CHAPITRE X

Où l'on découvre la vie des agents dormants

 

C'est à présent, ô mon cœur mort, que commence la partie la plus difficile. Car, ne nous cachons rien, je me suis fait mettre profond. Non seulement la balayette, mais le manche et l'étiquette avec. Le montage du patron de mes Services secrets était parfaitement à son image : complexe, retors, indéchiffrable. Comment vous souffler le pouvoir en vous laissant croire que vous allez le reprendre. Chapeau, c'était décidément un excellent chef des Services. Il n'a rien vu venir, le Grand Leader, l'Annapurna de la pensée, Lui que l'on disait être l'animal politique le plus rusé, le plus habile du monde, l'incarnation même de la baraka, Lui qui a survécu à vingt attentats et déjoué une douzaine de conspirations : roulé dans la farine. Oui, je t'entends ricaner d'ici, où que tu sois. Il ne quitte presque jamais mes oreilles, ton ricanement. Depuis toujours tu ricanes en moi, même tout bas, aux limites de l'audible, et ça use, crois-moi.

J'aurais dû éliminer Gris bien avant. Je me suis laissé endormir. Et puis j'avais besoin de lui. J'ai cru aussi que, comme il était juif, il ne pourrait jamais accéder au pouvoir. Mais un homme de paille lui suffisait, évidemment. Les juifs sont comme les chiens, tu sais. Les mieux dressés peuvent te mordre. Même quand ils ont bien donné le change, il y a toujours un moment où ils reviennent à leur juiverie : leur fourberie native se donne libre cours.

Son montage paraissait imparable, tout était calculé, millimétré, comme d'habitude. La suite est incompréhensible. Gris écarté par son homme de paille ! Je n'ai toujours pas saisi ce que signifiait son éviction, ni d'où cela venait. En tout cas, ça n'était pas un hasard. Sterne est de mon avis, ce n'est pas un obscur ex-officier d'état-major, un petit lieutenant-colonel qui aurait eu les épaules, tout seul, de se taper l'ex-colonel Gris.

Donc, en apparence, il ne me reste rien. Le pays est à moitié aux mains de la Force de paix internationale, qui a déjà bien du mal à tenir sa moitié, et l'autre moitié déchirée entre seigneurs de la guerre, mouvements indépendantistes de tout poil, fanatiques des Soldats de Dieu, et ce qui reste de l'ALN, en proie aux dissensions internes. Bourbaki a été abattu lors de ma tentative de reprise en main, Sardar capturé et fourré en tôle en Europe pour crimes de guerre. J'ai été content d'apprendre ça. Maigre consolation tout de même.

Ceux qui tenaient en mon nom quelques lambeaux de territoire ont été éliminés, ou vont l'être. Klapp seul demeure inexpugnable, mais aussi injoignable, avec ses régiments fantômes, dans ses jungles décomposées. Bel fait ce qu'il peut. Les seigneurs de la guerre se barrent avec la caisse, du moins ceux qui le peuvent, ceux dont les tripes sont encore dans le ventre, la tête sur les épaules et la bite entre les jambes. D'autres se rallient. Novopotamiens et Pantaliques ont fait sécession, en dépit de l'absence de toute reconnaissance internationale. Pas grave, ciao, on prendra le temps plus tard de s'occuper de leur cas.

Ils ont exhumé mes poupettes, le peuple défile devant ce qu'ils appellent mes turpitudes et mes cruautés. Ça l'intéresse, le peuple, de voir ça, c'est bien mieux que le musée de l'Histoire des tortures, avec des figurines en cire. Là c'est du vrai corps, artistement conservé, des gens qu'ils ont parfois connus. On peut les reconnaître, comme sur les vieilles photos, on peut s'écrier « incroyable, on dirait qu'il va parler », ou encore « Mon Dieu, dans quel état il est ». Mais il sait bien, le peuple, que d'autres horreurs se préparent, il attend de voir, il est philosophe. Et puis on sort les dossiers, on en fabrique au besoin, je suis un monstre, un manipulateur, un tortionnaire, un génocidaire, j'en passe, les grands mots sont à deux balles à présent. Et, ce qui devrait m'enlever mes dernières ressources, je suis mort. Pendu à potronminet, à la sauvette, après un procès express, dans une cour de caserne. Or, c'est précisément cela qu'il me fallait, une mort irréfutable. C'est d'elle que je vais tirer les forces qui me permettront de régler la question.

Elle était nécessaire, cette mort. J'ai hésité, pourtant. Dans l'idéal, j'aurais préféré m'en passer. Mais cela n'était plus possible. Donc, sacrifice du roi. Un si joli roi. Si patiemment fabriqué, si exact. Un genre de chef-d'œuvre. Mais son anéantissement est peut-être un chef-d'œuvre supérieur encore à sa fabrication. Aboutissement d'une imbrication de leurres dans laquelle moi-même, parfois, j'ai failli m'empêtrer. On ne tisse pas impunément l'empire des illusions.

Je suis mort. Cependant, il me reste un doute. Les événements qui ont conduit à ma mort, et au-delà l'ensemble de mon existence, tout cela me semble affecté d'un fort coefficient d'irréalité. J'ai toujours éprouvé le sentiment de l'irréel. De naissance. Car comment considérer comme réel le fait de naître ? C'est ahuri que je suis sorti de ma mère. À partir de là, les choses n'ont fait que s'aggraver, jusqu'à ma pendaison.

Je suis mort étonné. C'est peut-être ce qui m'a aidé à tenir jusqu'à ce qu'ils me collent cette cagoule noire sur la tête : la chose m'apparaissait si incroyable que je n'étais pas tout à fait sûr de sa vérité. Le pouvoir absolu, je peux bien le dire à présent, je l'ai voulu comme un remède à l'irréalité. Si rien ne m'échappe, si je suis maître de tout, jusqu'aux faits et aux objets les plus infimes, alors je saurai que je suis réel.

Mais c'est le contraire qui s'est produit. Au lieu de m'assurer de la consistance du monde, je lui ai inoculé ma maladie. Alors tout m'a semblé possible. Rien n'était à exclure, les faits les plus monstrueux comme les événements les plus banals. Et d'ailleurs, comment pouvais-je m'assurer de la différence de consistance entre les choses ? Sans doute, entre l'illusion et le fait authentique, il devait y avoir une quantité de nuances. Qu'est-ce qui permettait de les distinguer ? J'ai commencé à soupçonner ce que l'on me disait, ce que j'observais de n'être que les leurres d'un complot. Encore aujourd'hui, je ne suis pas bien certain d'être mort. Je ne suis pas néant, puisque je pense. Se pourrait-il que je pense sans être ? Lorsque cette question me vient, et cela se produit chaque fois que je tourne et retourne ce problème dans mon esprit (c'est bien entendu une façon de parler, ou une hypothèse de travail, puisqu'il s'agit de savoir si j'ai un esprit), je me réponds immédiatement par la négative. Je dois bien avoir quelque mode d'existence. Mais lequel ? Y a-t-il un moyen de conserver de la conscience en dehors de toute existence corporelle, comme dans une bouteille ? Dans ce cas, tout ce qui précède ne serait que la suite de fantasmes d'une conscience désincarnée, où qu'elle se trouve, quel que soit son moyen de subsister.

À moins que je ne sois mort. Ce qui me le fait croire, c'est ce ressassement éternel. Je me répète toujours la même histoire peu vraisemblable, et j'en arrive invariablement aux commentaires que je me fais en ce moment. Je fonctionne comme une machine même lorsque j'ai conscience de fonctionner comme une machine. Or, je sais que cette boucle radoteuse qui tient lieu de pensée aux fantômes est aussi le cercle de l'enfer où ils sont condamnés à tourner. Ainsi, peut-être, je parle sans conscience ni être, et ma conscience, ma mémoire, mes questions ne sont que des paroles enregistrées. Sur quel support ? Écrit ? Sur des feuilles manuscrites, enfermées dans une vieille chemise de carton, au fond d'une cave ? Sur une bande magnétique ? Un ordinateur ? Un CD ? N'ai-je d'existence que virtuelle ?

Il y a pire hypothèse encore. Dans certaines tribus novopotamiennes, les sorciers sont réputés capables de faire parler les cadavres. Je suis mort, mais les rebelles emploient leurs thaumaturges à tirer de ma chair qui se décompose des révélations sur les secrets de mon pouvoir. Je parle sans fin, je ne peux plus m'arrêter, ma langue pourrissante obéit malgré elle aux formules qu'ils énoncent d'une voix altérée par la terreur, tandis que mes yeux morts contemplent un décor illusoire qui est celui de la mort. Oui, ce cauchemar m'a maintes fois réveillé dans un hurlement, et il est à présent ma réalité.

Mais oui, allez, je plaisante, j'ai toujours aimé la spéculation métaphysique. Tout de même, on a beau être solide, la croyance quasi universelle à votre mort a quelque chose de déstabilisant. En un sens, c'est tout de même mon corps qui s'est balancé au bout d'une corde, c'est mon esprit qui s'est éteint avec celui de ce pénible guignol que l'on a pris durant des lustres pour le Maréchal, le seul, le vrai, à tel point qu'il m'est arrivé à moi aussi de me poser la question.

Quant aux rares qui connaissaient la vérité, qu'ils ne viennent pas me dire qu'ils n'ont jamais éprouvé des vertiges, des moments de doute, du genre et si le vrai-faux Maréchal, c'était l'autre ? Ce cul-terreux recelait un peu de finesse, finalement. La formation des Services avait réussi à en faire un Maréchal de compétition, un Maréchal à la perfection absolue, à ceci près qu'il était trop parfait. Et beaucoup d'éléments me laissent à penser qu'il a poussé la perfection jusqu'à se convaincre qu'il était le vrai, ce con, ou en tout cas plus vrai que le vrai, plus vrai que moi, qui quoique vrai n'étais peut-être selon lui qu'un moins vraisemblable Maréchal que lui qui était le faux.

À force de se dissimuler derrière une superposition d'apparences, à force de se recroqueviller, de se défaire d'elle-même, mon âme s'est dissoute. Je suis l'ombre, je suis l'image dans la mémoire, je suis le souffle que l'on a cru entendre dans la pièce obscure. Je suis ce qui a imprimé le pli dans la robe de la marionnette.

À cela, je ne trouve pas seulement les avantages de la quasi-disparition. Cela, d'abord, a été une nécessité. Ensuite, j'y ai pris du plaisir, ou du moins une espèce particulière de plaisir. J'aurais voulu parvenir à cette tension extrême : exercer le maximum de pouvoir avec le minimum d'existence. Disparaître dans l'absolu.

Tu te demandes pourquoi ? Je serais bien incapable de te l'expliquer, ce désir. Peut-être me vient-il de toi. Au début, je pensais qu'il s'agissait seulement de me garder de tout risque physique. Mais, inconsciemment, je cherchais autre chose. Le pouvoir s'accommode mal de la familiarité, des frottements quotidiens. Ça tue l'imagination. À n'être que moi, à n'être que ce corps que l'on voit, que l'on touche, celui du Maréchal, j'aurais compromis l'absolu en moi-même. Or, pour être pleinement le Maréchal, il ne me fallait pas seulement me placer à distance des autres, mais aussi de moi. Je ne saurais exercer le pouvoir à la perfection qu'en détenant l'absolu du Maréchal en moi. Ergo, pour devenir le Maréchal, il fallait, d'une certaine façon, cesser de l'être. Bon, tu n'as rien compris. Ce n'est pas grave : très peu y ont compris quelque chose, et moi-même, je me pose des questions.

Tu me crois déjà gâteux, pas vrai ? Mais si, mais si. Il est temps que tu comprennes certaines choses, qui te sont restées cachées, ainsi qu'à la plupart des hommes. Tu dors, mon loir, tu somnoles infiniment, tu hibernes dans un lieu inaccessible, que le temps même n'atteint pas. Je ne sais pas si je fais bien d'essayer de te réveiller. Longtemps j'avais cessé de te parler, et puis voilà que ça me revient, par accès. C'est l'âge peut-être, l'inaction. Il me semble que j'ai besoin de toi, à nouveau, comme lorsque dans ma jeunesse ta seule pensée me donnait le courage de faire ce que les hommes répugnent ordinairement à faire.

Écoute. Ce que tu vois n'est pas ce que tu vois. Les choses et les faits ne sont que la figure visible des réalités secrètes. Le Maréchal qui a régné sur ce pays a été jugé et pendu, le Maréchal n'était pas le Maréchal. Mais tu ne peux pas tout comprendre d'un seul coup. Il y faudra des détours. On va commencer par un conte.

Il était une fois, dans une banlieue éloignée de la capitale, une petite rue calme, de celles que l'on appelle « résidentielles ». La rue est plantée de tilleuls et bordée de pavillons en meulière et de villas un peu plus huppées, dissimulées dans les arbres. Il n'y passe jamais grand monde. Ce sont surtout des retraités qui habitent le quartier, des avocats, des médecins, des gens tranquilles, et qui ne font pas parler d'eux. Ils ne se fréquentent pas beaucoup non plus, un bonjour à l'occasion, lorsqu'on se croise derrière la haie, ou dans la rue.

C'est un quartier dont les bouleversements politiques ont peu troublé la torpeur. Au milieu de la rue, tout au fond d'un grand jardin, il y a une villa semblable aux autres, et comme elles légèrement différente de toutes les autres. Une clôture pleine, en tôle verte, dérobe à la vue le terrain. L'été, les fleurs d'une vieille glycine débordent. Un grand sapin noir, des tilleuls, des acacias ajoutent à l'ensemble leur note mélancolique et provinciale.

Dans la villa vit une femme d'un certain âge. Elle n'est veuve que depuis quelques années. Auparavant, elle s'occupait de son mari impotent. Personne ne l'avait vu depuis longtemps. Dans le quartier, beaucoup de ceux qui l'avaient connu étaient morts, ou avaient déménagé. Ceux qui se souvenaient encore de cet homme discret, toujours affable, faisaient invariablement l'éloge du dévouement de sa femme. Ils s'étaient installés dans le quartier bien des années auparavant. Il exerçait encore à cette époque, dans un petit cabinet éloigné.

Je patauge, parfois, dans l'énorme marais de mon énorme mémoire. Je brasse des cadavres et des déchets, des dates, des visages, ils s'entassent, ils pourrissent, je ne sais plus quoi en faire, je suis un cerveau monstre enlisé dans la monstruosité de ce qu'il a dû absorber. Je les ai bien relues, les fiches, les petites fiches, mais il m'arrive de confondre. Jadis, je pouvais me souvenir très exactement, avec tous les détails, de la biographie de mes généraux et de mes secrétaires d'État. Ça suscitait l'admiration. À présent je suis un vieux machin, mon contenu fout le camp. Enfin, en substance, ça donne ceci :

Dans les services compétents, on n'a jamais employé leurs vrais noms. On les connaît comme Paulette et Maurice. Ils se sont connus à l'université, en mathématiques. Elle se montrait brillante, désirait faire carrière dans la statistique. Lui a laissé tomber au bout d'un an pour s'inscrire en médecine. À l'époque, des groupes étudiants avaient été formés pour soutenir la politique du Guide suprême à l'université. À l'université, c'est-à-dire en milieu hostile. Paulette et Maurice n'en faisaient pas partie.

Au début, après le coup d'État, la plupart des professeurs et des étudiants se sont montrés résolument opposés au Maréchal. Il y a eu des grèves, des interventions de l'armée. Aux yeux de certains conseillers du Guide, la répression ouverte, si elle était nécessaire, ne suffirait pas à long terme. Les Services secrets ont fini par imposer leur méthode. Il s'agissait de noyauter les organisations d'opposition. On approchait discrètement certains étudiants non politisés, on les testait. Ensuite, on se découvrait plus franchement. Ceux qui acceptaient de collaborer intégraient les syndicats étudiants, ou les groupuscules gauchistes. En général, ils s'y montraient très utiles. C'est la voie qu'ont suivie Paulette et Maurice.

Au début, ils se contentaient de transmettre des informations aux Services secrets. Puis ils ont grimpé dans la hiérarchie de leurs organisations. Ils ont poussé à des provocations qui visaient à les discréditer. On les a chargés d'éliminer discrètement certains de leurs collègues, ou des professeurs dont l'influence était considérée par les Services comme particulièrement pernicieuse. À la longue, leur action s'est montrée beaucoup plus efficace que des interventions brutales de l'armée pour éradiquer toute opposition dans les milieux universitaires.

Tu te demandes où je veux en venir avec cette histoire. C'était il y a très longtemps, je te l'accorde, à présent tout cela appartient à l'histoire. Et quel intérêt de reconstituer la carrière de deux commis très subalternes du ci-devant régime ? Patience, j'y arrive. Où en étais-je ?

Oui. Donc, ils s'étaient montrés d'excellents agents, tout à la fois fanatiques et habiles. La politique des Services consistait alors à éviter, autant que possible, de griller complètement les éléments de qualité. Si on les exploitait trop, ils étaient finis. Soit l'ennemi les éliminait, soit il fallait les sortir du circuit, ce qui, souvent, impliquait pour les Services de procéder eux-mêmes à l'élimination. On préférait envisager des recyclages. Paulette et Maurice n'étaient pas encore repérés. Ils n'allaient sans doute pas tarder à l'être. C'était le bon moment pour envisager un autre type de mission, à plus long terme.

Oui, je connais tout cela dans le détail, moi, le bon vieil oncle. Il y a des histoires auxquelles j'ai été amené à m'intéresser particulièrement. Manie de vieillard, n'est-ce pas, érudition de bazar. Il y en a qui collectionnent les timbres, alors pourquoi pas les anecdotes politiques. Mais attends encore un peu, écoute-moi, si tu en as la patience.

Donc, Paulette et Maurice. On leur a demandé de mettre en sommeil leur activité, afin de se préparer à une mission bien plus importante que celles qu'ils avaient remplies jusqu'alors. Ils devaient devenir ce que, dans le jargon des Services, on appelait des dormants. Tu vois que nous sommes bien dans les contes.

Les dormants, il y en avait un peu partout sur le territoire de la république. Ils ne se connaissaient pas entre eux, et ils étaient administrés par le bureau le plus secret des Services secrets. Je dis ils étaient, mais ils le sont encore. Oui, ils le sont encore. Le Maréchal a été pendu, son pouvoir a disparu, ses fidèles ont été exécutés, mais des vestiges de ses Services existent encore. C'est difficile à croire. Il est vrai que ce qui reste n'a plus rien à voir avec le système tentaculaire, universel, qui avait été mis au point par Gris. Toute la société était naguère irradiée par ce système. L'essentiel a été détruit, ou a trahi, avec Gris. Mais il subsiste des fragments de rhizome, profondément enfouis, qui continuent à travailler, chacun de leur côté, et qui cherchent, aveuglément, à se rejoindre.

Tu vois que le vieil oncle est parfaitement au fait des arcanes du pouvoir. Tu te demandes ce que c'est au juste que ce vieil oncle, quel délire le travaille, quelle folie paranoïaque. Voilà qu'il se croit dans les confidences des puissants. Il y en a qui croient à un complot universel, d'autres se figurent détenir des informations secrètes ou des pouvoirs particuliers. Tu verras, tu verras, attends.

Devenir des agents dormants n'avait a priori rien que de facile. Que leur demandait-on, au fond ? Il s'agissait avant tout de mener la même vie que des citoyens ordinaires. La vie que, peut-être, ils auraient de toute façon menée. On ne sait pas. Ce qui doit être difficile, j'y ai souvent pensé, c'est de se dire, explicitement, que l'on mène une existence ordinaire. D'un autre côté, ils gardaient la conscience de n'être pas ordinaires, et cela devait, chaque jour, les soutenir, dans l'accomplissement de la tâche qui consistait à vivre.

Paulette et Maurice n'étaient jusqu'à présent que des collègues. Ils avaient travaillé ensemble à certaines missions, ils s'étaient fréquentés de loin en loin. La première partie de leur nouvelle fonction consistait à donner toutes les apparences de l'amour, puis à se marier. Ce qu'ils firent. Ils seraient, pour tout le monde, d'anciens opposants, des étudiants qui s'étaient agités, comme tous les étudiants, et qui avaient fini, comme presque tout le monde, par se ranger pour mener une vie bourgeoise. Maurice est allé exercer la médecine dans un centre hospitalier d'une grande ville de province. Paulette a renoncé à ses ambitions professionnelles pour se consacrer à son foyer. Ils n'ont pas eu d'enfants. La fonction d'agents dormants excluait la possibilité d'avoir des enfants.

Le temps a passé. Ils ont vieilli. Ils sont venus habiter dans ce pavillon. Les Services adaptaient l'usage possible des agents dormants à leur âge et à leur situation. Il leur est apparu que le plus utile serait d'occulter progressivement Maurice. Il fallait qu'il devienne un malade chronique, affecté d'une invalidité presque totale. Ainsi, le moment venu, une ambulance pourrait venir le chercher, et ramener, quelques jours plus tard, un tout autre Maurice. Je parle par énigmes, je sais.

Vois-tu, à un certain moment de son règne, le Maréchal est progressivement entré dans la clandestinité. Cela s'est fait de manière insensible. Peu de temps après sa prise de pouvoir, les attentats se sont multipliés. On lui a déniché un sosie. Les Services ont laissé filtrer l'information à dessein. Ainsi, on ne savait jamais, lors d'une inauguration, d'une visite, d'un discours, si l'on avait affaire au Maréchal ou à son sosie.

Cela n'a pas suffi à décourager les terroristes : une chance sur deux, c'est toujours ça. Le sosie du Maréchal a péri, un jour de défilé militaire. Quelques sous-officiers des commandos d'élite lui ont déchargé leurs pistolets-mitrailleurs dans les décorations. Le Maréchal a demandé aux Services de travailler à la possibilité de plusieurs sosies. Non seulement il risquait d'en perdre un certain nombre, mais il se méfiait de plus en plus de son entourage. Il lui fallait brouiller les pistes. Ses doublures ne seraient plus seulement destinées à le remplacer lors de ses apparitions publiques, mais aussi lors de ses activités quotidiennes. Une arrestation inopinée, un coup de couteau ou un empoisonnement deviendraient alors franchement aléatoires.

Je reviendrai plus tard sur cette question des sosies. Sache seulement, pour le moment, qu'ils ont fini par occuper une place centrale dans le fonctionnement du pouvoir maréchaliste. Quant au Maréchal lui-même, il a pu cesser progressivement d'apparaître en personne.

Les premiers temps, il s'agissait seulement de se replier dans certains appartements protégés du palais, d'où il donnait ses ordres. Et puis, de plus en plus, à mesure qu'il cessait de faire confiance à son entourage, il a commencé à vivre, durant de longues périodes, dans des caches qu'il avait fait préparer à l'avance. Je te raconterai plus tard ce qui l'a obligé à disparaître complètement et définitivement, et ce qui s'est ensuivi. Tout le système du pouvoir, à partir de là, a tenu à ceci : il fallait un Maréchal factice et visible, un vrai Maréchal enfoui dans la clandestinité, et une organisation permettant à ce dernier, je veux dire le vrai, de contrôler les faux et de s'assurer que ses ordres étaient bien communiqués et bien exécutés.

C'est ce qui nous amène aux agents dormants. Leur fonction, dans ce système organisé par les Services, consistait à tenir activée en permanence une cache dans lequel le Maréchal pût séjourner, aménagée de telle sorte qu'il pût transmettre ses ordres tout en demeurant impossible à repérer. Au début, elles étaient très nombreuses. Il y en avait de différentes sortes, tu sais, genre la cave ultra-équipée dans le sous-sol d'un manoir délabré, avec entrée par le portrait de l'ancêtre. Le blockhaus souterrain communiquant avec une tombe dans un cimetière de campagne. Entrées et sorties discrètes, de préférence la nuit. Le sous-marin de poche ventousé à la coque d'une innocente péniche de promenade. Il suffisait de se rendre aux toilettes et de savoir actionner la trappe de communication. La place de clown remplaçant dans un cirque itinérant, animé par des agents spéciaux entraînés à l'acrobatie, au domptage, à la prestidigitation. Le grimage exclut toute identification. En outre, difficile de contrôler les artistes intégrant la troupe ou la quittant. Ou encore, la maison de retraite dirigée par un ancien colonel des Services secrets, et peuplée en grande partie par d'anciens membres occultes du Bureau central du Parti. Qui ferait attention à un pensionnaire de plus ou de moins ? Chacun de ces abris comportait évidemment un matériel de transmission sophistiqué, des caches d'armes, des ordinateurs.

Le Maréchal n'en fréquentait que trois ou quatre, entre lesquels il partageait son temps. Les autres étaient maintenus en réserve, en cas de coup dur. Après la plongée définitive du Maréchal dans la clandestinité, plusieurs ont été éventés et détruits par ses ennemis. D'autres sont tombés en désuétude. Certains agents dormants ont cessé d'être fiables, d'autres sont devenus incapables de maintenir l'abri en état de fonctionner. Peu à peu, le choix s'est restreint.

Paulette et Maurice, eux, entretenaient fidèlement leur cache. Jamais le Maréchal n'en avait usé. Comme tous les agents dormants, en dehors de ceux dont l'abri se trouvait activé, ils ignoraient que le Maréchal qu'ils voyaient à la télévision inspecter les forces armées n'était qu'une doublure. Ils croyaient fermement que leur cache ne servirait qu'en cas de coup d'État ou d'invasion du pays. Elle a donc fait semblant de soigner Maurice, qui a fait semblant d'être infirme.

Pendant des années, elle a mené l'existence ordinaire d'une femme au foyer, saluant les voisins, arrosant ses géraniums, allant même parfois jusqu'à bavarder au marché avec les commères locales afin d'endormir les soupçons. Elle s'habillait de robes à fleurs et revenait de faire ses commissions, deux fois par semaine, en traînant une poussette d'où dépassait le bouquet de trois poireaux. On ne voyait plus Maurice. C'étaient de vrais professionnels.

Toute leur existence passa ainsi, dans le maintien en fonction d'un abri qui vraisemblablement, ils le savaient, ne servirait peut-être jamais, puisqu'ils n'avaient pas de raison de penser que le pouvoir maréchaliste pût jamais se trouver sérieusement ébranlé. Et même dans l'hypothèse très improbable où le Maréchal aurait un jour besoin de fuir, de se cacher, il n'y avait que peu de chances qu'il choisît leur abri plutôt que l'un de ceux dont ils savaient qu'ils existaient, ils ignoraient où, en quelle quantité, et que des agents comme eux avaient accepté d'entretenir au sacrifice de leur vie.

Car ils ne s'étaient pas choisis, ils n'avaient jamais eu envie de former un couple, seule la nécessité du service les avait conduits au mariage. Le Bureau chargé des agents dormants les avait accouplés un peu au hasard, en tenant simplement compte de leur âge et des besoins de la cache. Ils n'avaient jamais éprouvé une très grande attirance l'un envers l'autre. Rien dans leur anatomie ni dans leur personnalité ne correspondait à ce que le coéquipier recherchait chez un individu de l'autre sexe. Durant leur première jeunesse, ils s'étaient abstenus de relations sexuelles l'un avec l'autre. Ce qui impliquait qu'ils n'en avaient plus eu du tout depuis qu'ils avaient quitté l'université. Ils y étaient venus tardivement, lorsqu'ils avaient commencé à réaliser que, selon toute vraisemblance, ils n'en auraient plus d'autres. Ils l'avaient fait d'abord pour contenter les besoins du corps, et puis par une sorte d'habitude, comme un vieux couple. Bien entendu, ils n'avaient jamais eu d'enfant. Leurs devoirs de service le leur interdisaient.

Tu te demandes comment il connaît tout ça, le vieux tonton, hein ? Rien n'échappait aux Services de l'âme et des entrailles de ceux qu'ils recrutaient. Et beaucoup de choses sont arrivées jusqu'à moi, en dépit de mon air idiot, de mon apparence assez podagre. Tu sais, parmi les obligations des agents dormants, il y avait celle qui consistait à effectuer régulièrement leur autocritique et leur autoévaluation psychologique. Je connais bien Paulette et Maurice, j'ai consulté attentivement les rapports détaillés qui les concernent, comme ceux de tous les agents dormants, et ceux de presque tous les membres importants des Services. Je n'aurais pas pu faire mieux : les Services s'étendaient virtuellement à presque toute la population. Tout le monde renseignait plus ou moins, tout le monde traitait de l'information pour les Services, il n'existait presque pas de famille sans indicateur.

Ce que je sais aussi, c'est qu'avec les années, la réalité même de leur statut d'agents dormants finissait, à certains moments, par leur paraître douteuse. Dans la plupart des moments de leur existence, ils étaient Paulette et Maurice. Paulette et Maurice, jour après jour, s'étaient incrustés en eux, jusqu'à parasiter leur personnalité. Maurice n'était certes pas infirme, mais il ne bougeait plus beaucoup. Il avait fini par devenir aussi exigeant, bourru et tâtillon qu'un vieux mari. Il s'absorbait longuement dans la lecture du journal et la contemplation de la télévision. Paulette, de son côté, avait tendance à oublier leur égalitarisme du début. Il n'était pas question, les premiers mois, lorsqu'ils se retrouvaient en huis clos, de continuer à jouer la comédie du couple bourgeois, madame aux fourneaux, monsieur dans son fauteuil. Toutefois, progressivement, comme pour se faciliter le rôle qu'ils jouaient à l'extérieur, ils avaient laissé celui-ci gagner leur identité secrète. Paulette bichonnait un peu trop Maurice, lui faisait une cuisine trop riche et le laissait de moins en moins s'occuper du ménage.

Personne ne venait jamais les voir, à part le facteur, à heures fixes, et parfois un plombier ou un employé du gaz. Lorsque la sonnette tintait à des heures où ils n'attendaient personne, Maurice se plaçait en embuscade à la fenêtre du premier étage avec un fusil-mitrailleur et des grenades. Paulette allait ouvrir après avoir glissé un couteau dans son soutien-gorge. Mais ce n'était qu'un vendeur ambulant, un rempailleur, dont le départ les laissait tout de même soupçonneux. Ils se demandaient si, depuis des années, on ne les surveillait pas. Cette croyance, progressivement, s'est décomposée jusqu'à ne plus pouvoir se distinguer de la méfiance commune aux vieillards. Ils ont cessé de sortir les armes à chaque visite d'un inconnu.

Ils ne parlaient plus de leur mission. D'ailleurs, ils avaient toujours parlé le moins possible du service. Même entre agents, le silence, pour autant que la parole ne devenait pas nécessaire, était une règle. Mais, dans ce silence, avec le passage des années, la mission s'était éloignée dans cette même zone infréquentée de vieilles idées où les gens ordinaires relèguent les idéaux abandonnés et les projets morts. Du moins, c'est ce que permet de supposer le ton des rapports qu'ils continuaient à expédier, imperturbables, aux Services. Et les Services engrangeaient, non moins imperturbables, ces relations d'une vie quotidienne banale, avec les états d'âme afférents, plus racornis à mesure que le temps passait.

Parfois, certains soirs, ils en venaient même, sans se l'avouer l'un l'autre, à en douter. Paulette me l'a confessé un jour. N'avaient-ils pas été victimes d'une espèce de douce mythomanie, de ces mensonges que l'on se raconte pour se justifier sa médiocrité ? Ou bien il leur fallait se représenter leur passé comme une illusion de jeunesse qui n'aurait pas eu de réelle influence sur leur vie, à quelques détails près, comme on conserve de vieux disques et de vieilles manies hérités des débuts de la vie adulte, mais sans plus de rapport avec son existence actuelle.

Pourtant, très longtemps, ils ont continué l'entraînement. Les agents dormants devaient se préparer à tout, en cas de coup dur. Dans le sous-sol aménagé et insonorisé du pavillon, ils pratiquaient chaque jour le tir au revolver et au fusil d'assaut, le close-combat et la musculation. Cela leur devenait une charge de plus en plus lourde, avec l'âge. Maurice commençait à avoir un peu d'arthrite et accusait une dizaine de kilos en trop. Paulette constatait que sa vue baissait. Ils n'auraient pas pu se passer de ce rite qui maintenait une sorte de signification à leur existence. Mais, un jour, les armes sont restées dans leurs caisses de fer, le lendemain de même. Plus tard, les caisses de fer ont rejoint les zones infréquentées de la cave, pour faire de la place. Ils ont cessé d'y penser.

Vingt ans durant, ils ont scrupuleusement tapé chaque dimanche soir leur rapport hebdomadaire, et l'ont posté le lundi à l'adresse qui servait de couverture au Bureau des agents dormants. Depuis le jour, vingt-cinq ans auparavant, où ils avaient plongé en sommeil profond, les contacts avec leur bureau de rattachement s'étaient à peu près réduits à rien.

De temps à autre, en général au mois de janvier, ils recevaient une lettre codée de « tante Agathe », leur officier de liaison, dont ils ne connaissaient que l'écriture. C'était une missive codée. Sous l'apparence de recettes recopiées, de vœux de bonne année et d'informations sur la santé de la soi-disant tante Agathe, ils savaient déchiffrer les instructions du Bureau. Lesquelles, d'ailleurs, se réduisaient la plupart du temps à des rappels au règlement et aux codes de comportement des agents dormants, qui ne variaient pas beaucoup d'une année sur l'autre. Tante Agathe leur donnait également parfois des nouvelles de l'« oncle », qui pensait bien à eux, leur disait-elle, et leur rendrait peut-être visite un jour, si le temps s'y prêtait. L'oncle était leur mythique pensionnaire, celui pour lequel le pavillon devait être maintenu en fonction en permanence. Parfois l'oncle joignait aux vœux quelque friandise, sous forme de médaille ou d'épaulette. Cette carrière tranquille ne les avait donc pas empêchés d'avoir de l'avancement. Paulette avait atteint le grade de colonel, Maurice celui de major : il était un peu moins bien noté à cause d'une opération qui avait mal tourné à l'époque où il était encore étudiant. L'enlèvement de son professeur d'anatomie pathologique, spécialiste des calembours subversifs, enlèvement suivi d'assassinat, ne s'était pas déroulé avec toute la discrétion nécessaire.

La période des grands troubles les a désemparés. Peu de temps après l'échec du Maréchal dans sa tentative d'anéantissement du gouvernement d'unité nationale, ils ont perdu tout contact avec le Bureau des agents dormants. La mainmise des rebelles sur tout le territoire, les titres des journaux sur les procès politiques et le démantèlement du système maréchaliste ne leur ont plus laissé de doute : le vieil arbre à la ramure compliquée, aux branches inextricablement enchevêtrées des Services spéciaux avait été arraché, tronçonné, débité, brûlé morceau par morceau. Le département de l'Organisation générale, dont dépendait leur bureau, avait disparu dans la fournaise, les chefs exécutés, ralliés ou en exil, les agents débusqués, lynchés, emprisonnés, ou se terrant, bien décidés à s'enfoncer dans un anonymat définitif. Ainsi, non seulement ils n'avaient plus de mission à remplir, mais ils n'existaient plus pour personne.

Leur obscurité s'était soutenue, durant vingt-cinq ans, de l'idée que, quelque part dans le labyrinthe administratif des Services spéciaux, ils existaient pour quelqu'un. Un fonctionnaire de l'État possédait un dossier à leur nom, qu'il mettait à jour de temps en temps, et leur envoyait un message pour la nouvelle année. Leur véritable identité, celle qu'avaient détenue la brillante jeune étudiante et le fringant partisan du Maréchal, constituait un fait certes secret, mais archivé dans au moins une conscience, répertorié dans des papiers dont les lettres continuaient à exister même au fond de leur armoire fermée à clé, même lorsque personne ne les lisait. À présent que cette conscience avait disparu, et que les dossiers avaient, sans doute, été détruits, leur secrète nature perdait toute consistance objective.

Ils n'ont pas osé en parler. Ils ont continué chaque soir à se coucher du même côté du lit, à éteindre la lumière en silence. Ils avaient, d'un seul coup, compris une chose très simple : un maréchalisme éternel, idée à laquelle ils avaient cru, à laquelle ils s'étaient dévouée, rendait leur dévouement inutile, mais leur laissait au moins la satisfaction de s'être consacrés à une cause victorieuse. Ils auraient pu continuer à vivre dans l'attente d'un événement dont ils devaient souhaiter qu'il n'arrivât jamais, et cette éventualité toujours reculée les justifiait. Leur vie passée était absolument vide, mais elle se creusait pour accueillir ce qui viendrait éventuellement la remplir. Or, l'événement qui donnait un sens à leur fonction s'était produit. Mais il s'était produit d'une manière absolue, irréversible. La fin du maréchalisme et la disparition du Maréchal leur enlevait tout motif de prolonger vers l'avenir cette existence factice, de même qu'elle rendait définitive sa vacuité passée.

Cependant, justement à cause de cela, ils n'avaient pas d'autre solution que de poursuivre, sans rien changer. Ils ne disposaient pas d'une existence de rechange. Le silence sur leur échec définitif s'était simplement imposé à eux comme une question de survie. Il ne fallait pas faire venir au monde réel ce qu'une vie parfaitement réglée permettait d'absorber de manière presque imperceptible.

Ils étaient âgés. Ils commençaient à perdre la mémoire. Maurice, très vite, a presque cessé de parler. Sans doute un alzheimer précoce le travaillait-il. Les seuls souvenirs qui lui restaient, et qui revenaient parfois, hors de propos, étaient ceux de sa petite enfance. À Paulette, dans cette solitude, il revenait parfois qu'elle avait entretenu, dans sa jeunesse, quelques chimères. Tout le monde se fait des idées et se raconte des histoires. Elle haussait les épaules, et se concentrait sur son feuilleton télévisé. Et puis Maurice est mort.

D'accord, ça n'a pas tout à fait une gueule de conte, cette histoire. En principe, il y a des rebondissements, et à la fin la bergère épouse le prince. Ce n'est pas exactement la substance de ce récit. Mais à la fin, arrive tout de même un événement. Enfin, un genre d'événement.

C'était un soir d'automne pluvieux. Maurice était mort la nuit précédente, dans son sommeil, et il reposait sur son lit, dans la chambre de l'étage. Paulette avait déclaré le décès, bien entendu. Les obsèques devaient avoir lieu le lendemain. Elle n'attendait personne. Maurice l'ignorait, mais il était mort à pic. En mourant, il avait rempli sa mission, bien plus qu'en sacrifiant trente ans de son existence.

Lorsque l'événement s'est produit, Paulette veillait Maurice. Elle savait que l'on agissait ainsi, en principe. Elle aurait dû penser à quelque chose, mais elle ne savait pas quoi penser, ni quoi ressentir. Sa pensée se résumait à une interrogation. Avait-elle du chagrin ? Était-elle triste ? Que signifiait ce corps, loufoquement allongé tout habillé sur le lit, les deux bras étendus ? Qui avait-il été ? Elle l'ignorait, comme elle ignorait pour quelle raison elle se trouvait là, en ce moment, assise à côté de lui. Et pourtant, c'est presque toute sa vie qu'elle enfouirait, dans quelques heures, au fond de la terre, avec ce pantin froid.

Le timbre grelottant de la sonnette l'avait fait sursauter. De la fenêtre de l'étage, avec la nuit et la pluie, on ne pouvait rien distinguer du visiteur, que masquaient en outre les feuilles de la glycine, les acacias et la haute clôture. En fait, on ne voyait qu'un chapeau. Un grand chapeau noir et trempé, en lequel paraissait s'incarner l'anonymat en personne, si je peux m'exprimer ainsi.

Elle n'avait pas répondu. Dehors, on insistait, on tirait sur la sonnette. Elle avait fini par se décider à se couvrir la tête et les épaules d'un châle, puis à sortir, sous le crachin. On ne sait jamais, il y avait peut-être un rapport avec la mort de Maurice. Elle avait demandé, à celui qui se tenait de l'autre côté de la porte du jardin, de quoi il s'agissait. Une voix lui avait répondu, qu'il lui semblait avoir entendue déjà, elle ne savait plus à quelle occasion. La voix disait : « L'oncle a besoin de se reposer. »

C'était idiot, cet inconnu proclamant dans la nuit « l'oncle a besoin de se reposer ». Mais la formule avait immédiatement éveillé un écho en elle. C'était la phrase codée annonçant le retour de l'hôte.

Il était là, devant elle, sous la pluie. Il avait vu dans ses yeux qu'elle le reconnaissait, malgré l'âge, malgré le grand manteau gris, malgré le chapeau qui ajoutait de l'ombre à l'ombre au fond de laquelle ses traits reposaient en désordre. C'était lui, le Chauve suprême, le Maréchal absolu. Il était entré derrière elle dans le salon qui sentait le bois humide, l'encaustique et la soupe aux poireaux. Il avait ôté son chapeau. Elle se tenait, silencieuse, face à ce grand corps, dans la lumière insuffisante qui tombait, au-dessus de son crâne nu, de l'abat-jour d'opaline verte.

Elle ne bougeait pas. Ses mains, recroquevillées l'une dans l'autre, reposaient dans un creux de l'étoffe de sa robe bleue. Sans doute, se disait le Maréchal, sans doute, à cette minute, ce n'était pas l'émotion ni la timidité qui la tenaient ainsi immobile, mais l'impossibilité de penser. La masse du réel ne parvenait pas à entrer dans cette tête, dans ce petit corps sec d'oiseau. Les choses restaient face à elle, en vrac, dépourvues de sens.

Au bout de quelques minutes, le Maréchal a vu la main droite de Paulette se déplier tout doucement, comme une fleur s'ouvre. La main a quitté le creux de la robe, et le bras a esquissé le geste de la tendre, mais à peine, de sorte que le bras, avec la main à demi dépliée, est resté à mi-chemin.

La pensée de Paulette devait avoir rejoint la main, lui demander où elle voulait aller ainsi, et la main ne savait pas quoi répondre. De son côté, le Maréchal s'apprêtait à dire : « Il ne faut pas me toucher. » Mais la formule ne parvenait pas à franchir ses lèvres. Pourquoi il ne fallait pas le toucher, il l'ignorait. Cela lui paraissait une nécessité.

Il l'a mieux compris, à présent. Rares étaient ceux qui l'avaient touché. Même le contact d'une main de femme avait manqué à son enfance. Très vite, il avait eu de grosses paluches, qui lui servaient à prendre, à frapper, à écraser des gueules et des existences. Lorsqu'il était devenu le Maréchal, il n'avait eu de cesse que d'occulter progressivement son corps. Qu'il ne puisse plus être touché, que l'on ne puisse plus l'entendre, plus le voir, qu'il se retire, avec toute sa charge d'os et d'entrailles, dans les provinces impalpables du sacré. Et à présent que, d'une certaine manière, il était mort, le toucher, avec cette petite main fragile de femme, ç'aurait été le faire revenir dans le monde réel, avec ses insuffisances et ses douleurs.

Mais le Maréchal n'a pas eu besoin de prononcer la phrase. Le bras est revenu à sa position initiale, la petite main s'est repliée au creux de la robe. Le Maréchal en a ressenti une sorte de regret. Il y avait encore autre chose en lui à ce moment, qui s'était insinué dans sa poitrine. Quelque chose de doux et de navré. Il n'a pas tout de suite trouvé le mot qui convenait, parce qu'il n'a pas reconnu ce qu'il n'avait jusqu'à présent jamais éprouvé, ou distraitement, sans s'en apercevoir, et ça s'appelait de la compassion. Mais c'est passé, comme tout passe. Il n'est resté que deux vieillards sous la lampe, dans le silence du pavillon, sous le plancher supportant le poids d'un mort. Paulette s'est détournée. Il y avait des choses à faire.