Je le sentirai. Je le sentirai, au plus profond, dans les fosses nasales, dans la bouche, dans mes poumons et mes entrailles incendiées. J'en décrypterai l'annonce dans des signes que je serai le seul à comprendre. Les traits de ton visage s'esquisseront sur la Lune, exclusivement par moi reconnaissables, et je me figerai, l'œil capté par ce miroir lointain. Les araignées s'approcheront la nuit de mes oreilles, dotées d'une voix infime et aigre par laquelle elles prophétiseront tes abominations prochaines, et je les écouterai paralysé. Vers le soir, les ombres dissoudront le sol, ouvriront jusqu'aux entrailles de la terre des gouffres ténébreux au fond desquels je verrai fugitivement grouiller les lambeaux des morts. Les étoiles pourriront. On le saura à leur puanteur. Elles déverseront sur nous, au rythme de leurs pulsations lumineuses, pareilles à des suintements, leurs émanations putréfiées.
C'est alors que tu entreras en scène. Avant même que ton pas ait résonné dans les rues de la ville, le frisson m'empoignera d'un coup tout le squelette dans ses mains glacées, et chaque côte, chaque vertèbre sera scrupuleusement dessinée par le froid. J'écarterai le rideau de la fenêtre. Ta face, derrière le carreau, sera entièrement noire. Je saurai que tu es venu reprendre ta place, et que toute l'histoire ne se sera déroulée que pour laisser place à cet instant.
Bon, qu'est-ce que je raconte, encore ? Je finis par moisir du melon, à force de tourner en rond dans cette turne. Maman, enfin je veux dire Paulette, a encore oublié de me donner mes gouttes, chaque fois c'est la même chose, si je ne les prends pas je pars en tonneaux dès que je me réveille. On dirait que chaque sieste m'envoie plus profond que la précédente, dans des régions plus confuses, peut-être plus vraies aussi, va savoir. L'ennui c'est qu'elles me prennent par surprise à présent, parfois au milieu d'une phrase, je m'endors des heures, et au réveil je ne me souviens plus d'avoir dormi.
Mais ce cauchemar-là, cela fait des années qu'il m'obsède. Des années que le Maréchal rêve de ton retour, comme s'il n'avait jamais été qu'un imposteur provisoire, dont tout le pouvoir s'effondrerait dès l'apparition du légitime propriétaire. Parfois il me laisse tranquille des mois, des années peut-être, et puis il revient. J'aimerais que tu me foutes la paix avec tes come-back, tu sais. Est-ce que c'est cela que tu mijotes, si d'aventure tu existes encore, quelque part, sachant qui tu es ?
Je me demande si c'est le cauchemar, à force de me tarauder, qui a fait naître l'idée, le soupçon absurde dont j'ai tenté en vain de me débarrasser. À force de bâtir des architectures d'illusion, à force de me perdre dans la complexité de mes réseaux, cela devait fatalement venir, sans doute. Il y a eu un moment où toutes les possibilités m'ont paru viables. J'ai commencé à vivre dans un univers monstrueux, au sein duquel n'importe quoi pouvait se matérialiser. Il me fallait lutter, en permanence, contre ces bouffées délirantes.
Aussi idiot que cela soit, cela revenait me tourmenter : si l'autre, le fantoche, la future marionnette balançant au bout de son unique fil, n'était que le double d'un Maréchal caché, à savoir moi-même, qu'est-ce qui empêchait de supposer que moi, qui me prenais pour l'origine, le vrai, l'authentique, je ne sois pas le double de quelqu'un d'autre ? C'est la loi métaphysique du regressus ad infinitum, si tu m'autorises un peu de cuistrerie. J'ai eu de bonnes lectures, durant ma semi-retraite, je me suis cultivé, pendant que l'autre idiot, dans ses uniformes rutilants, passait son temps à déjouer des complots, à faire fusiller, à signer des décrets et à lire des rapports. Si tu supposes qu'il faut un créateur à l'Univers, parce que tu as besoin d'une cause, alors tu dois supposer qu'il faut un créateur à Dieu. Imparable. De sorte qu'il n'y a aucun Dieu, ou une infinité de dieux et de créations imbriquées.
Tu me diras qu'il y a une différence : le futur pendu savait qu'il n'était qu'un ersatz, et je sais, moi, que je suis le bon. Mais ce point aussi se discute, mon ratiocineur. Le fantoche a fini par se prendre pour moi, et moi je ne sais plus très bien, parfois, ce qui me gouverne. Je me raconte des histoires qui pourraient très bien être la vérité. Par exemple, que tu as survécu, obscur. Pourquoi pas, hein ? Mais comme on a la guerre dans la peau, semble-t-il, tu es devenu soldat. Tu as lentement grimpé dans la hiérarchie. Comme tu es aussi malin que moi, tu es entré dans une association d'officiers dont tu as progressivement pris la tête. Votre réseau s'est discrètement étendu à toute l'armée. Peu de gens font attention à toi, très peu savent que tu es le maître du réseau. Ni ta présence ni ton visage ne marquent les esprits. Peut-être que tu ne me ressembles même pas, ou de manière très lointaine, l'âge ayant effacé progressivement les traits communs. Les Services sont ton œuvre. Gris est votre instrument. Puis tu te défais de lui. Tu as tout calculé, depuis le début. Et tu te prépares à recueillir le fruit de ton lent travail. Tu es quelque part dans l'entourage du nouveau Président, tu commandes une région militaire, ou la Garde présidentielle, ou les Services de sécurité, et tu vas déclencher le dernier coup d'État, celui à partir duquel plus rien ne sera pareil qu'avant, tes sicaires viendront me chercher dans ma retraite ridicule, et leurs couteaux m'enverront vers l'oubli, dans le costume de l'insignifiance.
On a de ces songes idiots, parfois. Bref, je ne sais plus de quoi il te parlait, papy. Ah oui, Manfred-Célestin. Qui connaît encore la triste histoire de Manfred-Célestin ? Qui, parmi ceux qui ont pu approcher le corps en vraie viande de faux Maréchal du Maréchal, a su qui était vraiment l'épave tremblante accrochée à son uniforme ainsi que l'algue mazoutée à son rocher ? Qui s'est intéressé au masseur de nuque et au faiseur de café fort, dont dépassait à peine de la redingote noire la tête blême et fripée de noyé qu'un gros poisson est en train de finir d'avaler ? Qui, sinon bien sûr Gris, tu peux prendre les paris, mais Gris lui-même n'a pas pu savoir toute l'histoire mathusalémique.
C'était il y a infiniment longtemps, presque aucun vivant n'était encore né. Il ne portait pas, à cette époque, le ridicule prénom de Manfred-Célestin. Je te dirai quand on le lui a donné. Le pays était encore entre les mains moites du colonisateur. Le futur Manfred-Célestin, donc, sortait à peine de l'adolescence. Il était beau, paraît-il, un garçon blond, longiligne, élégant, ces vieux rapports de la police coloniale ont un petit côté littéraire qui m'a toujours plu.
S'il y avait rapport sur lui, c'est pour deux raisons. D'abord parce que ses parents appartenaient à la grande bourgeoisie libérale des coloniaux. Entends-moi : pas celle des latifundistes, ces brutes bornées qui organisaient des chasses privées à l'indigène dans leurs propriétés. Le père était un avocat d'affaires réputé, né ici. La mère était autochtone, famille de vieille noblesse novopotamienne. Déjà, c'était louche. Pour ne rien arranger, ils affichaient des opinions libérales, et, d'après les rapports, on les soupçonnait d'entretenir des liens avec les milieux indépendantistes. Ça n'empêchait pas fiston de fréquenter un lycée privé particulièrement huppé. Ce dadais esthète s'était trouvé une dilection pour la pédale qui craque, comme de bien entendu, deuxième raison pour les rapports de police, tu sais le goût atavique des roycos pour les tasseurs de glaise. Depuis la création du monde, la secte est une mine d'informations. D'autant plus alléchant pour le pandore, l'Antinoüs, qu'il s'était pris d'une passion coupable pour un beau militaire qui sentait bon le sable chaud, rien de moins qu'un colonel de parachutistes, oui madame.
Or, voilà qu'au lycée, et même en dehors, Célestine se fait persécuter, en raison de ses inclinations particulières, qui transparaissaient dans ses manières. Et même casser la gueule à la sortie, par un jeune mastard aussi viril qu'homophobe. Lequel se rend à une réunion clandestine d'étudiants indépendantistes. Célestine l'apprend. Et va cafter dans le giron du colonel. Dès le lendemain, le jeune bouffeur de fiottes est appréhendé par l'armée. Interrogé virilement. Puis immergé dans une de ces prisons secrètes qu'affectionnaient nos amis les coloniaux. Je les ai bien connues, par la suite, à l'époque où je pratiquais l'interrogatoire au bénéfice de la puissance tutélaire, comme ils disaient. Il avait dix-huit ans. Il y est resté sept ans. L'armée coloniale, qui gardait tout, a consigné les détails de son séjour, de ses interrogatoires. Ils n'ont pas eu le temps de tout détruire en partant, et ce sont les Services qui ont récupéré les dossiers. Je peux te garantir qu'il y avait dans tout ça de quoi manipuler pas mal de gens, dont quelques héros de l'indépendance, dont ma personne.
L'homophobe n'est pas mort en prison, contrairement à pas mal de jeunes gens attirés par les sirènes indépendantistes et tabassés dans les geôles coloniales. Il est juste sorti à l'état de vieillard de vingt-cinq ans, dans les débuts de la guerre d'indépendance. Je ne sais pas pourquoi ils l'ont lâché. Ils avaient des indulgences inexplicables. Ou alors ils voulaient des moutons. Mais il a filé à l'étranger, où il est mort quand même, un an après, va savoir de quoi, d'épuisement, de désespoir, de honte. Oui ma terreur enfouie, il y a des mauvais traitements qui parviennent à donner honte de lui-même, non à celui qui les a infligés, mais à celui qui les a subis, honte pour le restant de ses jours, je sais de quoi je parle. Ce qu'on ignore, c'est si Célestine a eu vent du destin de son condisciple.
Le colonel de parachutistes est mort dans la brousse, pendant une opération de pacification. Le giton du colonel a fait de bonnes études, et puis, comme il n'avait pas vraiment besoin d'argent, il s'est mis poète. L'homosexualité lui a passé en même temps que l'acné juvénile. Il l'a remplacée par la conscience politique. Il s'est mis à écrire des libelles enflammés pour la liberté, l'indépendance, la fraternité des peuples, contre les exactions coloniales, tout ça, avec je pense une parfaite conviction et une belle innocence. Il a pris quelques risques, et sûrement n'est pas passé loin, deux ou trois fois, de connaître le même sort que son ex-persécuteur.
Ses parents, qui étaient de chauds partisans du Bon Docteur, ont accueilli l'indépendance avec joie. On les a honorés comme des justes, sans parler du fiston. Sa carrière était lancée, il est devenu un de nos poètes de qualité, du genre qui vous décore une vitrine culturelle à l'usage de l'étranger. Poète. Une engeance, je ne dis pas le contraire. Qu'est-ce qu'ils s'aiment, en écrivant. Et qu'est-ce qu'ils la trouvent sérieuse, leur petite affaire. Il en va toujours de l'Être, avec un E majuscule, pas moins, ou de la Langue, ou de la Terre, ou de ce que tu voudras. Aucun grand mot ne leur fait peur, pas plus qu'aux communicateurs stipendiés des Services que Gris charge d'écrire à ma gloire. Ah les flammes, les vertiges, les rébellions ! Et les silences, et les nuits, et les cris, et le néant ! Ça ne leur coûte pas cher. À ce prix-là, vous m'en mettrez trois caisses. Même leur modestie m'a toujours donné des crises d'urticaire. Quand ils se disent poètes, c'est insupportable. Quand ils disent qu'ils ne se disent pas poètes, c'est insoutenable. Il faut que je te l'avoue, faire torturer un poète est une chose qui m'a toujours procuré un petit frémissement de jouissance bien particulier. Bien sûr, ça passe pour l'horreur absolue, le crime politique abominable par excellence. C'est bien pour ça aussi que c'est bon. Souvent, j'ai voulu assister. Et là, mon chéri, tu le sens, mon Néant ? Tiens, je t'en foutrai, moi, du vertige, plein les dents. Quant au cri, tu sais ce que c'est maintenant, tu pourras en parler. Eh ben, tu ne vas pas me croire, même pas reconnaissants, les pohètes, qu'on leur trouve de nouvelles sources d'inspiration.
Pardonne-moi, je m'énerve et je ne devrais pas. Où sont mes gouttes ? La poésie, dans nos contrées primitives, pour ainsi dire en enfance, le peuple en consomme encore. On en met dans les journaux, on en récite. On connaît les noms des poètes. On n'a pas peur du lyrisme, des grands sentiments, des nobles émotions, tout ce qui est passé de mode, à ce qu'on m'a dit, dans les pays évolués. Même l'amour de la patrie donne du frisson poétique. Manfred est donc devenu un de nos aèdes réputés. Pas vraiment une gloire nationale, mais enfin on le connaissait, on l'invitait régulièrement avec quelques-uns de ses semblables à déclamer ses verbosités dans les théâtres municipaux. Ses tirades sur la Patrie, sur l'Indépendance, sur les beautés de la Terre natale, toutes semblables à celles d'une femme aimée, recueillaient des applaudissements automatiques. Le Bon Docteur encourageait les arts. Jusqu'au moment où le Bon Docteur fut renversé par la junte, c'est-à-dire par mézigue.
Les parents de Manfred ont fait la fine bouche devant les quelques excès que, je dois l'avouer, je me suis assez vite autorisés. Un peu viril à leur goût, le maréchalisme. Ils ont eu la bonne idée de mourir avant les ennuis. Quant à fiston, il a manifesté sa désapprobation dans des entretiens pour des journaux étrangers et des poèmes à insinuations politiques, qui l'ont rendu respectable dans les milieux intellectuels. Onianga me poussait à des brutalités. Mais Onianga manquait de finesse. Et puis, persécuter un poète, ou le faire disparaître, ça a beau faire plaisir, c'est toujours mauvais pour la réputation d'un régime, à l'époque on y accordait plus d'importance qu'aujourd'hui.
Le Maréchal a donc travaillé directement sur le dossier. Il a demandé des rapports circonstanciés sur le parcours de Célestin. Il faut bien comprendre qu'à l'époque, le bon peuple n'était pas encore soûlé de manipulations et d'information truquées, il croyait encore, naïvement, à ce qu'on lisait dans les journaux, lesquels d'ailleurs je n'avais pas encore réussi à contrôler parfaitement. Bien entendu, les Services ont eu vite fait de retrouver les rapports laissés par leurs prédécesseurs de métropole. Homosexualité, relations intimes avec un officier de la puissance coloniale, dénonciation d'un résistant aux alguazils d'icelle. Un délateur, un collabo, triplé d'un suceur de bites.
Les Services auraient pu se contenter de lui rappeler discrètement le passé pour le faire tenir tranquille. Mais je n'ai pas pu me retenir, je t'ai dit mon goût pour embêter les rimeurs. On a laissé croire à un journaliste plus ou moins indépendant, à qui on avait fait glisser l'info, qu'il avait trouvé ça tout seul. Il y avait des preuves, des copies de rapports authentiques. Mon Célestin avait une famille, des enfants. Oh le beau gâchis. Vingt ans avaient passé, mais toute l'affaire paraissait miraculeusement fraîche. On l'a déchiré tout vif, sali, humilié. Femme et enfants, pour échapper à l'opprobre, sont partis en exil. Il ne les a jamais revus. On a frappé Manfred d'indignité nationale, confisqué ses biens. Et là, il nous a foutu la paix. Une affaire bien menée.
L'histoire aurait pu s'arrêter là, et Manfred disparaître dans l'obscurité des loques qui ont été quelque chose un jour, et qu'on oublie. Eh bien, en réalité, c'est là que ça devient intéressant. Sa vie était brisée, son honneur bafoué, il faisait l'objet d'un mépris universel. J'aurais pu le lâcher, et attendre qu'on l'oublie complètement. Lui aussi, sans doute, aspirait impatiemment à l'oubli, comme l'homme que l'on torture aspire de toute son âme à la mort. Mais j'avais envie de jouer.
Il ne pouvait plus publier nulle part. À peine se montrait-il, de crainte des insultes et des coups. Il se clochardisait, commençait à boire. Il était à point. Le Maréchal a prononcé un petit discours où il était question des abus de la presse. Dans un autre, à propos de la nécessaire réconciliation nationale, il a fait l'éloge des vertus du pardon, de la réintégration des enfants prodigues au sein de la grande famille nationale. Enfin, il est intervenu pour qu'on trouve un emploi au poète déchu, au sein de l'organe officiel du régime. Célestin a commencé par y publier des articles anodins. Je l'ai laissé faire sa petite affaire, et puis je l'ai reçu.
À l'époque, tous les lundis matin, j'accordais des entrevues à la pelle, dix minutes chacun. Le pauvre, ça l'a bouleversé complètement. Il s'était fait une gloire de dénoncer les abus, il s'était voulu le grand contempteur de la tyrannie, et voilà que l'approche du pouvoir, qu'il ne s'était jamais représenté que comme un croquemitaine abstrait que tout poète doit avoir à cœur de dénoncer, voilà que l'approche du pouvoir l'enivrait, malgré toutes ses préventions. C'était une conversion, un chemin de Damas. Terrassé par la lumière. Il était ému, flatté, il retrouvait, très loin en lui, bien enkysté dans un coin pour éviter les mouvements douloureux, le souvenir de la fierté. Je lui ai laissé croire que c'était ma bienveillance qui le protégeait des chiens. Lui qui ne cessait pas d'employer le mot de Liberté dans ses poèmes s'est pris d'une passion pour la servitude.
Crois-moi, rien de plus domesticable que la race des poètes, en dépit de leurs rodomontades. Je ne suis même pas certain qu'il s'agissait chez lui de reconnaissance, non. Dans l'humiliation, le chantre de la révolte a découvert les joies de la servilité. Je le comprends, remarque : tant qu'à trahir, autant se détruire tout à fait, aller jusqu'à la dernière des trahisons, là où l'on peut être sûr qu'on ne pourra pas en commettre de plus abjecte. Il a cru, ou il s'est arrangé avec lui-même pour croire que le Maréchal le protégeait de ceux qui voulaient sa peau. Il est devenu son bon chien, son fidèle toutou, il lui mangeait dans la main, et il se réjouissait de lui manger dans la main. Les complications de la liberté, la nécessité d'avoir à s'assumer dans cette liberté avaient fini par lui devenir si douloureuses qu'il se lovait avec délectation dans le confort de la dépendance. Il pouvait s'en remettre à un autre d'avoir à être. C'est alors que le Maréchal a pris l'habitude de l'appeler du nom grotesque de Manfred-Célestin, pour qu'il n'oublie jamais sa fonction de chien et de bouffon. On renomme les valets, parce qu'un valet n'est personne.
Petit à petit, il s'est fait une place dans l'organe officiel. Sur ma suggestion, la direction lui a confié des éditoriaux politiques. La faune des journaux et des ministères le méprisait et le craignait. En dehors de dresser mon hagiographie et celle des ministres en vue, ce qui n'avait rien d'inattendu, il rédigeait des textes de propagande politique en apparence anodins, mais au sein desquels, avec un doigté d'artiste, il glissait, sur ordre bien entendu, des allusions, des réserves subtiles, que ceux qui savaient lire interprétaient comme les annonces de futures disgrâces. Dès lecture de ces articles, on commençait à s'écarter des hiérarques désignés comme de pestiférés, leurs meilleurs amis les dénonçaient, leurs subordonnés les trahissaient. Souvent, la potence n'était pas loin.
Ce qui répugnait le plus les collègues de Manfred, c'est qu'il ne cherchait même pas à conserver un semblant de dignité. La servitude l'avait métamorphosé en un pitre qui ne cessait de jouer, de manière cynique, brutale, la farce de sa propre déchéance. Toujours ricanant, l'échine courbée, pour ainsi dire dostoïevskien, il exultait de honte, à en salir les murs, et on ne pouvait pas le croiser sans se sentir atteint, entraîné dans son ironie gluante. Il y mettait du lyrisme, en plus, le bougre, il acceptait dans ses moments de verve de se souvenir qu'il avait expectoré des vers, jadis, et c'est alors que le choc entre ses contorsions grinçantes et l'idéalisme bafoué de ses péroraisons devenait proprement insoutenable. En cela, au fond, vois-tu, mon Antéchrist, il accomplissait véritablement à mes yeux le destin de poète auquel il avait cru renoncer.
Le Maréchal lui a fait rédiger la chronique du règne. Il a fallu tout de même l'empêcher d'employer l'alexandrin. C'est devenu sa grande œuvre, son Iliade, son Énéide. Il y trouvait une espèce de rédemption, il se convainquait que ses petites bassesses entraient dans la grande littérature. Curieux, cette manière qu'ont les écrivains de croire qu'ils se sauvent parce qu'ils mettent leurs turpitudes sur le papier. Bien entendu, il a enjolivé. C'est la loi du genre, d'accord, mais avec les années il s'est mis à en faire vraiment des tonnes, la grande chronique de mes exploits devenait un monstre, on ne s'y reconnaissait plus. Ça devenait n'importe quoi. On a bien tenté d'arranger un peu, mais il revenait obstinément à ses délires. De guerre lasse, on l'a laissé faire. Du coup, il négligeait le journalisme. Progressivement, il n'a plus fait que ça, dans son trou, noircir des feuilles et puis des feuilles, en un tas informe. On lui laissait une pièce dans le palais, où il disparaissait sous des monceaux de paperasses et de bouquins. De temps à autre, j'allais le regarder gratter, ça me reposait.
Lui, je le tenais bien. Et puis de toute manière, je n'avais pas le moindre doute, les jouissances de la servilité l'avaient métamorphosé en bon toutou. L'âge semblait l'avoir dépouillé de ses dernières défenses. Je l'ai chargé de ce que je lui ai présenté comme une mission capitale, pour flatter sa grandiloquence de poète, et le goût qu'ont tous ces impuissants pour tout ce qui ressemble au pouvoir : devenir le lien vital entre le Maréchal et sa réplique principale. Il devait tout me rapporter des confidences de l'ersatz de despote, et se préparer à me l'arseniquer au besoin. Le débris en était tout gonflé de son importance neuve. Je te me l'ai donc collé à l'autre comme factotum et confident de tragédie.
Va savoir pourquoi, très vite, mon alter ego n'a pas pu s'en passer. Le vieux littérateur avait entrepris de lui dorer la pilule. C'est bien un peu ce que j'attendais de lui, mais là, il a été bien au-delà de mes espérances. Son épopée, il ne l'écrivait plus guère, sinon le soir, très tard, où il s'endormait dessus. Il avait trouvé mieux, il revenait à l'origine, à la littérature orale. C'est dans le creux de l'oreille de Maréchal bis qu'il la glissait, sans discontinuer, il l'abreuvait de ses calembredaines en lui massant la nuque, en lui décollant la peau de la calvitie, en lui renversant des gouttes de café sur la braguette. Je n'avais pas prévu que ces deux-là, la brute et le poète, se plairaient jusqu'à entrer en symbiose. Cela, je ne l'ai compris que progressivement. À ce moment, je ne parvenais plus très bien à mesurer la part de ce que Manfred-Célestin glissait encore à Maréchal bis des suggestions venant de moi, et des jolis délires qu'il inventait pour lui, jusqu'à lui obstruer complètement la réalité. Oui, je me demande s'il ne me l'a pas englué d'illusion, lui aussi, à son niveau, mon semblant de dictateur. Encore aujourd'hui, vois-tu, je suis incapable d'évaluer le rôle qu'a pu tenir Baderne, en toute bonne foi, dans les erreurs commises. Ce serait trop beau, n'est-ce pas, un régime si fort, un système si bien au point, sapé par les billevesées séniles d'un poète suranné.
Lorsque j'ai commencé à m'apercevoir que quelque chose n'allait pas, il était trop tard, je n'avais plus prise sur la paire de cinglés. Et puis cela a coïncidé avec le début de la guerre civile, les communications devenaient difficiles. Ils continuaient à respecter les formes, à m'envoyer leurs rapports et leurs vœux de bonne année, mais la machine à délire fonctionnait toute seule, en route vers la catastrophe. Moi, depuis le sommeil et l'indifférence qui me gagnaient, je tentais encore d'actionner des leviers ici et là. Les impulsions que j'envoyais, par les canaux cryptés, tout au fond des Services, semblaient mettre un temps infini à parvenir à destination. Lorsqu'une réponse enfin me revenait, tout avait déjà changé, et j'avais de toute façon oublié ce que j'avais demandé.
Peu avant que la guerre civile n'éclate, Sterne a tenté de trouver un moyen de reprendre une liaison plus régulière. Le moyen, c'était une femme. Il m'a parlé de son projet, ça paraissait jouable, même si je me méfiais de l'introduction d'éléments nouveaux. Une fille douée, qui travaillait pour les Services. Officiellement, pour le Bulletin des armées. Les rapports sur elle étaient impeccables. En plus, très bien roulée. Du coup, les Services ont décidé de lui faire pénétrer l'entourage immédiat de Kobal. Ils l'ont fait coucher avec son chef d'état-major, Omar Iskandar. Ça a permis de monter le coup de Tyrsa contre Kobal. Gris ne m'avait pas donné ces détails lorsqu'il m'a présenté l'opération que les Services montaient à Tyrsa. Bref, je te les épargne. Toujours est-il que Sterne a réussi à me la récupérer dans le chaos de la guerre civile, au beau milieu de la trahison d'une partie des Services et de la dispersion de l'essentiel de ce qu'il en restait. Elle n'avait pas suivi Gris, un bon point pour elle. Il m'a proposé de m'en faire à la fois un garde du corps et un agent de liaison. Elle était tout à fait capable, d'après lui, de maintenir le contact avec Manfred et avec la doublure. Why not. D'ailleurs Paulette n'était plus capable de servir à grand-chose.
J'ai vu la fille. Un nom à coucher dehors : Schlangenfeld. La consonance teutonne convient parfaitement à son côté austère et discipliné, genre commandante d'un camp de prisonniers, tu vois. J'ai tout de même eu un doute, surtout lorsque Sterne m'a dit que son grand-père avait fui l'Allemagne dans les années trente. Elle aurait bien pu avoir du sang juif. Il m'a garanti que non, chaque agent des Services avait sa fiche généalogique. Bon.
Âge indéterminé, sans doute pas trente ans. Elle avait dû être jolie, et même un sacré morceau, et il en restait encore pas mal, mais, comment dire, il y avait en elle quelque chose d'éteint. De calciné, plutôt. Le visage asséché, creusé, durci par les cheveux presque ras. Pas maquillée, vêtue de manière décourageante, le corps fait de muscles et d'os, de sorte qu'on finissait par ne plus remarquer sa beauté que de manière accidentelle, comme un souvenir sur lequel on tombe par hasard. Son côté brutal ne m'a pas déplu, figure-toi. Elle ne cherchait pas à plaire, elle faisait son boulot.
Elle s'est installée ici. Je m'en suis longtemps méfié. J'ai soupçonné Sterne de s'en servir pour avoir la main sur moi. Pourtant, j'ai fini par l'apprécier, jusque dans sa dureté. Je l'observe, j'essaie de déceler en elle des traces de la jeune fille qu'elle était il y a encore peu de temps. Je sais ce que tu penses, sale petit vicelard, mais non, figure-toi, aussi étonnant que ça puisse te paraître, je ne la désire même pas. En tout cas je n'ai jamais rien essayé. C'est d'un autre ordre. Oui, laisse tomber, je sais que tu n'en crois pas un mot.
Parfois, la nuit, dans mes insomnies, je tourne tout doucement le bouton de sa porte, j'entre dans sa chambre, je la regarde dormir. Dans ces moments, je ne pense plus à toi, tu n'es plus là. La faible lumière qui provient de ma chambre ne laisse apercevoir que la courbe de son crâne contre l'oreiller. Je me gorge de ce sommeil, petite âme sans sommeil, petite âme possessive et jalouse, tu ne sais pas ce que c'est, et mon ombre énorme sur le seuil paraît la protéger des puissances mauvaises.
Dans mes moments de doute, je me dis qu'on a renforcé les gardes-malade auprès de papy qui débloque, que la famille a trouvé une dame efficace pour le surveiller nuit et jour, tandis qu'il continue à se prendre pour Napoléon et à raconter le Mémorial de son empire effondré. Ces moments de doute, ce seraient ceux, de plus en plus rares, où mon alzheimer consent à me laisser retrouver un peu de lucidité. J'imagine que ce genre d'angoisse te fait grelotter d'allégresse au fond de ton trou d'oubli, où qu'il soit. Tu n'es pas bon, je le sais. Ton inexistence n'est qu'un rêve de carnage.
À Schlangenfeld, qui m'écoute et ne dit jamais rien, je raconte ma résurrection prochaine, le Maréchal réapparu suscitant un réveil du patriotisme, les attentats se multipliant contre les troupes d'occupation, les foules désarmées, scandant Son Nom, opposant leurs poitrines nues aux fusils des Américains, qui n'osent pas tirer, et, lorsqu'ils osent, se déconsidèrent, alors les grandes manifestations contre la guerre à Washington, à San Francisco, à Paris. Les chefs de guerre qui sentent le vent et déclarent leur allégeance au Père de la Patrie, l'unification des armées de libération, au prix bien sûr d'une épuration sévère, les morts toujours plus nombreux parmi les soldats étrangers, l'évacuation du territoire, la fuite des traîtres, la débâcle de leurs armées.
Lorsque j'étais au pouvoir, l'habitude des slogans et des déclarations stéréotypées m'a progressivement incliné à la redite. L'âge, je dois le reconnaître, a encore accru cette tendance. Je suis devenu incapable de rien dire sans le redire au moins une fois, d'une manière un peu plus pénétrée et plus grave chaque fois, parce que ces mots alors ont acquis une histoire, et une légitimité de n'être plus les premiers.
L'épopée ressassée de mon Grand Retour, que Paulette ou ce vieux crabe de Sterne faisaient naguère semblant d'écouter, se déroule sous les yeux de Schlangenfeld en suivant les même étapes marquées par les mêmes enthousiasmes et les mêmes colères. Je ne peux pas faire autrement. Je me regarde parler. Plein d'espérance et d'allégresse au début, le récit se déglingue de la même manière à chaque redite, butant sur les mêmes réticences et s'accrochant à d'identiques restrictions, comme s'il me fallait tout recommencer depuis le début pour se retrouver capable de refaire la découverte de la réalité à la fin. On dirait le rêve obsédant et toujours recommencé d'un triomphe imminent butant toujours sur le même obstacle idiot. Ainsi, à force de ruminer ma gloire, au lieu de m'en convaincre, je finis par susciter tous les spectres des ennemis, des échecs, des hasards, que je dois encore et toujours disperser, au prix d'efforts harassants, et que je sens chercher à se recomposer au cœur même de mes mots.
Par moments je jette un coup d'œil rapide sur Schlangenfeld. D'habitude j'affecte de parler comme si elle n'était pas là, dos tourné à la pièce, regard perdu dans les ombres de l'autre côté de la fenêtre, dans la posture du visionnaire. Son visage grave ne change pas. Elle demeure impavide, exactement comme si elle devait entendre les vaticinations d'un vieux fou rabâchant ses vies imaginaires.
Mais fini la rigolade. La réunion de ce soir, mon ricaneur, mon petit Moi, mon trésor caché, sera celle du grand réveil du Maréchal.