CHAPITRE VI

Où l'on danse un dernier tango parmi les fossiles

 

La réception devait commencer à vingt et une heures. Le conseil extraordinaire se termine sur les dix heures moins vingt. Le retard qui sied pour une entrée solennelle. Nous montons à la grande salle de paléontologie, par l'escalier de fer monumental, tu sais. À part le colonel Tchang et Gaspaldi, encore assez ingambes, c'est le retour des morts-vivants. Comme ils s'accrochent, les pathétiques débris. Ils referment leurs vieilles serres sur la rampe. Certains arrivent à se hisser, marche après marche. D'autres restent là, en plein milieu, vautours tétanisés, l'os rivé au métal. Ça ne répond plus en eux, muscles et nerfs partis on ne sait où, en vacances dans des contrées plus hospitalières. Je t'avoue que ça m'amusait de les voir aussi vulnérables. Enfin j'ai pitié, je demande aux mastards de la Garde verte de les détacher de la rampe et de les monter, avec toutes les précautions, pour éviter de me les casser.

Là-haut, tout est prêt pour la fête. Ou plutôt, tout aurait dû être prêt : les fleurs, les nappes immaculées, l'orchestre du troisième régiment d'infanterie, les gâteaux, le champagne, les pains surprises, les gardes du corps jouant les extras dans leurs vestes blanches, les grands pendards de la Garde verte en uniforme de gala dans tous les coins, tout ce qui nous permet depuis le début de faire la nique au blocus. On s'y presse, chaque mois, ne serait-ce que pour manger à sa faim, on cache les corps amaigris dans les beaux uniformes et les belles robes, on fait le siège du buffet, on s'arrache les sandwiches.

Mes cadavres ambulants émergent, l'un derrière l'autre, au bras des soldats. La salle est quasi vide. Tu vois le tableau, Léopold ? Deux serveurs, peut-être trois, égarés derrière des tables désertes, quelques assiettes de chips, pas de fleurs, rien. Sur l'estrade, une absence d'orchestre. Quelques invités errent dans ce désert, trois officiers, quatre ou cinq clampins en civil, pas même une femme. Et la foule immobile des sauriens qui les domine et ouvre vers ce maigre fretin des gueules démesurées. Les regards des invités en paraissent plus fuyants encore qu'à l'accoutumée, leurs silhouettes plus accablées. Cernés par les lézards, dispersés sous le cercle immense qui déploie la nuit, ils ont l'air infiniment subsidiaire.

Que faire ? Imiter l'inconsistant troupeau qui depuis des siècles se nourrit de vent. Ouvrir la bouche. Y laisser couler l'air chargé de poussière. Se gorger de vide, le siroter à longs traits. Les immensités désertes s'étagent au-dessus de nos têtes, jusqu'à la coupole baleinée de fer qui recueille le ciel et le recourbe vers nous. Là-haut, entre les chapiteaux des minces colonnes en fonte, qui s'épanouissent en végétations compliquées, des araignées ont tendu des toiles comme des voiles de navires, en panne dans ces sargasses d'air tiède, traînant leurs vergues dans des lagunes de rumeurs somnambules.

Un peu au-dessous de la circonférence de base de la coupole plane un essaim de squelettes. Ce sont les grands lézards volants qui survolaient le pays au crétacé. On en a retrouvé des escadrilles entières, au siècle dernier, dans les boues blanches de Basse-Badane. Sur le parquet ciré, les carcasses des grands terrestres. Certains haussent leurs crânes plats à dix ou vingt mètres de hauteur, déploient en arc leur armature compliquée de vertèbres. D'autres insinuent au ras du sol un mufle d'os pesant, agrémenté de cornes ou d'épines. On peut voir à travers ces géants, leurs côtes n'encerclent que de l'air.

J'ai toujours aimé la salle de paléontologie, mon brontosaure. Outre qu'elle est notre ultime grand espace utilisable, ces sauriens géants font un peu partie de la famille. Chaque fois j'ai l'impression de visiter la galerie de mes ancêtres. Chauves de père en fils, depuis la nuit des temps pas un poil sur les écailles, ce sourire carnassier et cette faim qui veut tout dévorer, c'est tout moi je te dis.

Ce n'est pourtant pas moi qui ai créé la grande salle, c'est Migne, juste après l'indépendance. Tu le savais ? Ce vieux fou s'était mis dans la tête qu'à notre débris d'empire colonial il fallait une histoire, et même encore plus d'histoire que les autres. Et non seulement plus d'histoire, mais plus de préhistoire. Tout le pays, à l'époque, ressemblait à un chantier, à un terrain vague labouré par des hordes de savants hallucinés, obstétriciens à lorgnons et à barbes soyeuses accouchant de leurs portées de monstres antédiluviens en miettes, les reconstituant, les bichonnant, les brossant, les articulant, les nommant, les classant, les logeant enfin dans ce palais démesuré pour lequel on avait rasé un quart de la vieille ville.

Jusqu'à la guerre civile, personne ne mettait jamais les pieds dans ce château d'épouvantails. Leurs improbables ossements s'entassent et se superposent partout, au-dessus, sur les côtés, dans les coins, leurs avortons et leurs fœtus grouillent par centaines dans les armoires vitrées qui couvrent les murailles. Tous ouvrent dans un sourire sarcastique leurs gigantesques gueules bourrées de dents. On dirait qu'ils font cercle autour de nous pour nous écouter. Ils se nourrissent du spectacle de notre pantalonnade, de notre déconfiture, ils s'en tordent les côtes, coincés pour l'éternité dans un grand rire jurassique.

J'aimais bien cette manière de terroriser un peu mes généraux, de les laisser rêver à des dévorations. Lequel serait le prochain ? Cette nuit, mes convives disséminés, je les voyais lancer des œillades inquiètes en direction de toute cette volaille archaïque. Ils avaient l'air de se demander qui d'entre eux ces vieilles poules écailleuses allaient picorer. Car on ne peut imaginer plus maigre, ni d'allure plus affamée. Combien de viandes faudrait-il entasser dans les grands paniers creux de leurs ventres à jour, pour que la chair consente à repousser, que les viscères refassent leur apparition, que les veines repoussent et remettent en circulation leur sang froid ? Ils ont cinquante millions d'années de famine à rattraper. Les bedaines molles des conseillers et des secrétaires d'État s'inquiétaient de toute cette sécheresse, leur rondeur se repliait face à tous ces angles. Cet entrecroisement de barreaux décharnés les faisait songer à de longues agonies sans pain au fond de prisons indéfiniment grillagées.

Il m'arrive encore de regretter de n'être pas allé un peu plus loin. Il y a de la place, dans la grande verrière. Aux grandes carcasses vides, j'aurais pu joindre quelques poupettes, hein, qu'en dis-tu ? Tu n'en dis rien, tu dors. Tu es peut-être, en ce moment même, bien tranquille au bord de quelque marécage, sous les fougères géantes. Tu as rejoint les espèces disparues. Ta place est là, vieux monstre en redingote pourrie, antique transporteur de poussière, au fond des ères perdues.

C'est ça qui aurait été impressionnant, des vitrines remplies d'empaillés. Après tout, l'histoire prolonge la préhistoire de notre beau pays, en affirme la continuité. Nous sommes notre sol. Nous avons été nourris de ce qui a poussé sur les cadavres des grands lézards. Leurs duels et leurs carnages présageaient nos luttes politiques. J'aurais bien vu le bal se tenir parmi mes précédents cabinets et mes anciens états-majors. Ils auraient formé une petite foule immobile autour de nos têtes. Auraient donné l'illusion de prolonger jusqu'à nous l'antique lignée des reptiles. J'ai eu tort de ne pas conserver la totalité de mes adversaires politiques. J'ai fait ça au feeling. Pas scientifique du tout. Chacun des fonctionnaires et des officiers aurait été empaillé avec le plus grand soin, comme les autres, par les Services de Gris. Le dignitaire défunt représenté avec toutes ses décorations, dans la posture la plus propre à le mettre en valeur dans l'exercice de ses fonctions. Le socle pourvu d'une étiquette résumant la biographie et les états de service du grand homme.

Trente ans de complots, de coups d'État avortés auraient permis de constituer une petite armée. Surtout depuis que les rebelles nous ont refoulés sur la presqu'île. La défaite a multiplié le nombre de ceux qui ont cru pouvoir profiter de l'occasion pour s'emparer du pouvoir. Mais à présent que Gris n'est plus là, on jette. Du gâchis. Il connaissait son boulot, notre empailleur des dimanches. Savait faire disparaître, sur leurs tronches, toute trace de leur mode d'exécution, tout reliquat de souffrance. On aurait peine à distinguer, sur leurs faces cireuses, immobilisées pour toujours dans l'expression de l'énergie, du sérieux, de la compétence et du dévouement, les affres des agonies artistiquement prolongées, dans les caves, par les soins de Gris. Même pour ceux qui ont été empaillés de leur vivant.

J'y aurais bien fait figurer, par exemple, l'état-major de la 3e armée au complet : le complot des Colonels. Une tentative de brutes stupides. Noyautés depuis le début par le Quatrième Bureau des Services. On les a un peu poussés à dévoiler leurs batteries. Vieille tactique. Ils voisinent avec ceux du Quatrième Bureau : le complot des Éventails, l'année suivante. Le plus joli, le plus artiste. Ils ont été à deux doigts de réussir. Depuis, le Quatrième Bureau est devenu la Onzième Section. Il est bon de réorganiser de temps à autre, afin de montrer que quelque chose se passe.

Le ministère Ourski, je l'aurais placé au second rang, au grand complet, à l'exception du petit Fanfolle, à l'époque vice-ministre des Enfants en bas âge, qui avait eu la bonne idée de dénoncer ses collègues du complot des Bonnets roses. Lui, on l'aurait admiré en face, en grande tenue de ministre des Collections nationales, penché sur un gros catalogue. Fanfolle avait commis l'erreur de ne pas dénoncer les comploteurs de la Saint-Crépin, parce que son frère en était.

À propos, je ne sais pas si je te l'ai dit, mais tu vois mon bureau, non, pas celui-là, mais le joli bureau meublé Régence dont je me servais autrefois, avant le siège, dans l'ancien palais ? Sous mes pieds, ça se voyait à peine, une petite trappe était ménagée dans le parquet. Tu n'as jamais noté, hein ? Et tu sais ce qu'il y a, sous la trappe ? Une petite loge de deux mètres sur un, à peu près. Et tu sais ce qu'il y a dans la loge ? Ourski, Ourski en personne, Ourski que le Maréchal a tiré du néant, a fait sept fois ministre, et qui en gage de reconnaissance a voulu le mettre en cage pour l'effroi des bons citoyens, le Maréchal a su qu'il avait dit cela, texto, à Fanfolle. Eh bien c'est lui qui est en cage, à présent, et pour les siècles des siècles, Ourski naturalisé dans les règles de l'art, Ourski sur le cadavre duquel le Maréchal s'est essuyé les pieds pendant des années. Ah, tu ne peux pas savoir, Hector, quel plaisir c'était.

Dans leurs uniformes de parade, les officiers de la conjuration des Écorchés auraient eu fière allure. Mais il aurait fallu mettre un mannequin de cire dans l'uniforme, et placer dessus la tête naturalisée. Ils avaient déjà fait comme Olga, ces gros malins d'officiers de la Garde verte. M'avaient inventé de toutes pièces plusieurs complots afin de se débarrasser de leurs rivaux. Tu te souviens comme on a pu rire, ce jour-là ? Je les revois encore, débandade de mannequins rouges facétieusement relâchés en pleine ville par Gris après qu'il les avait transformés en modèles anatomiques dans ses caves. De quoi est-ce qu'ils se sauvaient ? Rien ne pouvait plus les abriter, ils étaient à jamais à poil. Ils essayaient pourtant, en titubant, au plein soleil de midi, devant les passants terrorisés. Ils n'ont pas été loin. Ah, c'était une autre époque. Et après ça, j'ai eu la paix pendant un moment. Gris a conservé leurs peaux tannées sur des cintres, au fond d'une armoire, je ne sais même plus laquelle parmi toutes les armoires d'horreurs que recèlent les caves.

Je sais bien, tout ça n'aurait pas empêché d'autres candidats au coup d'État de se mettre sur les rangs un jour ou l'autre. Ils pratiquent le complot comme un sport, une ultime distraction qui leur donne des raisons de vivre. Que feraient-ils une fois le Guide suprême empaillé à son tour, momie d'un banal dictateur renversé assistant à leur triomphe ?

Nous restions là, les bras ballants, cernés par ces grandes tables blanches comme des déserts, avec de loin en loin l'oasis de trois olives ou d'un seau à champagne. Fin d'une fête qui n'a jamais commencé. Je regardais leurs gueules effrayantes de laideur et de lassitude, où l'os paraissait chercher sa voie sous la vieille graisse et la peau morte, Pignolet, Koliamine, Mbandaka, Tchang, Togrul, Broughton, Chassagnol, Pharamond, El Hawari, Blair, Marolles, Alkubar. Si tu avais entendu ce silence, plus profond de paraître sortir des gueules hurlantes des tyrannosaures, allosaures, diplodocus, spinosaures, ouranosaures, stégosaures, ankylosaures, pentaceratops, kronosaures, carcharodontosaures, bruhathkayosaures, cœlophysis, estemmenosuchus, suchomimus, scutosaures, ornitholestes, parasaurolophus, polacanthes, acrocanthosaurus, elasmosaures, liopleurodons, titanis, daspletosaures, tylosaures, rhamphorhynchus, velafrons, dimorphodons, carnotaures, tinacromera, sauroposéidons, gorgonopsides, titanosaures, skorpiovenators, baryonyx, dracorex, minmis, sauropeltas, gorgosaures, thérizinosaures, deinonychus, mamenchisaures, desmatosuchus, quetzalcoatlus, prognathodons et autres ptérodactyles, tu vois que je connais la question, j'adore ces bestiaux, comme les enfants, qui ne rêvent que de monstres inconnus.

Il fallait à tout prix faire comme si tout était normal, que la fête se déroule tout de même. Leur montrer que le Maréchal absolu ne renonce pas. Qu'au milieu de l'adversité, des abandons et des conjurations, il ne daigne rien changer à ses habitudes. J'ai parlé fort, serré les rares mains qui traînaient, à les broyer, histoire de bien montrer mon entrain, j'ai passé les chips et fait péter les roteuses. Bon Dieu, rien que d'y penser, la colère me reprend. M'obliger, moi, le Guide, le Père de la Patrie, à faire le bouffon pendant que ces salauds se planquent, désertent peut-être ?

Bien entendu, dans ce foutu musée, pas moyen de trouver quoi que ce soit pour faire de la musique, quant à un disque quelconque, inutile d'y penser. Et voilà mon Pignolet, cette bonne brute, qui me propose ses services. Comme quoi il aurait laissé son accordéon à deux pas, dans la caserne de la Garde verte. Son accordéon. Cet imbécile sait jouer de l'accordéon. Moi qui ai toujours haï les flonflons canailles. C'est à ça qu'il occupe ses loisirs de général, pendant le siège de ma capitale. Je l'envoie chercher son machin, pas d'autre solution. Vingt minutes après, come-back du Pignolet derrière son piano à bretelles. Il n'avait pas trouvé grand monde non plus dans la caserne de la Garde verte.

À croire que toute la ville était en voie de disparition depuis que j'avais lancé cette opération foireuse d'arrestation de conjurés imaginaires. J'ai expédié fissa Koliamine, avec ordre de se tenir toute la nuit sur le pied de guerre, en état d'alerte. Il a filé, légèrement plus vite que s'il poussait un déambulateur.

Oui, bien sûr, tu vas me dire qu'on ne sait pas dans quelle mesure on peut lui faire confiance. Mais parmi les rogatons qui me restent, il est le seul à savoir à la fois prendre des initiatives, se déplacer sans béquilles et être pris vaguement au sérieux par les soldats. Là-dessus, histoire de prendre le temps de réfléchir, j'ai fait grimper Pignolet sur l'estrade avec sa moulinette à goualantes, et j'ai ouvert le bal.

Ouvert le bal, oui, parfaitement. Et en grand uniforme, s'il te plaît. Dans ma jeunesse, faute de femmes, on dansait entre officiers, parfois, dans les casernes. Ce lourdingue de Pignolet ne connaissait que des tangos, quelques paso-doble, deux ou trois javas. Je lui ai demandé Le Dénicheur, pour commencer. Tu sais : « On l'appelait le dénicheur », etc. J'ai invité un Garde-verte, un mastard, un beau gosse, histoire de ne pas me coltiner un perclus pour la première danse.

À part César qui faisait ostensiblement tapisserie, les convives, évidemment, se sentaient tenus de faire comme moi. Ils s'avançaient les uns vers les autres, à travers les parquets immenses parsemés de monstres, avec des précautions et des lenteurs, tendaient les bras pour s'équilibrer, abandonnaient dans leur sillage des mouchoirs, des lunettes, des croix de guerre, des dentiers, des flacons de Balsamorhinol et de Jouvence de l'abbé Soury, se ramassaient la gueule sur les marbres froids, se reconstruisaient, s'étayaient, se rejoignaient, s'accrochaient l'un à l'autre, comme si le partenaire allait les protéger des vastes étendues de sol qui les lorgnaient, tentaient un pas, un deuxième, s'effondraient et mélangeaient leurs dorures et leurs ossements, c'était à pleurer.

La nuit n'avait apporté aucune fraîcheur. Tout ce monde transpirait ferme. La grosse paluche de mon Garde-verte me poissait le dos. Je voyais les gouttes naître sous sa casquette pour aller saler ses joues bleues. Une angoisse m'a pris tout à coup, je me suis demandé si, éperdu d'amour pour son chef comme le sont les vrais soldats fidèles, il allait me rouler une pelle au moment propice du tango. Heureusement, il n'a rien tenté.

Les vieilles carcasses s'étonnaient de trouver encore quelques globules de sueur à extraire tout au fond de leur sécheresse. Tu as raté quelque chose, considérable ronfleur, de quoi alimenter pour longtemps tes visions oniriques. Et va essayer de penser entouré de ce spectacle. Derrière leurs tables, les trois extras regardaient ça impassibles, on aurait dit des guetteurs, sur une plage, regardant au large une flotte de vaisseaux fantômes tenter de manœuvrer et finalement sombrer, un galion pourri après l'autre. C'est à ce moment que le largage a commencé. À croire qu'ils savaient, et qu'ils avaient choisi leur moment.

Pignolet se déchaînait sur son accordéon. Il réalisait le rêve de sa vie, un récital pour lui tout seul, comme Mimile Prudhomme, Tony Muréna, ses dieux à lui, juste après le Maréchal absolu. Il en mouillait la vareuse, le brutal, il lui venait même des lueurs de sentiment sur sa hure de reître. Dans le déluge du flonflon, on n'avait pas entendu les avions. Ou alors c'étaient des dirigeables, comme ils le font depuis quelque temps. Il y a d'abord eu deux ou trois chocs, ceux produits par les caisses qui s'écrasaient sur les armatures de fer de la grande verrière. Après ça, même plus de caisses, le contenu tombait en vrac, elles avaient dû se déchirer en vol, ou bien ils le faisaient exprès, par dérision.

Le bruit nous fait lever les yeux vers la grande verrière. Il ne fait pas encore nuit noire. Un reste de lumière éclaire par en dessous les gros nuages violacés qui se sont accumulés toute la journée. Par intermittence, ils expulsent des paquets de fuseaux argentés, comme des éclairs miniatures. Nous sommes des noyés dans une cité engloutie achevant de se décomposer au fond des eaux gluantes d'une fosse marine. Au-dessus de nos têtes, une espèce de monstre des abysses se décharge de son frai, pond ses paquets de rejetons morts, déjà pourris. Ils tombent avec une étrange lenteur. On a le temps de les voir arriver. C'est le jour du poisson. D'abord des maquereaux, et puis des raies, planant, ailes déployées, entre deux courants d'air. Les ballons des rebelles doivent flotter au-dessus des nuages, dans le ciel pur, face au dernier soleil.

Tout à coup, ils battent la verrière comme une grosse pluie. Ils éclatent et se fendent, leurs viscères poissent le verre, là-haut, très loin au-dessus de nos têtes. Il pleut des entrailles. Déjà les circonvolutions des gros nuages nous avaient à moitié digérés dans leur chaleur acide, et ils en rajoutent, ils nous enveloppent de leur tiédeur morte. Les taches noires de leurs corps écrasés dessinent de grandes ombres sur le marbre blanc.

Ensuite viennent les poulpes. Ils tombent comme des divisions aéroportées, en milliers de petits parachutes, et le vent de leur chute agite d'un tremblement la gelée grise de leurs têtes hydropiques. Nous sortons sur le seuil du muséum. L'avenue du Général-Migne s'éloigne, déserte, entre les grands arbres. L'absence de voitures et de passants la fait sembler plus longue encore, comme distante sous le ciel noir, comme si elle nous quittait, elle aussi, et partait à la campagne, la bonne avenue, en emmenant nos arbres et nos statues.

Les pieuvres et les calmars froissent les feuilles des massifs, accrochent aux branches une pendaison de tentacules, éclatent sur l'asphalte avec des bruits mous. On n'y voit presque plus. On dirait que quelqu'un, là-haut, balance par-dessus bord une cargaison de têtes. Ça pue le poisson et l'apocalypse, tu sais, les nuées de sauterelles, les sueurs de sang aux statues et les grêles d'on ne sait quels bestiaux d'épouvante.

Un de mes gardes du corps s'est avancé un peu trop sur le grand perron, histoire sans doute de parer à toute tentative d'agression. Un grand poulpe livide s'est écrasé pile sur son crâne rasé, l'a coiffé d'une tête morte et puante, et le bouquet des tentacules lui pendait sur les épaules. Il a retourné vers moi une tête de Gorgone. C'est plus que je n'en pouvais supporter. La fête a fini là, Manfred-Célestin. Je les ai laissés clopiner vers leurs villas désertes, leurs casernes, leurs appartements de fonction, et dormir, dormir enfin, tout bordés de points d'interrogation.

Je voudrais bien te réveiller, à présent, mon séculaire nourrisson, mon géronte Cadum. Un bon rasage ne me ferait pas de mal, sans parler d'un massage. Mais je n'ose pas. Tu vois, il me semble, dans cette solitude de la nuit, que les choses n'ont pas encore pris toute leur réalité. Elles demeurent suspendues dans les limbes de l'hypothèse. Rien n'est jamais arrivé.

Je ne suis pas ce que je suis. Seigneur, je n'étais pas fait pour ce métier, que ce calice s'éloigne de moi, je veux redevenir personne, tout ça. Cette nuit si obscure, c'est mon Gethsémani à moi. Dès que tu auras ouvert les yeux, nous serons deux. Le monde reprendra ses formes dures. Il faudra endosser à nouveau le même vieux fardeau, je suis moi, je suis le Guide suprême, une kyrielle d'urgences me requiert.

J'ai ordonné à Koliamine d'utiliser les quelques éléments de la Garde verte que nous avons encore en main à rassembler des forces sûres. Ils font le tour des casernes de la gendarmerie, des troupes régulières, des Services, de l'infanterie de marine ou de ce qu'il en reste. Il faut surtout s'assurer de la fidélité des troupes massées sur l'isthme, avoir les régiments d'artillerie et les blindés. Pour l'instant je n'ai pas de nouvelles. Ça peut durer toute la nuit.

Je n'ai plus la main sur les Services, si je l'ai jamais eue. Je peux te l'avouer à présent, avant le soulèvement, je ne suis même pas certain que Gris les contrôlait à cent pour cent. Depuis des années, ils fonctionnent pour eux-mêmes, en autarcie, ils fabriquent de l'information, produisent des décisions sans que l'on sache au juste d'où cela vient, ni même qui fait réellement partie des Services. Certains de leurs bureaux ont engendré l'affaire Samantha, mais tout Maréchal absolu que je suis, je ne saurai jamais au juste d'où ça vient. Le capitaine qui a fini par dénoncer le montage n'a pas pu nous fournir grand-chose, ils fonctionnent de manière beaucoup trop cloisonnée. Il faut que j'essaie de me passer d'eux.

Le seul nom que le capitaine ait donné, celui du relais d'Olga dans les Services, c'est Trivelin. Apparemment, pour lui, se défaire de Samantha, c'était gagner une petite guerre interne dans les Services. Qui sait, d'ailleurs, si mon bon Trivelin n'est pas en réalité un sous-marin du monstre caché, du dragon occulté, Gris en personne. On n'aurait jamais pu mettre la main sur lui sans ce brave capitaine, qui se trouve aussi être son directeur de cabinet.

Ma foi, je l'ai fait pendre tout de suite, à un balcon du ministère de l'Intérieur. Il y est encore, en train de sécher à la chaleur. Il avait déjà l'air mort de son vivant, ça ne doit pas le changer beaucoup. À présent le voici tout à fait transformé en épouvantail, avec son petit chapeau, son petit pardessus, ses bosses et son nez de commedia dell'arte. Je ne saurai jamais ce qu'il y avait dans cette tête. Qu'il épouvante donc à présent les pigeons qui conchient les statues des héros, il aura été utile à quelque chose. Qui vois-tu, à présent, comme ministre de l'Intérieur ? Le choix se réduit salement.

À part pendre Trivelin, tout ce que j'ai pu faire, pour le moment, c'est d'envoyer quelques molosses mettre la main sur Olga et sur son cher ami le général Pasquin. Palamède Pasquin, général trois étoiles, commandant la 1re division blindée, la seule qui nous reste, et qui nous permet de tenir encore l'isthme, face aux troupes de Sardar. De temps à autre, le téléphone sonne, des estafettes arrivent au poste de la Garde verte, j'ai des informations. Elles ne sont pas toujours claires, et même elles se contredisent. Olga a disparu. D'après ce que racontent les quelques domestiques sur lesquels ils ont pu mettre la main dans sa villa, elle aurait réussi à filer en barque. Elle qui a toujours été terrorisée par les bateaux et les avions. J'espère pour elle que l'esquif n'est pas trop frêle. Rien que le poids de son fond de teint ferait gîter un ferry. Mais va savoir s'ils n'ont pas récité leur leçon, les larbins.

Quant à Pasquin, j'ai eu droit à toutes sortes d'informations. La plus probable est qu'il a rejoint ses blindés dans l'isthme. Il s'y croit en sécurité. C'est là qu'il faudrait aller le chercher, avec doigté, en faisant en sorte de ne pas retourner la division contre nous. Ou alors je le laisse faire, je ferme les yeux, en espérant qu'il regagnera la niche, mais qui sait ce que la peur peut le pousser à faire ? Je ne sais pas, Manfred, je ne sais plus très bien quoi faire, j'hésite, qui nous restera-t-il pour tenir cette presqu'île en attendant le retour de Ghor et de ses armées victorieuses ?

Allons, debout, réveille-toi, raboute les morceaux et revisse les pièces de ce qui te reste de corps, il va faire jour. Il faudrait peut-être que je t'aide, en plus. Tu ne veux pas que je te prépare un petit café, dis, et que j'aille te chercher des croissants à la boulangerie du coin, tant qu'on y est ? Que je te cire tes grolles orthopédiques, que je te brosse ton habit rempli d'une poussière accumulée par les siècles, il faudrait la faire analyser, on y retrouverait peut-être des pollens fossiles d'avant les grandes glaciations. J'aimerais si possible disposer d'un domestique présentable. Allons, debout, sois vivant, je t'en prie, encore un peu. Parle, tes vaticinations même me seraient bienfaisantes dans le silence noir qui descend, même un pet, même une des vesses infectes que tes sphincters usagés relâchent dans l'atmosphère serait douce à mes oreilles. J'ai fait le café moi-même. Combien de sucres veux-tu ?