache. C'est qu'il aurait mordu.
Pourtant, elle le cocufiait déjà avec tout son état-major, et au-delà. Même les chauffeurs y passaient. Et elle lui coûtait chaud, crois-moi. Mais une fois qu'elle est devenue ma maîtresse, fini, une vertu. Elle m'aimait. Oui, Manfred-Célestin, Olga m'aimait. Je ne te parle pas de passion, je te parle de fureur. Tu n'as pas dû connaître une chose pareille, même dans ta folle jeunesse, le XVIIe siècle était un peu collet monté, à ce qu'on m'a dit.
Quelle femme ! Je croyais connaître l'amour, avant elle, je me flattais d'avoir tout essayé. Mais avec Olga, ça dépassait l'imagination. Du grand spectacle, un mélange d'opéra, de tragédie, de cirque, de peep show et de chasse à courre. Même toi, mon vieux décombre d'homme, même toi elle t'aurait fait hululer en t'accrochant aux tringles. Entretiens-tu quelque souvenir de cet appendice qui pend en bas de ton ventre, mais si, tu sais, ce gastéropode fripé par lequel il t'arrive d'extraire deux gouttes d'urine de ta vessie à sec ? Oui, même lui, je t'assure que les artifices ou le naturel d'Olga auraient suffi à lui faire redresser sa pauvre tête en berne. Au garde-à-vous, Popaul, et à jamais. En os, désormais, en bois, en acier chromé suédois, toujours devant toi, guignol congestionné dont tu n'aurais plus été que le manipulateur falot. Parfois je me surprends à des bandaisons rétrospectives. Oui, c'est en gloire que je m'avance dans les immenses territoires du grand âge, et le seul souvenir d'Olga me fait localement grossir de deux kilos.
C'étaient des musiques et des gingembres, des repas fins et des champagnes, des simagrées, des agaceries à n'en plus finir. Et sa lingerie ! Une collection de guêpières et de porte-jarretelles unique au monde, entre autres. Elle aurait pu léguer ça à un musée du sexe. Quant aux culottes, je ne t'en parle même pas.
Les jours de lessive, elle faisait étendre exprès ses dessous à la terrasse du petit manoir que je lui ai offert, sur la corniche. Même les troufions en patrouille rougissaient en voyant ça. Je les épiais par la fenêtre, et je voyais leurs cheveux se dresser autour du calot réglementaire. Si compliqué et si impalpable, son petit linge, si inventif et si évocateur que le vent suffisait à le remplir d'un corps idéalement sensuel. Mais rien encore auprès du corps, du vrai corps d'Olga.
Pas une parcelle, pas un centimètre carré de ce corps qui ne fût de la femme, de la femme à l'état chimiquement pur. Olga, pépère, c'était une explosante fixe de féminité. Le moindre geste de ses petits ongles peints suffisait à diffuser une ondulation de serpent dans ses cheveux, dans ses épaules, dans ses bras, dans ses reins, dans ses cuisses. Elle marchait comme on exécute une danse du ventre. Elle soulevait ses paupières alourdies de cils comme on accorde ses dernières faveurs.
Ce n'était pas un corps, Olga, c'était une chair transfigurée en apparition. Ce corps, cette luxuriance de corps, lorsqu'elle le déshabillait, déclenchait une déflagration lente. Je te jure que chaque fois qu'elle défaisait le premier bouton, je ressentais une sorte de terreur, j'avais l'impression d'un attentat. Après quoi il me fallait un petit instant pour rassembler mes membres dispersés et passer à l'action. La suite, je ne te la décrirai pas, non par discrétion, mais parce que c'est indescriptible. Olga avait une telle faculté d'invention dans l'oaristys qu'elle l'élevait à la hauteur d'un art. Plutôt du genre expressionniste, ou fauve. Je ne savais plus où j'habitais.
Dis-moi, vieux compagnon, tu le sais, toi, pourquoi nous aimons tant à nous rouler dans de la femme, à nous envelopper de seins et de cheveux, de parfums et de festons, de bas, de jupons, de porte-jarretelles, de talons hauts, de cils qui battent, de pudeur, de délicatesse, de mines, de voix douces, d'ondulations de hanches, de rouge sur les ongles et de noir sur les yeux, jusqu'à en être habillés, jusqu'à nous déguiser en femme ?
Non, détrompe-toi, s'il s'agissait juste de tirer un coup ce serait simple. Moi, le Maréchal, l'homme de bronze, le couillu des couillus, le mec qui en a, il me faut du falbala comme il me faut le boire et le manger. Pourquoi est-ce que j'ai tant besoin de féminité, alors que j'exècre les tafioles, et qu'il m'arrive d'en faire lyncher deux ou trois, juste pour rire ?
Oui, je sais, on a peine à imaginer tout ça, lorsqu'on voit à quoi elle ressemble à présent. L'ennui, l'abus de pâtisseries orientales, tu comprends. Il lui reste les yeux. Personne n'a de tels yeux. Mais ce n'est plus du regard, c'est de la substance d'yeux. Ils ont l'air à présent de dériver solitaires à la surface d'un océan de chair. Quand l'as-tu vue pour la dernière fois ? Le mois dernier ? Elle a encore pris trois kilos ? Je crois qu'elle ne s'arrêtera plus de grossir à présent, c'est irréversible, elle s'accroît avec l'expansion de l'Univers. Et pourtant, je sais, toujours harnachée de diaphanéité et de dentelle, toujours redessinée de khôl, de poudres, de rimmel et de toutes sortes de machins dispendieux dont ni toi ni moi ne connaissons même le nom.
Elle avait des caprices insupportables, Olga, je te l'accorde, et des vapeurs, et des malaises par camionnées. Tu ne peux pas la souffrir parce que son sport favori consistait à emmerder la domesticité, à tyranniser le menu fretin. Pourtant, si elle n'a rien pu sur toi, elle a su en charmer d'autres. Tu n'as jamais été capable de reconnaître sa générosité, tiens, j'irais même jusqu'à dire sa bonté. Tout ça, vieux ronchon, parce que tu n'aimes pas qu'on te secoue les ossements, qu'on te corne dans les trompes d'Eustache. Trop d'opérette pour toi, trop de castagnettes et de mantilles, tu préfères les chatteries de Samantha. Olga en a honte, de sa bonté, elle la dissimule sous les vocalises et les lubies, mais elle ne peut pas l'empêcher d'agir. Je crois que ce gros tas de chair fardée est le dernier refuge de la miséricorde sur ce rocher peuplé de zombies cannibales.
Le problème, c'est son amour de l'art, sous toutes ses formes. Si on peut parler de forme. Du temps qu'elle était encore ma préférée, elle me bassinait déjà avec ses amis les artistes. Moi, tu me connais, l'art, hein, à part la musique militaire. Il fallait à tout prix que je m'extasie devant les productions de pédérastes à minauderies ou de barbus sentencieux. Ils avaient l'air très fiers de leurs poireaux moulés dans le plexiglas, de leurs vieux moulins à légumes revêtus de leur signature, de leurs photographies d'anorexiques à poil lacérés au rasoir, et même de leurs propres étrons, oui, je t'assure, de leur caca en bocal avec des étiquettes explicatives. J'avais l'impression qu'on se foutait de ma gueule, mais ils avaient tous l'air excessivement sérieux, même Olga. Le comble, c'est qu'il fallait que j'achète ces saloperies très cher pour le musée d'art moderne, ou même pour ma consommation personnelle, si j'ose dire.
Et puis surtout elle tenait, elle tient encore à chanter. Même sous un tapis de bombes incendiaires, elle n'annulerait pas un récital. J'ai honte, ça fait bien deux ans que je ne me suis pas risqué à l'Opéra. J'ai un prétexte en acier, les risques d'attentat, mais elle doit m'en vouloir quand même.
Tu y es allé la dernière fois, non ? Tu as beau être plus sourd qu'une corde à nœuds, il faut que tu ailles verser ta larme sur le grand air bouleversant dont tu n'entends qu'un grésillement éloigné. Tu pleures parce que tu te souviens d'avoir pleuré sous les flots de bémols de cantatrices du siècle précédent, dont il ne reste qu'un peu d'os sous la terre et quelques couinements indistincts sur du vinyle couleur deuil.
Pleure. Pleure les amours trahies, les jeunes tuberculeuses, les destins brisés, les esclaves amoureuses, les bossus qui perdent leurs enfants chéris, les toréadors à passion. Pleure l'irrémédiable et l'inachevé, l'enfance égarée dans l'obscurité du temps, rien que ce qui fut n'a de charmes pour toi. Pleure pour pleurer, parce que le sanglot est la note fondamentale, la basse continue, l'écho des rochers et des bois. Pleure, enfin, quand je dis pleure, tu me comprends, ça ne veut pas dire qu'une perle coruscante s'arrondisse au coin de ton œil de biche, ça signifie tire des profondeurs de ta redingote loqueteuse un vaste tire-jus à carreaux rouges et blancs afin d'éponger la morve que l'émotion produit en abondance, secoue spasmodiquement ta crinière grise et mitée, que tes os soient agités de soubresauts, déploie toute la pathétique laideur d'un chagrin de vieillard.
Je sais ce que c'est. Moi aussi il m'est arrivé de retenir un sanglot à l'un des récitals d'Olga. On ne sait pas pourquoi, c'est mécanique, on est de la viande à émotion, et on en est content, on se sait gré d'avoir été si gentiment sensible. Après, on peut exterminer tout en sachant qu'on est tout de même un brave homme, dans le fond. Mais enfin je doute qu'à présent la clownesse obèse parvienne à d'autre résultat qu'à faire rire.
Dis-moi, bernique ventousée au rocher de la nostalgie, est-ce qu'au moins elle parvient encore à chanter debout, la vieille Olga ? Comment soutient-elle ses quintaux ? Seigneur Dieu. Tu me charries, là. Non ? Qu'il faille l'étayer de crinolines bétonnées, l'assujettir, au moyen de harnais discrets, à des portiques de cités italiennes ou des arbres de jardins espagnols, je n'imaginais même pas ça.
Mais il y a du monde pour assister à ça ? Je n'ai même plus le temps de consulter les notes des Services. Oui, bien sûr, dans une ville assiégée, affamée, où l'on passe son temps à comploter et à s'égorger, que faire d'autre sinon aller applaudir aux grâces, aux langueurs et aux contre-ut expectorés par un hippopotame en tulle rose chargé de trois kilos de cosmétiques ? Olga, dis-tu, est à la mode ? Invraisemblable. À la mode pour qui ?
D'accord, elle a toujours été flanquée de couturiers hermaphrodites, de metteurs en scène lapeurs de subventions, d'écrivains à mèche sur l'œil et de vidéastes gouines à voix rauque, il doit en rester quelques-uns mais guère. De quoi, qu'est-ce que tu me chantes ? Des généraux, des fonctionnaires des Services ? En mission de renseignement, je suppose. Olga est has been, je me tue à te le claironner, déconnectée de la politique, depuis que je l'ai laissé tomber pour Samantha tout le monde l'a laissé tomber itou. Bon, tu me dresses la liste de qui tu as vu à l'Opéra, et puis chez elle, il y a des trucs que je ne comprends pas bien, et on passe aux choses sérieuses.
Mon bon Manfred, navré de te décevoir, mais selon les rapports que je viens de lire les Services sont formels, ce n'est pas d'Olga, mais de l'entourage de Samantha, et notamment de certains membres des Services eux-mêmes, que proviennent les vagues de désinformation qui tentent de nous déstabiliser et de nous intoxiquer. Autrement dit, et ça fait un moment que je le soupçonnais, on ne nous a laissé des bouts de Services que pour nous manipuler.
Nous risquons fort d'avoir à nettoyer les Services, du moins ce que Gris nous en a laissé, et peut-être, qui sait, à nous défaire de Samantha si j'obtiens la preuve formelle qu'elle est à l'origine de tout ça. Ils ont presque localisé la source de la rumeur qui prétend que je ne suis que le double de mon double. Presque, pas tout à fait. En revanche ils ont débusqué un autre diffuseur de bruits. Un de ces personnages gris, couleur du temps, qui composent l'impalpable corps des Services, et qui, figure-toi, fut dans sa jeunesse un des officiers traitants de notre Samantha.
Je ne le connaissais pas, ce bruit-là, il paraît qu'il commence juste à se propager dans les souterrains de l'armée et les villas de la corniche. Il est absolument invraisemblable, et pourtant on y croit, comme on croit à tout et à rien, sur un mode suspensif, car le réel n'est jamais pour eux, dans cet empire des illusions, qu'un mode de la fiction. Tu veux savoir de quoi il s'agit, hein, vieille concierge ? Alors penche-toi un peu, écoute bien.
Il paraît qu'il n'y a jamais eu de coup d'État. Il paraît que je n'ai jamais cherché à renverser le gouvernement d'union nationale, que Gris ne m'a pas lâché au dernier moment, que les rebelles n'ont pas pris le contrôle du pays, que nous ne sommes pas assiégés dans la capitale, et qu'il n'y a pas de guerre civile. Qu'en dis-tu ? Ça te vous fissure la molaire gauche, ça, non, mon bon conseiller spécial ?
Tout cela, laisse entendre notre pâle silhouette des Services, est une pure fabrication d'iceux, destinée à asseoir ma tyrannie dans la capitale, à faire passer l'élimination de presque tous mes opposants et mes partisans, à enfoncer les citoyens dans l'illusion, à les regrouper autour de ma personne dans la terreur du siège et de l'irruption des rebelles. Nous ne sommes pas du tout, donc, bloqués dans la ville. Mes troupes barrent l'isthme pour le faire accroire, et tirent joyeusement dans rien du tout. J'ai été assez malin pour plonger toute ma capitale dans une réalité virtuelle. J'ai assuré mon pouvoir par la terreur d'un siège imaginaire. J'ai répandu des bruits sur les horreurs perpétrées par les rebelles lorsqu'ils entrent dans les villes, sur la terreur sanguinaire et obscurantiste qui s'abat sur elles. Quant à la province, je la tiens aussi par le mensonge. J'entretiens de fausses troupes rebelles, en réalité des éléments des Services. Elles occupent quelques réduits territoriaux où elles commettent à dessein des atrocités. Tout cela pour apparaître fallacieusement comme le sauveur de la patrie.
Curieux, tu ne trouves pas, cette idée de m'attribuer plus de pouvoir que je n'en ai, afin de mieux saper mon autorité ? Tu comprends ça, toi ? Non, n'est-ce pas. Eh bien moi, si. Je démêle les plus inextricables de leurs combinaisons. Il n'y a aucun danger, tu comprends, bourrique ? Pas d'ennemi, c'est là ce qu'ils veulent accréditer, aucune urgence, tout est un sinistre guignol, fabriqué par moi à seule fin de mieux terroriser et exterminer. Ils s'effacent, ils s'escamotent pour me désigner, moi seul, comme l'origine de leurs maux. Tu y es ? Tu percutes ? Capito ? C'est fin, c'est très très fin. Mais nous allons y mettre bon ordre.
Alors écoute-moi bien. Bref. Je sais que Samantha te demande parfois de petits services. Je sais aussi qu'elle essaie de te tirer des informations sur ce que je te confie, gentiment, l'air de rien, hein, pas vrai ? Et tout en te gratouillant la redingote de ses petits ongles vernis de rouge carnage. Allez, ne fais pas cette tête, tu es le fidèle des fidèles, pas vrai, mon dernier rempart, tout en os véritable. Ce n'est pas toi qui me trahirais, même auprès de ma maîtresse, n'est-ce pas mon bon Manfred-Célestin ? Allons, paix, calme céans tes alarmes, le Guide a confiance en toi. En qui d'autre sinon ?
Donc : tu vas fissa profiter de la dilection de ma maîtresse envers ta pourtant peu rock'n'roll individualité pour te prêter d'un peu meilleure grâce à ses caprices. Masse-lui la nuque si ça lui chante, sois plat et servile, c'est ta spécialité, fais le gâteux, et même le professeur Unrath, si les choses vont jusque-là. Laisse-toi extorquer de fausses informations sur moi, celles que je t'indiquerai chaque jour, et laisse-la bavarder en lui frictionnant le cuir chevelu. M'étonnerait que tu n'arrives pas à en extraire quelque chose. Elle est maligne, mais attendons, si tu deviens assez intime avec elle, elle finira par en lâcher. Mon flair est légendaire, et je sens quelque chose, l'ombre d'un remugle assez délétère me titille le nerf olfactif. Mon faux assassinat a fendu le fromage. On voit grouiller les vers dans leurs alvéoles.
Samantha aimait bien Gris. Je me demande si le renard n'a pas trouvé un moyen de la manipuler depuis son exil. Et tiens, j'y pense, Ferrer, ce vieux soudard à culottes de peau et claquements de talons, il couchait avec elle, autrefois, non ? Elle serait bien capable de l'avoir poussé à sortir du bois. C'est raté, mais elle va recommencer. Ce qui me manque, c'est le moment. J'ignore encore qui elle a pu circonvenir. Distrais-la, enveloppe-la de mensonges. À leurs brouillards, nous répondrons par nos fumées. Je veux savoir jusqu'où s'étend sa conjuration. Si elle a pénétré assez profond dans les Services, c'est toute la mécanique secrète de l'État qui est contaminée. Je veux savoir aussi pour qui elle travaille, pour elle, pour un clan ou une faction quelconque des rebelles.
Ils croient m'avoir endormi. Ils se figurent que je vais me contenter d'un leurre. Un bon petit carnage, et vous vous croyez tranquilles, mes jolis. Nous n'avons nettoyé qu'à moitié, Manfred-Célestin. Souviens-toi de la Révolution française. Plus ils s'autonettoyaient à l'intérieur, plus ils gagnaient à l'extérieur. Les demi-mesures et les arrangements nous ont gangrenés. Mais c'est terminé. Quand enfin toutes les factions auront été éliminées, lorsque nous nous serons purifiés des traîtres, des lâches, des tièdes, lorsque nous pourrons brandir pur et clair le glaive de la Révolution nationale, comme dit Gaspaldi, alors, alors seulement nous pourrons sérieusement affronter la rébellion. Drapons-nous, vieux Manfred, dans les toges en viande de la tragédie.