Vieux Manfred, ô branche cariée, épouvantail tout sec chargé de haillons poussiéreux, et que même la vermine déserte, car il ne reste en toi plus rien de moelleux à sucer, à quoi sert ton antiquité si elle ne donne pas la sagesse ? Pourquoi me polluer la vue jour et nuit de ta hideur, si tu n'es pas capable de me glisser un seul conseil avisé, un petit, rien qu'un tout petit renseignement utile ? Tu n'es bon qu'à jaser, à gémir, à ruminer dans ton dentier de vieux mots racontant de vieilles histoires dont plus personne ne se souvient, pas même toi.
Je l'ai tenue morte dans mes bras, Alexandre-Benoît. Ses dents se sont refermées sur l'ampoule de cyanure lorsqu'on l'a arrêtée pour l'amener ici. Elle savait que ses amis étaient entre nos mains, que le grand nettoyage était en cours. On n'a pas été assez rapides pour arriver jusqu'à elle avant qu'elle sache. Elle a compris plus vite.
Tu n'y étais même pas, tu n'étais pas là pour m'étayer de tes bras débiles. C'est arrivé pendant le conseil de crise, cette nuit. Quelle heure est-il à présent ? Il doit être infiniment tard. Ma montre dit trois heures, j'ai l'impression qu'elle retarde. Va savoir quand le jour se lève, dans ces casemates souterraines, avec ces réseaux de télévision toujours en panne. Nous sommes au profond de la nuit, Conrad-Augustin, l'heure des décisions définitives.
Goûte bien cette heure, vieillard, car tu t'en souviendras, si jamais il te reste du temps pour te souvenir. Le Guide suprême, le mâle absolu, l'homme d'acier, va t'ouvrir son cœur. C'est en toi qu'il va déposer la confidence de ses émotions. Car un cœur bat sous cette armure de médailles. Ce ne sont pas des passions banales que les siennes, elles briseraient des natures moins solides.
Donc. Je sors tout juste de l'état-major de crise. Tu aurais dû voir cela. À toi, cela aurait peut-être apporté quelque consolation, tu y aurais paru fringant et quasi jeune, par comparaison avec les ruines qui s'y pressaient. Entre les morts et les traîtres, il ne reste presque plus personne. C'en est effrayant. Tout le monde était convoqué dans la salle souterraine du muséum à vingt-deux heures. J'avais d'abord prévu un autre lieu, et puis changé au dernier moment. Précaution élémentaire.
Braves généraux et compétents ministres attendaient, parmi les fossiles de trilobites et les hyènes naturalisées, bouffées aux mites, qui montraient les dents derrière leurs vitrines empoussiérées. Hyènes et trilobites avaient l'air plus vif que mes hiérarques qui coltinaient difficilement deux besaces sous les yeux et me maudissaient in petto de réveiller leurs varices. Ils suaient en silence sous leurs décorations. J'avais l'impression que leurs vieux visages allaient fondre comme des peintures, couler par terre en se mélangeant avec du jus d'uniforme, et puis filer en petits ruisseaux colorés. La journée a été insupportable de chaleur. Depuis ce matin, l'orage s'accumule, sans vouloir crever. Les gens ont déserté les rues. Tu ne t'en es peut-être pas rendu compte, tu ne quittes presque plus la fraîcheur des souterrains, tu t'y loves comme un scolopendre.
Lorsque je suis entré par la petite porte du fond, celle qui donne sur les réserves du muséum, et au-delà, on n'entendait que leurs chuchotements, leurs raclements de gorge et le grincement de leurs articulations. Une demi-douzaine de soldats de la Garde verte était avec moi. Précaution superflue, en cas de trahison j'aurais pu à moi seul balayer tous ces débris, tant ils paraissaient pitoyables. À côté d'eux, tu aurais fait figure d'athlète complet. Voilà tout ce qui restait de mes fidèles, après les purges, les massacres, les répressions, les assassinats et les exécutions publiques, une poignée de vieillards plus ténus et plus craquants que feuilles mortes.
Aurait-il pu en être autrement, à la fin, même sans les conjurations d'Olga ? Depuis des années, l'hécatombe a inévitablement décimé les plus énergiques et les plus intelligents. Lorsqu'on veut se maintenir au pouvoir, il faut accepter de gouverner avec les médiocres. Le Guide suprême savait d'instinct que les meilleurs seraient tôt ou tard ses adversaires. Restent ceux qui n'ont pas été assez habiles, assez courageux, assez vertueux, assez fiers pour chercher un jour ou l'autre à s'opposer, à exercer à leur tour le pouvoir. Restent ceux qui ont réussi à vieillir en se faisant tout petits. Et encore, ils avaient eu chaud, les présents. Beaucoup d'entre eux, je le savais, entretenaient d'excellentes relations avec Samantha. À quelques heures près, ils y passaient. Si ce capitaine des Services n'avait pas fini par dénoncer tout le montage, j'aurais fait descendre mes derniers partisans, si on peut parler de partisans, je serais resté seul, absolument seul, avec toi, bien sûr. Dis, tu m'écoutes, guignol, ou tu fais semblant ? Allez, un effort, lève un peu les paupières, sors de ton éternelle léthargie, fais ton miel du récit de cette nuit parmi les nuits.
Imagine l'ambiance, le léger parfum de maison de retraite et de vieillard douteux, sans parler des puissants remugles de trouille. Certains de ceux qui se trouvaient là avaient été in extremis tirés de prison, arrachés à mes bons sicaires qui se préparaient à les égorger, et même, pour Ramirez, décrochés du croc de boucher où on venait de les pendre. Des généraux manquaient, qui avaient eu moins de chance.
Ça leur a été toute une histoire de se lever à mon entrée. Les pliants installés dans le muséum ne faisaient pas l'affaire de leurs antiques vertèbres. Le temps qu'ils ont mis à s'édifier, à se stabiliser, à agripper aux dossiers ou aux murs leurs pattes tavelées ! La salle de l'évolution, c'était Josaphat, à la faveur de la nuit les morts se relevaient, encore tout engourdis d'avoir reposé dans l'éternité. Ça n'était déjà pas beau à voir jadis, mon croûton, un conseil des ministres, mais avec celui-là, j'avais décroché la queue de Mickey. Il y avait là tous les rebuts de la politique, tous ceux qui ont réussi à vieillir à force de raser les murs, de se faire plus petits qu'acariens afin de passer à travers les purges et les exécutions. Et, des acariens, ils avaient à peu près la physionomie.
On avait à peine commencé qu'une taie voilait déjà les yeux d'Alkubar, notre indispensable ministre des Transports, c'est-à-dire, en gros, des vingt-trois lignes de bus de la capitale. Le voilà qui s'endort dans son fauteuil roulant au bout de dix minutes à peine. Sa tête tombe sur sa poitrine, un filet de bave argenté coule sur son menton, il émet de petits grognements de dormeur qui résonnent sous la voûte. Pignolet déplace lentement ses yeux globuleux, tout cramoisi de concentration, car il essaie désespérément de comprendre de quoi il est question, et à lui aussi il échappe quelques gouttes de salive, qui se détachent de sa lippe entrebâillée par l'effort. Gaspaldi graillonne interminablement, comme s'il se préparait à prendre la parole ou à lancer un cocorico sonore pour saluer une nouvelle victoire, il en voit partout, c'est de la déformation professionnelle, et puis il finit, comme d'habitude, par rétracter sa petite tête de gallinacé inquiet dans le goitre qui lui sert de nid. De là, ses yeux durs se fixent successivement sur tous les points de l'espace sans s'arrêter, comme s'il y avait danger à se reposer sur quoi que ce fût, et que toute chose pût compromettre. Broughton, tapette notoire, laisse errer ses beaux grands yeux las dans les hauteurs peuplées de monstres, elles aussi. De longs cils noirs poussent comme des roseaux sur les rives de ces deux étangs très purs, tu vois Alphonse que je peux faire poète moi aussi, c'est quand je veux, j'ai la métaphore dans le sang, de ces deux étangs très purs disais-je, qui désaltèrent celui qui vient de traverser les étendues ravinées de rides poussiéreuses de son épiderme. Et j'en passe.
Et sais-tu qui était là, en sus des antiques ? César. Oui, tu as bien entendu, vieux Conrad, j'avais convoqué ce grand dadais de César, deux gardes du corps étaient allés l'arracher à ses trains électriques. Il n'avait pas l'air beaucoup plus frais que les autres, avec sa poitrine creuse, ses cheveux rares et sa collection de boutons sur sa petite gueule pâle. Un très vieux gosse de bientôt cinquante ans. Mais tu n'avais peut-être pas tort, il m'arrive parfois de t'écouter, après tout il n'est pas interdit d'espérer tirer quelque chose de son incapacité.
J'avais bombardé le général Zaroff commandant en chef de l'armée en remplacement de Ferrer. Un allumé, un pervers, mais à peu près compétent. Tchang ne saurait même pas se servir d'un revolver, Togrul sucre les fraises, Vergongheon est en tôle, Pignolet est bête. Il y aurait eu Koliamine, à la rigueur, c'est un tacticien passable, mais il commence à dépasser la date de péremption. Donc, Zaroff. Malheureusement, le Zaroff figure sur ta petite liste, celle des habitués de la maison Olga. Et il a disparu de la circulation, impossible de savoir où il est passé, planqué, abattu, escamoté.
Par conséquent je le destitue, et qui je mets à la place ? Tu ne devines pas ? Mon César, bien sûr. Mon fils chéri à la tête des armées. Ça lui fera les pieds. Il est parfaitement incapable, mais il apprendra. Avec un nom pareil. C'est ce que tu me disais, après tout. Il peut y avoir des surprises, des vocations qui se révèlent. Donc, j'annonce ça, et puis je les laisse prendre la parole. Ils s'attendaient à une mise au point. Elle ne vient pas. Dociles, ils font comme si rien n'était arrivé, Ramirez y compris.
Gaspaldi, qu'on ne peut jamais retenir de causer, présente un rapport sur un dossier des plus urgents, un travail en cours depuis des lustres, et qui vient enfin d'être finalisé, comme il dit pour faire l'important, malgré la difficulté des circonstances. Elle n'est pas peu fière, la petite fiotte postillonnante. C'est avec joie, qu'elle dit, et avec un enthousiasme sincère, tout ça, que je peux aujourd'hui annoncer au conseil l'aboutissement imminent de l'un des plus grands chantiers du régime : l'établissement de l'arbre généalogique du Père de la Patrie. Vous vous souvenez que ce travail a été lancé il y a bientôt vingt ans, à la suite d'une demande populaire spontanée. Je peux dès aujourd'hui soumettre au conseil un arbre provisoire, découpé en cinquante tronçons. Chacun des tronçons correspond à un rouleau de papier qui, déroulé, s'étendrait sur environ deux mètres.
Chaque ascendant est désormais nommé et repéré. La preuve est désormais établie que, dans leur immense majorité, les ancêtres du Guide suprême sont toujours nés sur notre sol. Toutefois, si l'on remonte très avant, on note une très légère diversification. Nos savants ont obtenu des résultats d'une importance capitale. Parmi les quelques étrangers dont le sang coule dans les veines du Guide, on compte Napoléon, qui eut d'une jeune comtesse hongroise en 1809, nous avons les preuves irréfutables, un fils illégitime dont l'une des filles épousa en 1856 un de nos compatriotes, et c'est de cette union que naquit en 1857 la grand-mère maternelle du Guide. Je ne vous donnerai pas tous les détails qui attestent l'apparentement du chef de l'État à Léonard de Vinci, au pape Jules II, au roi Arthur, à saint Jean l'Évangéliste, à Cléopâtre, Homère ou Alexandre le Grand, à Lucy, la Grande Ancêtre. Sachez seulement qu'ils sont incontestables. Je propose donc de reverser au budget des services de la Biographie officielle les sommes qui seront dégagées par l'achèvement de ce chantier. Nous avons en effet pris du retard : le récit de la neuvième année est à peine entamé, nous en sommes au moment où le Guide suprême vient d'être placé comme berger chez un éleveur des hauts plateaux, et où il va recevoir ses Révélations dans la grotte. La publication du volume contenant le récit des Révélations serait à même d'exercer sur le moral des populations une influence salutaire qui, que, etc.
Il pourrait continuer comme ça longtemps. J'arrive encore à l'interrompre, mais un jour il faudra l'abattre. Vingt ans que le vieil imbécile annonce sous les applaudissements somnolents l'achèvement imminent des mêmes stupides travaux. Après lui ce sont les habituels projets délirants de contre-offensives, les débarquements à l'improviste, les armes miracles qui permettraient d'enfoncer les troupes de siège des rebelles. Des flots de salive agités par le ministre de la Fonction publique surgit le glauque serpent de mer d'une réforme des commissions chargées de la réforme administrative. Tout cela dure, dure anormalement. Les conseils, ces derniers temps, avaient tendance à s'étirer, roulant sur l'erre de leur inanité, mais jamais à ce point. Curieusement, on dirait qu'ils cherchent à gagner du temps. Leurs regards sont plus fuyants encore que d'habitude.
Trivelin n'ignore pas que l'on sait déjà tout ce qui se dit d'important dans le rituel du conseil. Il a à accomplir son travail, qui consiste à poursuivre la fiction de la routine gouvernementale, et à donner à toutes les nouvelles inquiétantes qui fatalement se propagent dans les petits cercles gouvernementaux l'habillage rassurant de l'officiel, du problème technique susceptible de recevoir comme les autres une solution technique.
On entend déjà sa péroraison sur les dangers de la décadence et la nécessité d'un redressement national. Il débouchera forcément sur des appels plus ou moins voilés à une épuration dans les rangs des mous et des tièdes. C'est de bonne guerre. Trivelin se donne des airs de va-t-en-guerre pour compenser de vieilles erreurs politiques. Il pousse depuis quelque temps à l'élimination de ceux, dans le clan des négociateurs, qui cherchent à utiliser son passé pour le marginaliser. Ceux qu'il fait passer pour des tièdes laissent entendre qu'il n'est qu'un aventuriste dangereux, un incapable manipulé par les rebelles infiltrés.
Là-dessus, solennel, je leur explique tout le bazar, le montage du faux complot. Ils n'ont toujours pas l'air de comprendre. Ils sont comme toi, ma pauvre loque, le temps que le son arrive à leur cerveau et soit désencodé, l'émetteur est parti, ou il est mort, ils répondent à une autre question, à quelqu'un d'autre, au vide. Ils chevrotent pour des salles désertes. Leurs paroles répliquent à des paroles évanouies. Et l'on voudrait que je gouverne avec ça.
C'est à ce moment qu'un officier de la Garde verte me fait demander d'urgence. Il n'est pas question pour moi, dans la situation, d'aller là-bas. Je demande qu'ils me l'amènent. Qui ? Mais Samantha, bon Dieu, de qui qu'on cause depuis trois heures ? Ils la déposent en haut, sous la grande verrière, entre les vitrines des dinosaures. Je monte seul. Elle est sur un brancard, recouverte d'un drap blanc. Je fais écarter le drap, je la vois, c'est elle.
Je n'ai pas voulu qu'on l'emporte tout de suite. Il me semblait qu'on allait emmener avec elle tous mes regrets, tout ce qui me reste d'un peu tangible, avant que le siège ne me coupe du monde et du passé. Si tu savais comme elle était belle, morte, dans cet abandon que je ne lui avais jamais connu auparavant. Est-ce qu'il faut donc qu'ils meurent, pour qu'ils se laissent enfin aller ?
Jamais je ne saurai qui elle était, Manfred-Célestin, jamais, elle m'échappe, j'ignore où elle va. Elle s'en va arpenter je ne sais quels chemins gris où son ombre va se dissoudre. Déjà nous la perdons de vue. Déjà notre mémoire apprend à se passer d'elle. Sa beauté, personne ne la connaîtra. Je reste avec mes caresses plein les mains, avec mes tendresses veuves.
Depuis longtemps nous n'osions plus nous aimer, trop de méfiance, trop d'épaisseurs de temps accumulées entre nous. Nous vivions un amour nominal, purement fictif. Et lorsqu'il nous arrivait encore de nous accoupler, nous jouions à le faire, nous déployions le théâtre de nos prouesses érotiques. Même alors, elle me manquait, Célestin, elle me manquait horriblement. Sais-tu, toi qui ne sais rien, comment celui qu'on aime pourrait ne pas nous manquer ?
Veux-tu que je te dise, de même que les vêtements font obstacle à l'union des corps, les personnes font obstacle à l'union des cœurs. Il aurait fallu que nous osions nous déshabiller de nous-mêmes. Comment faire ? Ce n'est pas à toi que je peux demander ça. Elle est morte, oui, et plus nue qu'elle n'a jamais été. Je peux l'aimer tout mon soûl, me gorger du venin de cet amour pourri.
J'ai beau être vieux à présent, j'ai beau avoir tellement connu de femmes que mes conquêtes pourraient peupler cette ville, j'ai beau faire le cynique, j'ai faim d'un grand et pur amour. Tu m'entends, vieille urne ? Je veux réciter des madrigaux sous les fenêtres d'une pure jeune fille. Allez, qu'on se bouge, qu'on me trouve une pure jeune fille, qu'on me trouve une fenêtre.
Mais où me trouverait-on ça ? Une vraie fenêtre, une vraie jeune fille. À défaut, qu'on m'en fasse faire. Et qu'on me rende aussi mon passé, avec tout ce que je suis, je suis las de ces hardes de fiction. Est-ce qu'on ne peut pas revenir au temps où les choses étaient simples ?
Tu comprends, lorsque je l'ai vue, la première fois, tout cela m'est revenu, que pendant des lustres j'ai dû effacer, les yeux des petites filles pauvres qui mendiaient dans les faubourgs, à l'époque où je faisais comme elles, et l'odeur des nattes de la plus jeune, cinq ans peut-être, des yeux sans fin, le jour où elle a joué à m'embrasser.
C'est pourquoi Samantha était dangereuse. Quelque chose en elle appelait la fiction à se rompre. Et où irions-nous, dis-moi, bonne bête, si la fiction se brisant nous laissait dénudés d'histoires ? Elle avait beau en raconter, elle aussi, comme tout le monde, il y avait en elle, dans le regard, dans le corps, dans tout ce qu'elle ne parvenait pas tout à fait à contrôler de ses mots, quelque chose qui voulait fissurer nos épaisseurs de roman.
J'ai cru que cela aussi était une habileté. Peut-être avait-elle plus violemment que nous besoin de respirer de vrais parfums. Je ne le saurai pas. La fiction vient de la dévorer tout entière, à présent la voici pour jamais la proie de nos histoires.
Au fil des heures et des informations qui nous parvenaient, la situation est devenue vaguement plus claire, quelques noms sont tombés. Olga a bien joué son coup, ma bonne Olga qui m'aime tant. Grâce à elle, j'ai commencé la liquidation de mes derniers généraux fidèles, failli procéder à celle de mes ultimes ministres compétents. Je suis presque allé jusqu'au bout. J'ai travaillé à me dépouiller moi-même. Elle a cherché à rééditer le coup que Gris a presque réussi avant elle. Faire effectuer le boulot par les autres. Je me demande d'ailleurs si ce n'est pas elle, plutôt que Samantha, qui est manœuvrée à distance par mon cher et indispensable Gris. À creuser. Bref. Il s'agissait de nous pousser, par de fausses informations diffusées par certains éléments des Services, à exterminer tous ceux qui auraient encore pu nous soutenir, principalement les amis de Samantha.
Si cet obscur capitaine des Services ne les avait pas dénoncés au dernier moment, c'en était fait du Guide de la Révolution. À quoi m'as-tu servi, sur ce coup-là, vieux hareng saur ? Tu baisses, de jour en jour tu baisses, tu ne vois plus, tu n'entends plus. Est-ce que tu penses un peu ? Où es-tu ? Et où en serais-je sans ma prudence, sans ma légendaire clairvoyance ? Tous, ou presque, circonvenus par une Castafiore au stade terminal de la surcharge pondérale, une gravosse complètement has been. C'est vraiment à ne plus savoir à qui se fier. Trivelin, et ce cinglé de Zaroff, elle les a entortillés. On ne se méfie jamais assez des histrionnes obèses.
Le coup a failli réussir. Heureusement, Samantha avait disposé cette taupe dans les Services. Je vais essayer d'être clair, petit Conrad. Je vais lentement, j'articule. Le capitaine grâce à qui tout a été découvert faisait semblant de travailler pour Olga en faisant semblant de travailler pour Samantha, alors qu'en réalité il travaillait pour Samantha. Toi comprendre ?
Bon, laisse tomber. Les sous-préfectures, la population des départements, les fleuves et leurs affluents, la production d'acier à la tonne près, tu es incollable. Mais pour les subtilités politiques, bonsoir, plus personne. Tu as l'œil vitreux, ma soubrette favorite, la bouche grande ouverte sur tes gencives roses et nues, à part peut-être une molaire oubliée, au fond à gauche. Tu as tout du macchabée. Secoue-toi, ne me fais pas le coup de mourir maintenant, tes massages de la nuque, tes rasages, tes inventaires et tes ratiocinations me manqueraient, surtout dans ces passes dangereuses.
Ils ne savaient pas quoi faire, les égrotants, à part hocher leurs vieilles têtes, racler des fonds de glaire et jeter partout des regards inquiets. La situation est troublante : que veut Olga, au fond ? Simplement se défaire d'une rivale, et récupérer toute son influence, ou me dégommer, au profit d'on ne sait qui ? On n'y comprend plus rien. Est-ce que le nettoyage opéré par mes soins lui suffit, ou est-ce qu'elle s'apprête, une fois éliminés mes derniers soutiens, à passer à l'attaque ? Dans ce cas, il faut décider où frapper, et frapper vite. Mais nous ne savons plus très clairement qui est avec qui, avec quelles unités frapper. Le capitaine des Services ne m'est pas d'une grande utilité. Lui-même se perd dans l'imbroglio des montages et des intoxications. Je ne sais plus rien, Truc, Untel, rappelle-moi ton nom.
Qui massacrer ? Dans quelle chair porter le fer honnête et solide ? Je peux toujours m'épuiser en moulinets spectaculaires, ma lame entame des fumées, pénètre des entrailles de brumes. La réalité achève à présent de se dissoudre dans la prolifération des informations et le pullulement des faux-semblants. Je voulais que la vérité surgisse du sang et de l'apocalypse. Je voulais détruire les décors peints, les illusions. Mais en s'effondrant ils ne révèlent que d'autres illusions.
Tu m'écoutes ? Non, tu dors. Tu ronfles paisiblement, tu me laisses seul, avec cette décision que je n'ai pas encore prise, et qui peut-être ne changera rien. La petite roue de ton sommeil grince gentiment. Que te remonte-t-elle, du fond du puits aux souvenirs ? Jusqu'où la vieille corde de ton âme est-elle en train de plonger pour toi ? Est-elle allée jusqu'à l'enfant recroquevillé très loin, tout seul, dans le noir, et qui ne reçoit plus, de loin en loin, que tes visites nocturnes ?
Je t'envie, Manfred-Célestin, ces sommeils profonds. J'ai l'impression que tu me les voles, comme tous les sujets de cette république me volent les sommeils où je ne suis pas, les sommeils que je n'ai pas eus, moi l'Insomniaque suprême.
Le bal mensuel de l'armée devait avoir lieu ce soir même. Il faut continuer à danser, Gino, pour faire la nique aux rebelles, leur montrer qu'on se fout bien de leur siège. J'avais choisi à dessein de réunir l'état-major de crise le même jour, quelques heures avant. Tu comprends, normalement, tout le monde vient au grand bal, les ministres, les chefs des principaux bureaux des Services, tout l'état-major. Leurs femmes avec eux. Si je décidais des arrestations à la suite de la réunion de crise, c'était le moment idéal. Quant à ceux qui ne seraient pas venus, dans de telles circonstances, ils se seraient désignés d'eux-mêmes comme douteux. J'aurais su à quoi m'en tenir. Qu'est-ce que tu penses de ça ? Hélas, Mohammed, je n'avais pas imaginé ce qui arriverait.