CHAPITRE XVI

Où s'organise le grand retour du vrai Maréchal

 

Qu'est-ce que je racontais ? J'ai dû m'endormir plus longtemps que d'habitude, dans ce fauteuil au fond duquel je passe de plus en plus de temps. Il fait nuit déjà. Quelle heure est-il ? Aucun bruit ne parvient du rez-de-chaussée. Je divague, je vaticine, et puis je m'endors. Dans mon sommeil, je rejoins des temps très anciens, très profonds, que je ne saurais pas situer. Là-bas, parfois, je suis heureux, comme je ne l'ai jamais été. Je suis empli de certitude. Je n'ai plus besoin de rien chercher à saisir, d'écraser dans ma grosse pogne de la pulpe vivante, tout me vient avec une très douce aisance. Il me semble que je me rapproche de toi, je glisse en arrière, vers l'indistinction. Et cela me semble infiniment plus réel, plus substantiel que le reste.

Mais qu'est-ce que je disais ? Il faut que je fasse attention. Décidément, ma mémoire récente laisse de plus en plus à désirer. Je me surprends à des trous, à des confusions. Par moments, sache-le, je te soupçonne de me parasiter, de venir ajouter du chaos à mon esprit. Des idées me traversent, qui n'ont pas l'air de venir de moi. J'ai des souvenirs que je ne reconnais pas. Comme si, comment dirais-je, comme si tu avais profité de mon corps pour t'accrocher à la vie malgré tout.

Depuis quelque temps, une espèce de mémoire parasite envahit le Maréchal sans prévenir, comme une migraine. Il est tranquillement assis dans le salon, il prend son café, et voilà qu'un discours s'empare de son esprit, qu'affluent les images d'une vie qui ne lui appartient pas. Images noires, bien plus encore que tout ce qu'il a pu voir dans sa carrière de soldat et de politique. Alors il lui faut s'allonger dans l'obscurité complète. Il gagne sa chambre. Il doit s'agripper fermement à la rampe, se diriger vers le lit en s'appuyant aux murs. Rien d'autre à faire que laisser s'écouler la logorrhée, un linge mouillé ou une poche de glace sur le front. Les mots résonnent dans sa tête : quelqu'un dont il ne distingue pas les traits parle au fond d'un couloir infini. Qui, sinon toi ? Paulette, lorsqu'elle apporte de l'aspirine, s'étonne de sa pâleur, s'inquiète des cloques rondes naissant à la racine de ses cheveux, emplies d'une sueur venimeuse, de ses lèvres qui bougent en essayant d'articuler des mots qu'on lui dicte. Par moments, il aimerait que s'éloigne de lui le calice que tu es. Mais il t'accepte pourtant, il te veut, malgré tout, il aspire terrorisé à ta venue en lui.

Oui, la soirée avec l'aréopage des has been, le conseil des ministres gâteux. Ah, pour un grand moment, c'était un grand moment. Le Maréchal voudrait bien savoir ce que tu en penses. Le Maréchal ignore, ma couille, s'il doit faire confiance à ces kroumirs. On n'a pas le choix. Avec les années, et la Grande Occultation, il était devenu difficile de renouveler les cadres. Sterne, Chassagnol et Bel : je vais lancer mes trois barbons à la reconquête du pays. Ils ont longtemps trembloté des mots, par moments, comme en sursaut, pris des allures martiales à se luxer une articulation, et puis sont retombés dans des somnolences, au-dessus de leur verre de muscat.

Bel et Chassagnol étaient les plus va-t-en-guerre. Oui, qu'ils disaient, c'est le moment du sursaut nationaliste. Désastre général, personne n'est content, situation idéale. Hier on vomissait le maréchalisme, tentait d'expliquer Bel, et bien sûr, à présent c'est déjà la nostalgie. On voit ici ou là ressurgir les vieilles photographies du bon despote, des graffitis appellent à son retour, c'était le bon temps. Dans les territoires qu'ils tiennent encore, les mouvements rebelles se déchirent, rançonnent la population, éradiquent à la machette ou à la kalachnikov les présumés collabos, et aussi tous ceux qui ne sont pas assez azradites, insuffisamment PDK-canal radical, moyennement poldomelkites, ou tièdes, ou louches, ou faibles, ou rien.

Partout ailleurs, renchérissait Chassagnol, la Force de paix internationale se fait détester par ses maladresses. Ses soldats ne comprennent strictement rien aux délicatesses de nos traditions, aux interdits de nos religions, ils débarquent suréquipés, bondés d'humanité et de droits de l'homme, et ils écrasent tout sur leur passage. Pour mettre la main sur trois terroristes novopotamiens, ils rasent un village. Pour sécuriser un convoi, ils exterminent une noce. Et le plus amusant, c'est que toutes les télévisions du monde donnent bien plus d'importance à ce village calciné par les bonnes intentions qu'elles n'en donnaient, du temps du brave Maréchal, à l'extermination de tout un canton.

Bon, objectais-je, et puis quoi, le Chauve suprême est mort pour tout le monde, comment est-ce qu'on va le faire revivre ? Comment est-ce que vous allez convaincre quelques millions de braves citoyens que c'est bien lui, le Guide de la Nation, ce vieillard, certes encore bel homme, mais enfin qui ne ressemble plus tant que ça, c'est l'inconvénient de la propagande, aux photos officielles qui servent encore aux dévotions auxquelles vous avez la bonté de me faire croire que se livrent mes fidèles sujets ? Hm ? Oui, je sais, le travail des chirurgiens avait, autrefois, réussi à rapprocher progressivement ma physionomie de Maréchal réel de celle du Maréchal photographié. À la fin, je ressemblais presque à mes portraits. Mais enfin, c'était il y a longtemps. Alors quoi, je vais paraître quelque part, comme ça… Et d'ailleurs où, quelque part ? Sur un parking de supermarché ? Dans une rue ? Au guichet d'accueil d'une préfecture de province, où je déclinerai mes nom et qualité ? Dans la file d'attente d'une boulangerie ? Face à un détachement rebelle dont le commandant, tel le maréchal Ney devant Napoléon retour de l'île d'Elbe, retournera illico sa veste et mettra ses troupes à ma disposition ? Et vous n'avez pas le sentiment, mes braves à trois poils, qu'il y a de fortes chances que rien ne se passe, au mieux ? Au pire, qu'on enferme votre Maréchal préféré dans un asile de fous ?

C'est Sterne, le plus fin du trio, qui m'a rassuré. Plus ou moins. Je ne te dis pas que je le suis tout à fait. Mais enfin il a prétendu avoir travaillé depuis un certain laps à mon coming out. Il a un plan. Depuis quelque temps déjà, prétend-il, les agents qui lui restent travaillent discrètement la population, répandent la rumeur de l'exécution d'un fantoche. Vieille antienne que celle du monarque pas vraiment mort, et qui un jour effectue son grand retour, le peuple ne demande qu'à croire, affirmait Sterne, tout en suivant de ses yeux bleus la progression d'une mouche sur la toile cirée, comme si tout ça ne l'intéressait pas. Il consomme de la légende, le peuple, ce qui tombe bien, car ce que nous avons à lui proposer n'a pas l'air vraisemblable du tout. Par exemple, le Maréchal s'est échappé au dernier moment, pendant l'assaut du palais, après avoir héroïquement fait le coup de feu contre les rebelles, par des souterrains il a réussi à rejoindre une embarcation qui l'a emmené vers des régions fidèles. On a pendu un vague sosie, on voit bien, sur le film tremblant pris à la sauvette par un des assistants, que ce type à qui on fait monter un escalier de bois ne ressemble pas au vrai, à l'authentique.

Sterne me renvoyait aux quelques rapports qu'il m'avait expédiés pendant ces derniers mois. Il est vrai que j'avais parcouru distraitement ces dizaines de pages codées, où il n'épargnait aucun détail oiseux. Sterne est presque aussi méticuleux que Gris, mais il n'a pas son sens de la synthèse et de l'efficacité dans le rapport. Il sent encore un peu son fonctionnaire. Bref. Je lui ai demandé de résumer sa pensée.

Donc, une sorte de présence avait été entretenue depuis l'occupation étrangère. Ici et là, il y avait eu de courtes apparitions maréchaliques. De vieux doubles ressortis des placards, qu'il ne fallait pas montrer trop longtemps : les uns débloquaient complètement, les autres menaçaient ruine. On avait fait circuler quelques proclamations que l'armée d'occupation n'avait pas prises trop au sérieux, et avait attribuées officiellement à des groupuscules illuminés, se réclamant d'un prétendu Maréchal pour se donner un peu de crédibilité. Bel, avec ses troufions harassés, dans ses fondrières, on lui attribuait à peu près la même fidélité folklorique. Et Sterne s'est lancé dans un relevé détaillé des diverses apparitions maréchaliennes que ses agents, souvent planqués dans les services de police mis en place par l'occupant, avaient pu enregistrer. Certaines étaient dûment contrôlées, d'autres relevaient de la contrefaçon ou de la franchise très libre.

Au début, les occupants ne s'étaient pas trop inquiétés de rumeurs difficilement vérifiables, de faits divers assez confus, d'où il ressortait que le Maréchal aurait reparu en certains points du pays. Dans la plupart des cas, lorsqu'il avait été possible de faire une enquête sérieuse, on s'était aperçu que les témoins étaient un tantinet exaltés, et que les apparitions en question tenaient soit de la vision, soit d'une vague ressemblance observée fugitivement. On avait enfermé les visionnaires et les colporteurs de rumeurs.

Une période de calme avait suivi. Après quoi, les apparitions avaient repris. Les occupants avaient commencé à s'inquiéter sérieusement, craignant une déification posthume du Maréchal, engendrant des hallucinations collectives. On avait assez rapidement mis la main sur une seconde génération de mythomanes, mais cette fois cela n'avait pas suffi. L'ombre obsédante du Maréchal avait été aperçue par des témoins apparemment dignes de foi dans des points très éloignés du territoire, à quelques jours d'intervalle, et parfois le même jour. Et pourtant, pas moyen de mettre la main dessus. On commençait à colporter toutes sortes d'histoires. Pour certains, le Maréchal, immortel, avait survécu à la pendaison et, sorti de son tombeau, venait à présent recouvrer son bien. Pour d'autres encore, il était ressuscité d'entre les morts et jouissait à présent du don d'ubiquité. On ajoutait même que plus on en tuerait, plus il en sortirait. Le moins inquiétant n'était pas que la plupart de ceux qui émettaient ces hypothèses fantastiques ne souhaitaient nullement la réapparition du Maréchal. Ils avaient trop longtemps subi son pouvoir pour ne pas la redouter. Mais ils paraissaient, du moins au début, se soumettre à l'avance à l'inéluctable, comme s'ils n'avaient jamais réussi à croire tout à fait que l'ogre fût définitivement enterré.

En général, il ne s'agissait que de manifestations assez fugitives. Ainsi, durant une représentation théâtrale, on l'avait reconnu dans une loge. Il portait des lunettes fumées, il avait un peu maigri, il se tenait en arrière, dans une demi-pénombre, mais c'était bien lui. On poussait son voisin du coude, on scrutait la loge avec des jumelles. On attendait l'entracte. Bien entendu, à l'entracte, pas de Maréchal, plus personne, il n'avait pas reparu.

Par la suite, les apparitions devinrent plus précises, plus durables, comme si la réincarnation du Maréchal s'opérait progressivement, et que, s'extrayant du néant, il commençait à prendre pied dans le réel. Mais ces apparitions ne confirmèrent pas exactement les craintes des forces d'occupation.

Un grand centre hospitalier d'une banlieue sordide avait soigné un individu légèrement blessé dans un accident de voiture. Il était arrivé le visage couvert de pansements à cause de coupures occasionnées par des éclats de verre. Le service où on l'avait hospitalisé entassait dans des chambres à quatre et des salles communes toute la raclure sociale de la banlieue, jeunes voyous éventrés dans des bagarres avec des bandes rivales, ouvriers au noir tombés d'un échafaudage, femmes battues, automobilistes ivres morts démolis dans leur voiture, vieilles ouvrières ou clochards rossés à mort par des rôdeurs. Durant une nuit du samedi au dimanche, alors que le personnel se trouvait réduit au minimum, il avait quitté sa chambre, et s'était mis à parcourir celles des autres malades, après avoir enlevé les pansements de son visage. En dépit des cicatrices, tous avaient formellement identifié le Maréchal.

Debout devant leurs lits, assis à leur chevet, posant la main sur leurs fronts fiévreux, il leur avait tenu des paroles d'apaisement, s'était exprimé par paraboles sibyllines et raccourcis prophétiques, d'une voix douce et pénétrante. Il avait annoncé la fin cataclysmique du régime félon, la punition des rebelles, et la venue prochaine d'un monde où les déshérités, les pauvres, les battus prendraient leur revanche, où les souffrances seraient diminuées. Là-dessus, il déposait sur la table quelques chocolats, ou un billet de banque, ou sa photographie dédicacée. Un infirmier avait réussi à le ceinturer au dernier étage, dans une explosion de boîtes de chocolat et de paquets de photographies dédicacées. Il l'avait reconduit de force. L'individu avait paru s'amadouer, puis, dans l'escalier, il avait poussé l'infirmier et pris la fuite. Le gardien qui somnolait à l'entrée principale avait juste eu le temps d'apercevoir l'image fugitive d'un petit vieillard en pyjama s'enfuyant à toutes jambes au milieu de l'avenue déserte, sous la pluie battante, les deux pans de sa veste rayée soulevés par le vent de la course, et la lumière rance des réverbères se réfléchissant sur son crâne chauve dessinait autour de sa tête une auréole jaunâtre. Le seul indice, à part les chocolats, de qualité inférieure, et les photographies, un lot de vieux portraits du dictateur en grand uniforme comme on en trouvait dans toutes les écoles et bureaux du pays, fut une savate solitaire et détrempée, ramassée au milieu de l'avenue.

Une enquête eut lieu. Deux des malades visités par l'apparition du Maréchal certifièrent en avoir ressenti une espèce de soulagement. Une vieille dame se proclama à grands cris guérie de la fracture du fémur pour laquelle on venait de l'opérer, sortit de son lit, glissa et se cassa l'autre fémur. On ne remit jamais la main sur le pseudo-Maréchal. Mais ça continuait. Des clochards auraient été harangués par un mystérieux individu muni de bouteilles de vin. Il les aurait conduits, une fois bien ivres, à s'attaquer à des passants, puis à un poste de police. Il aurait disparu dans le matraquage généralisé et la débandade qui s'étaient ensuivis. Les mêmes photographies dédicacées avaient été retrouvées sur les clochards arrêtés. D'après un indicateur de police, une tentative identique de conversion avait eu lieu sur une bande de jeunes truands assez actifs dans la zone du port. Ils avaient laissé faire l'individu un certain temps avant de lui administrer une correction soignée et de le jeter dans les eaux grasses du bassin principal. On ne pouvait pas cependant conclure à sa mort.

L'alerte la plus sérieuse avait eu lieu au moment des grandes inondations qui avaient dévasté le département de Barthe-et-Bourdelle. Des torrents de boue avaient emporté des villages entiers. Cette région de montagne était à peu près inaccessible aux secours. Les deux routes principales empruntaient les vallées encaissées de la Barthe et de la Bourdelle. La première avait été en quelques heures engloutie sous les eaux de la Barthe qui avaient emporté un barrage. La seconde avait été dévastée par une crue soudaine de la Bourdelle, chiche ruisseau devenu en quelques heures un torrent jaunâtre et convulsé. On ignorait donc l'étendue des dégâts et le nombre des victimes, et l'armée éprouvait les plus grandes difficultés à progresser sur ce terrain bouleversé. Des cantons entiers étaient restés coupés de toutes communications pendant plusieurs jours.

Le plus ennuyeux était que le Barthe-et-Bourdelle touchait à la frontière du Kohistan par de hauts plateaux calcaires, couverts de landes à moutons, de broussailles d'épineux et de forêts de conifères, perforés, comme des poutres mangées aux termites, par un réseau serré de grottes et de galeries. Ces trous, dont la plupart n'avaient jamais été sondés jusqu'au fond, recelaient les plus anciens témoignages d'occupation humaine du pays, sous forme de peintures rupestres assez grossières. Ils avaient surtout servi de refuge au cours des âges à toutes sortes de brigands, bandits d'honneur et autres adeptes de sectes plus ou moins partageuses et illuminées qui avaient toujours fait florès dans ces parages déshérités. Vu les circonstances, on craignait que les rebelles n'en profitent pour tenter des infiltrations. Le Kohistan était, avec l'Araxie, la principale base arrière de l'ALN.

La catastrophe ne risquait pas d'arranger la fâcheuse propension des naturels de la contrée au mysticisme, à l'alcoolisme et aux coups de feu. L'armée, en atteignant certains villages, avait été accueillie par des tirs de carabine. On avait pu attraper quelques tireurs, et on avait tenté d'en extraire une description de la situation dans l'intérieur du pays. Ces indigènes butés et basanés, tout en moustaches et casquettes, consentaient parfois à glapir en roulant les r, après quelques injures ou de longues plages de silence pleines de fierté authentique, que le Maréchal était apparu dans un gros bourg de la frontière le lendemain de la catastrophe. Il sortait des forêts environnantes, vêtu d'une sorte de tunique blanche. Deux grands vieillards précautionneux, porteurs de petits sacs à dos, lui faisaient une escorte. Ils s'étaient rendus tout droit sur la Grand-Place, au cœur du carnage, et s'étaient juchés sur la statue équestre du Maréchal, décapitée par la Révolution.

Autour d'eux régnait un ahurissant capharnaüm. La plupart des citadins étaient occupés à creuser dans les décombres de la cathédrale et des Grandes Galeries commerciales pour tenter de retrouver des survivants. Des équipes de volontaires charriaient des pelletées de boue rouge pour dégager les rues. On évacuait des corps masqués par des linges sur des civières rudimentaires. On les rangeait dans le jardin public, où un prêtre les bénissait à la chaîne, avant de les entasser sur des camions. Des gens reconnaissaient parmi les cadavres leurs enfants, leurs parents, leurs amis. Toute la place résonnait de coups de pelle, de coups de pioche, d'interpellations de sauveteurs, de hurlements des blessés dont on libérait les membres brisés, des gémissements de ceux qui avaient perdu un proche. Le ciel d'apocalypse continuait à déverser sur cette agitation des paquets d'eau glacée.

Personne n'avait donc entendu le discours véhément prononcé d'une voix grêle par le bonhomme en tunique, avec force gesticulations des bras. Autour de lui, ses deux acolytes tendaient sans grand succès des quignons de pain rassis et des boîtes de sardines à l'huile. Parfois un gamin dépenaillé leur arrachait une boîte des mains avant de s'esquiver. Ils avaient alors proclamé leur intention de prendre le maquis, de s'installer dans une grotte des environs pour créer une « zone libérée » sur les plateaux. On les avait laissés partir sans leur prêter beaucoup d'attention. Plus tard, en examinant les paquets de photographies qu'ils avaient laissés, on s'était avisé de la ressemblance du vieillard en tunique avec feu le Maréchal.

Pendant longtemps, on n'avait pas eu de nouvelles d'eux et de leur « zone libérée ». Puis des bergers et des paysans qui vivaient dans des fermes isolées sur les plateaux avaient commencé à raconter qu'une bande de vieillards maigres, édentés et haillonneux les avait attaqués, exigeant « l'impôt révolutionnaire » en secouant des bâtons. On les avait chassés à coups de pied aux fesses. Ils s'étaient égaillés sur le plateau en proférant des menaces abominables et des jurons terribles. L'un d'eux avait été reconnu par un valet de ferme qui avait servi autrefois dans les troupes d'élite. C'était bien le Maréchal.

Ils revenaient parfois, à la brune, rôder autour des fermes. On leur attribuait de petits larcins dans les basses-cours. Des paysans mal réveillés avaient aperçu, au petit matin, une silhouette noire fuyant vers le ciel rouge, découpée avec une précision que favorisait la maigreur famélique, chaque poing serrant le cou d'un poulet qui battait furieusement des ailes, dans un grand gâchis de plumes.

L'histoire servait surtout à ces prisonniers de diversion. Ils ne se réclamaient pas du maréchalisme, ni d'ailleurs d'aucune idéologie que celle de l'honneur, du coup de fusil pour le coup de fusil, et de l'aversion pour tout ce qui ne venait pas des plateaux. Mais ils la racontaient d'un air narquois, comme pour faire enrager les soldats qui les interrogeaient avec cette désastreuse caricature de révolte. Après quoi, ils ne desserraient pas les dents jusqu'à ce qu'on les fusille.

Les apparitions de pseudo-Maréchaux avaient continué un peu partout, selon un mode identique. Ainsi, sur les plages de la côte sud sévissait depuis quelque temps un pauvre hère à peu près idiot, généralement inoffensif, sosie parfait du Guide. Personne ne savait d'où il sortait. On l'avait vu surgir le lendemain du raz-de-marée qui avait détruit plus qu'à moitié la plupart des ports de plaisance. À Bormagnage-les-Flots, l'océan avait rejeté, ce jour-là, le corps d'un orque gigantesque. Le monstre avait attiré des milliers de curieux. C'était une masse de chair gélatineuse, noir et blanc, informe, de la taille d'un gros avion. Le bonhomme avait surgi tout à coup de derrière un tas de rochers, en prétendant qu'il sortait à l'instant de l'estomac du Léviathan.

Depuis, il faisait de la propagande auprès des pêcheurs et des curieux venus se régaler au spectacle des dégâts, distribuait les petits tracts qu'il sortait d'un bissac crasseux, lisait des présages dans l'aspect de la mer, improvisait des meetings politiques sur le port. Son aspect inoffensif et radicalement stupide l'avait fait tolérer un moment. Le « Maréchal » faisait partie du folklore de la côte. On avait fini par l'arrêter, de guerre lasse, dans un bistrot à matelots. Il payait souvent des tournées aux marins des bâtiments de guerre américains qui mouillaient dans la rade, puis tentait de les convaincre de rejoindre ses commandos de marine, lesquels, disait-il, s'entraînaient dans une base secrète en vue d'un prochain débarquement. Après quoi il s'écroulait complètement soûl, parmi les promesses rigolardes et pâteuses de matelots non moins soûls, qui s'accrochaient à lui en l'assurant, pour rire, de leur indéfectible fidélité à Son Excellence. Cela se terminait généralement par des virées titubantes sur la plage, des chansons à boire vociférées sous la grande ombre de l'orque en putréfaction qui masquait l'horizon. Ils se réveillaient sans mémoire, à l'aube, sous un ciel fumeux, les cheveux pleins de sable. Une pluie poisseuse collait leurs vêtements. L'orque empoisonnait l'air.

La répétition du rituel avait fini par émouvoir l'amiral Townsend. On tenait enfin l'un de ces pseudo-Maréchaux. Mais Sterne avait su que les Américains n'avaient rien pu en tirer. Il répétait sans cesse d'un air buté la même histoire de voyage sous-marin dans le ventre du monstre, les mêmes prophéties, et promettait son retour au pouvoir. Il paraissait définitivement idiot.

On racontait aussi que deux officiers des UMOS, la milice mise en place par le nouveau gouvernement, allant inspecter un poste avancé à l'est de Tyrsa, avaient rencontré un homme au beau milieu du désert. Ils avaient cheminé ensemble. L'homme était couvert du capuchon et du long burnous des nomades Benirached. Le soir, arrivés au fort, ils invitèrent le voyageur à partager leur repas au mess. Cela fait maintenant partie, à ce qu'il paraît, des coutumes de l'hospitalité militaire dans ces régions reculées. Sur les conseils des ricains, Iskandar a décrété que l'armée devait dorénavant assurer aussi un rôle de service social, se concilier les sympathies de la population, tout ça. Mon cul. Si Iskandar se figure qu'on se maintient au pouvoir par les bonnes œuvres… Bref. Toujours est-il que Sterne connaît les détails par l'un des deux officiers, qui est une des taupes de nos services de renseignement.

Il y avait peu de monde à table. Les deux officiers s'assirent. L'homme resta debout. Seuls un feu de cheminée et quelques faibles ampoules éclairaient cette salle basse, laissant dans l'ombre le visage masqué par le burnous. Interloqués, les convives se tournèrent vers ce bizarre personnage. Alors il se découvrit d'un grand geste lent et théâtral, révélant une tête chauve et assez banale, dont les flammes creusaient les reliefs. Il demeura un certain temps immobile, fixant l'assistance. Après un bref regard, les soldats se désintéressèrent de lui et attaquèrent joyeusement la charcuterie. Tous les officiers présents ce soir-là étaient de jeunes gens, ils n'avaient jamais connu le Maréchal, et ne se faisaient qu'une vague idée de sa physionomie, celle-ci ayant été extirpée des bâtiments officiels, des livres d'histoire, et même écrasée au marteau sur les statues demeurées debout. Notre agent avait dit qu'il n'avait d'abord pas eu la moindre idée de ce que signifiait le geste du vieux fou, mais qu'il n'y avait guère prêté attention.

Leur indifférence paraît déconcerter leur invité, qui reste figé un certain temps. L'homme semble furieux. Il arrache nerveusement un papier de sous sa houppelande et le déplie dans l'indifférence et le brouhaha des couverts choqués contre les assiettes. On commence à s'intéresser à lui lorsque, d'une voix aigre, il se lance dans une diatribe politique, où il est question des méfaits du gouvernement et de sa responsabilité dans les désastres naturels qui frappent le pays. Le papier froissé s'avère être une photographie toute jaunie et craquelée du Maréchal en uniforme de parade. Il la brandit en défiant les convives de ne pas le reconnaître. Ensuite il entreprend de se déshabiller pour montrer ses stigmates. On ne voit pas grand-chose dans la pénombre. Il braille qu'il a été démembré par ses adversaires, mais que, ressuscité une nouvelle fois d'entre les morts, il va cette fois-ci rétablir définitivement son pouvoir. Il invite les officiers présents à destituer leur colonel et à entrer en rébellion. Ils le passent à tabac aussi sec et le bouclent dans une cellule du fort. Le lendemain ils l'embarquent, tout meurtri, dans un camion à destination d'une forteresse. Le camion est emporté par un torrent en crue. Il n'y a qu'un survivant, et on ne retrouve pas le corps du soi-disant Maréchal. L'officier qui a rapporté l'épisode à Sterne hésitait sur le degré de ressemblance entre le vieillard du fort et le portrait du Maréchal, mais admettait que, effectivement, il y avait un air.

Sterne disait que les officiers des services de renseignement de l'occupant se grattaient la tête, ne sachant quelle importance il fallait accorder à ces agressions cacochymes, ni ce que signifiait au juste la multiplication des apparitions maréchaliennes. D'un côté, pour eux, il semblait n'y avoir pas grand danger, ces tentatives de réimplantation du maréchalisme, si c'était bien de cela qu'il s'agissait, et dans le cas où l'on n'avait pas affaire à de simples racontars, s'avéraient à peu près inconsistantes, ou échouaient lamentablement. Mais on ne pouvait pas non plus nier qu'elles produisaient un effet de stimulation sur toutes sortes de mouvements plus ou moins rampants dans la mentalité des populations, principalement parmi les plus déshérités. Ces ratages bizarres allaient nourrir les théogonies de sectes clandestines, les phobies millénaristes, les prédictions des astrologues et des tireurs de cartes, sans parler des conversations de bistrot.

Bon, il y avait eu des manifestations plus sérieuses, bien sûr, au cours d'assemblées de fidèles, et puis dans des villages, autour de petits groupes de partisans en armes. Le Maréchal conservait de nombreux fidèles dans tout le pays. On l'aimait en secret. On le regrettait. Dans beaucoup de villages, une bougie brûlait sous son portrait, caché dans un recoin de la maison. Alors, en le voyant surgir d'entre les morts, les nostalgiques se ralliaient à lui. On avait vu des officiers, des marins s'agenouiller devant son apparition radieuse, sur le quai d'un port militaire, à l'entrée d'une caserne. De petites troupes s'aggloméraient un peu partout dans le pays, qui se renforçaient, grossissaient, et, si tout se passait bien, elles n'auraient bientôt plus qu'à converger vers la capitale, qui tomberait d'elle-même.

Cela dans l'hypothèse optimiste, précisait Sterne. Selon les plans prévus au départ. Les résultats n'étaient pas toujours à la hauteur des prévisions, et l'on ne pouvait tout à fait se cacher une légère déception : le grand soulèvement maréchaliste tardait à venir. Aucune unité importante de la flotte ni des forces armées n'avait encore franchement basculé. Les attentats ne s'étaient pas multipliés dans les grandes villes, l'agitation n'avait pas embrasé les banlieues et les quartiers populaires, les zones libérées dans l'intérieur du pays se réduisaient à leur plus simple expression, deux ou trois trous de rocher où l'on présumait que se terraient des voleurs de poules. Mais les esprits étaient fertilisés. Après tout, le Guide avait l'habitude de ces défis au destin, et ce n'était pas la première fois qu'il le forcerait. L'important était que l'idée de retour fût déjà implantée dans les mentalités.

Et puis, ayant pris souffle et assurance dans ses paroles mêmes, le Sterne, il est vrai moins gâteux que ses collègues, a déclaré qu'une question préalable se posait, avant toute action d'envergure. Celle des sosies.

Non seulement on n'avait sans doute plus besoin d'eux, mais leur action pouvait même s'avérer nuisible à la longue. Dans certains cas, on pouvait se demander si la persistance dans la maladresse ne tenait pas du sabotage. Plusieurs d'entre eux semblaient nourrir des projets pour le moins équivoques. Sans doute, ils avaient déjà succombé à la tentation de travailler à leur profit. Rien d'absolument positif encore, certes, mais il ne fallait pas attendre pour agir que l'un d'entre eux se décidât à se proclamer le seul, l'authentique Maréchal. On pouvait imaginer le résultat. Au lieu d'un mythique et ubiquiste Maréchal réapparaissant dans tous les coins du pays, on aurait plusieurs originaux, chacun d'eux se proclamant, dans son coin, le seul et l'authentique, condamnant les contrefaçons, lançant contre elles des arrêts, des interdits et des proscriptions. Ils passeraient leur temps à rédiger des sommes théoriques pour établir le bien-fondé de leur maréchalisme, après quoi, armés de leurs bibles, ils s'excommunieraient mutuellement, chercheraient à s'annexer leur minuscule fragment de souveraineté, s'enverraient des armées débiles et des tueurs cacochymes pour tenter de s'empoigner à travers les centaines de kilomètres de territoire tenus par les autorités légales. On les arrêterait, on les exterminerait sans effort, mais la répression ne suffirait pas pour apaiser leur rage à se détruire, qui se nourrirait de son impuissance croissante. Cela ruinerait définitivement le travail souterrain accompli jusque-là. Comment surgir alors en se prétendant le seul Maréchal sans sombrer, à son tour, dans le ridicule ? Entretenir la présence, d'accord, mais une présence pas trop clownesque.

Il y avait eu un débat assez serré, tout en murmures et sifflements bas, entre le Grand Conducteur et ses conseillers, sur les copies du Maréchal qui grouillaient dans les territoires livrés à l'apocalypse, aux apparitions, aux mystiques à lance-roquettes et prédicateurs millénaristes. Maréchal devenait une profession. C'est Chassagnol, si ma mémoire n'est pas encore trop effondrée, qui soutenait qu'il fallait les laisser courir encore, pour accroître le chaos.

Sterne connaissait cette théorie. Certains de ses informateurs, disait-il, l'avaient tenu au courant des angoisses qui travaillaient les nouveaux maîtres du pays, les fantoches des Américains. Esprits forts ouvertement, ils ne pouvaient, dans leurs pratiques secrètes, s'exempter de toute espèce de superstition. Ces fantômes grotesques confirmaient leurs craintes, ce qu'ils savaient impossible mais redoutaient néanmoins. Le Maréchal avait été si réel pour eux qu'ils se demandaient s'il était bien vrai qu'on l'eût supprimé. Peut-être, leur murmurait au creux de l'esprit un petit démon irrationnel, peut-être qu'on ne peut pas se défaire de lui comme ça. Une simple pendaison ne doit pas suffire. Il faudrait le tuer et le retuer, l'éradiquer plus définitivement encore du monde, chasser partout son existence et en brûler jusqu'aux racines.

Certains d'entre eux, paraît-il, rêvaient de nécromancie, de spectres convoqués, travaillés à coups d'incantations, sommés de regagner les cercles les plus profonds des enfers et de s'y claquemurer. Un ou deux généraux, reconnaissait Sterne, s'y adonnaient même bel et bien, par simple précaution, et pour s'assurer un peu de tranquillité d'esprit.

Ils avaient été, selon les agents de Sterne, jusqu'à faire exhumer discrètement le corps du Maréchal. Une poignée de membres de la junte avaient assisté à l'opération, le visage recouvert de masques de papier. Le supplicié avait été enterré dans un endroit tenu secret, quelque part dans le périmètre interdit d'une base militaire. On l'avait fait brûler, et on avait dispersé ses cendres dans les bois environnants.

Chassagnol ajoutait que, inquiets malgré tout, les membres de la junte avaient, en plus de l'exhumation, pris des mesures afin que le Maréchal cessât d'exister dans le passé. Si ses réapparitions n'étaient qu'une sorte d'hallucination collective, ou de pulsion d'illuminés, ils espéraient soigner le mal en effaçant le Maréchal des mémoires. Ils s'employaient à faire disparaître toute image de lui, toute statue, toute photographie, à traquer les mentions de son règne et de son nom dans les rapports, les livres d'histoire, les archives, les tracts et les vieux numéros des journaux. C'est justement pour ça, ajoutait-il, qu'il ne fallait pas toucher aux sosies en circulation.

Sterne s'opposait résolument à cette idée. Ils ne pouvaient que parasiter encore le retour du Maréchal. Ils avaient assez servi. Il était temps d'en finir avec toute cette quincaillerie maréchalique, de mettre fin à l'activité des doubles récalcitrants ou non authentifiés. Cela pourrait aussi présenter quelques avantages annexes, d'abord on mettrait ça sur le compte de l'affolement et de l'impuissance des forces d'occupation, et puis cela renforcerait l'idée de l'invulnérabilité du vrai, qui finit par refaire son apparition après le carnage de ses pâles copies.

— La chasse aux sosies, alors ?

— La chasse aux sosies, c'est cela même, Monsieur le Président.

Sterne avait évalué les risques, il estimait qu'avec la connaissance du terrain qu'avaient ses agents et ses informateurs, on pouvait en deux ou trois mois éliminer l'essentiel de la concurrence. Il faut reconnaître, mon cœur, que l'idée a quelque chose de réjouissant, tu ne trouves pas ? Tous ces moi de pacotille qui vont tomber sous les balles, s'effondrer un couteau entre les omoplates, ayant fini leur office, afin de laisser place au seul authentique, garanti 100 % pur Maréchal.

Restait tout de même une difficulté. D'accord, l'idée du Maréchal était bien là à nouveau, et même un peu trop là, mais, ai-je remarqué, comment allons-nous expliquer à ces braves gens un si long silence, pendant que les rebelles mettaient le pays à sac, se chamaillaient, imposaient la Loi divine dans tout le pays, à grand renfort d'amputations et de décapitations ? Pendant qu'ensuite la Force de paix internationale incendiait des faubourgs pauvres par des bombardements adroitement ciblés, et puis entassait dans ses prisons des milliers d'ex-policiers, ministres, fonctionnaires, dignitaires du Parti, militaires, et en pendait solennellement quelques-uns ?

— Nous avons, récitait Sterne de sa toute petite voix froide, qui semblait peiner à se désengager de sa toute petite bouche aussi quadrillée de rides qu'un anus, nous avons laissé entendre, à plusieurs reprises, que, quoique bien vivant, le Guide suprême renonçait au pouvoir afin de laisser une chance à son pays de trouver la paix et la réconciliation. Bon, ça n'a pas marché, il se résout à reparaître, à faire encore une fois le don de sa personne à la Mère Patrie, et tout ça.

J'insistais : il reparaît, excellent, et où ? Comment ? J'ouvre la grille, je sors, je défile dans la rue, flanqué de mes trois partisans ?

Ils étaient tous d'accord : je ne pouvais opérer ma réincarnation publique que dans un territoire ami, avec quelques troupes. À partir de là, les ralliements commenceraient. Mais il n'y a pas de territoire ami, ai-je objecté, à part celui tenu par Bel. C'est bien là qu'ils voulaient m'amener. Il s'agissait de rejoindre les trois villages pouilleux terrorisés par les soudards de Bel, loin dans le nord.

Il y a eu un silence, au cours duquel la situation m'est apparue dans toute son absurdité. Depuis longtemps, je n'étais plus le Maréchal, s'il se pouvait que je l'aie été ailleurs que dans mes rêves. Le pouvoir n'était plus pour moi qu'une vieille illusion. Que faisions-nous là, sous cette lampe, à discuter à voix basse d'invraisemblables stratégies ? Je regardais les trois piliers de ma puissance, les ministres du nouveau gouvernement maréchaliste, leurs nez excessifs, leurs têtes grises ou rouges, leurs yeux enfoncés dans les excavations dramatiques que creusait l'ombre. Je prenais conscience de ces hautes draperies d'obscurité tendues autour de la scène où nous figurions, et dont la solennité ajoutait encore au ridicule du décor. Des corps de marionnettes, ligneux et maladroitement coloriés, dans un théâtre de marionnettes, pour rire et pour avoir peur. Mes trois comparses agitaient maladroitement leurs grands bras de diables, marmonnant des enfilades de mots incompréhensibles pour le ravissement et la terreur des petits enfants. Mais il n'y a pas de petits enfants, personne au spectacle.

Les trois vieux diables continuaient la fiction d'un pouvoir depuis longtemps mort. Ils y trouvaient à justifier leur impuissance, leur vieillesse, le travail ingrat de toute leur vie subordonnée. Il fallait bien, pour qu'ils continuent à exister, que l'incongruité de cette résurrection se produisît.

Et moi, mon cœur, qu'est-ce que je fais là-dedans ? Qu'est-ce que je veux ? Dis-moi, toi qui sais l'entrée de mes rêves, toi qui parles derrière moi, lorsque je franchis les seuils, lorsque je regarde par la fenêtre, lorsque je referme les armoires, dis-moi s'il y a encore du Maréchal dans cette carcasse qui penche et qui tremble un peu, s'il y en a jamais eu, dis-moi si je ne suis pas qu'un vieux songe qui s'achève, comme toi.

Oui, oh oui, je te connais bien à présent, pourquoi avoir posé la question ? Tu as toujours désiré ce qui ressemblait le plus à une fiction. C'est toi, acharné à pourrir dans mon cœur, qui as transformé ma vie en carnaval. Je suis déguisé en squelette à l'intérieur, je suis un mort-vivant à l'envers. Tu n'en veux pas, de ce grand vieillard qui hante un pavillon banal, il te faut de la chimère et du théâtre, et tu ne me laisseras jamais en paix tant que tu ne l'auras pas eu, n'est-ce pas, Maréchal mort, Guide inadvenu de mes deux, Grand Leader des limbes, Dictateur de l'oubli, tu as rêvé de cela, depuis ton absence irrémédiable, le Grand Retour de l'Autre, avec des crépuscules, des cheveux agités par le vent, des filets de sang traçant silencieusement leur route, des morts pensifs qui se recroquevillent au coin des rues, eh bien c'est d'accord, en avant pour les pétarades.

Bel, prétend-il, circule sans trop de difficulté dans le pays. Dans l'intérieur, il est vrai que ça tourne au chaos, les forces de pacification ne contrôlent plus grand-chose, les villes principales, les routes importantes. Tout le monde va et vient dans tous les sens. On n'a pas trop le loisir de s'intéresser à sa petite résistance oubliée. Le Maréchal, ânonnaient-ils en chœur, devrait sans trop de difficulté parvenir à rejoindre le sanctuaire.

Le sanctuaire ! Je l'imagine, leur sanctuaire. Sanctuaire mon cul. Sanctuaire à moustiques et à sangsues. Tu peux être sûr que Bel m'imagine en train de dormir sur un lit de camp, genre austère, petit caporal près du troufion, entamant la reconquête à partir de rien, comme au début. Et puis ils te fabriquent déjà de la légende, ils veulent que sur la route je me manifeste ici et là, dans des villages plus ou moins sécurisés par des agents des Services incognito. Ils préparent une espèce de Longue Marche, ils imaginent, n'en doute pas, les bas-reliefs très augustes retraçant tel ou tel épisode du parcours sacré, le petit groupe de fidèles visages tournés vers l'avenir radieux, avançant d'un jarret ferme sur un sentier de montagne, ou bien l'entrée dans un village où les enfants accourent souriants vers le vieux héros pour lui porter des fleurs et des gâteaux.

Des paroles, des belles images, ils en ont déballé plein leur sac, à croire qu'ils en accumulaient depuis des années, qu'ils n'en pouvaient plus, qu'il fallait que ça se débonde, là, dans l'âge qui vient et la défaite de tout. Il y a encore, assure Sterne, qui a l'air de croire tranquillement à tout ce qu'il débite, un réseau d'agents des Services qui quadrille le territoire, que ce soit dans les zones rebelles ou dans celles de l'armée d'occupation. Et on recrute, paraît-il, parmi les anciens fonctionnaires virés par l'occupant, les militaires et les flics au chômage, ou tout simplement le brave citoyen qui trouve que c'était quand même plus calme, au joli temps du Grand Conducteur. Toutes ces complicités occultes devraient sécuriser le parcours jusqu'au réduit de Bel, et faciliter le grand soulèvement auquel je ne manquerai pas d'appeler de là-bas.

L'idée, d'après Chassagnol, dont j'étais pourtant convaincu jusqu'à présent qu'il ne parvenait pas vraiment à en avoir, des idées, ne consistait pas vraiment à reconquérir le territoire, mais à développer une capacité de nuisance suffisante pour amener la force internationale à négocier. Le bon Chassagnol imaginait déjà un gouvernement de transition, où nous serions représentés, le départ des forces de maintien de la paix, et bien sûr, au bout du compte, comme au bon vieux temps, on remet la main sur le gâteau de pouvoir. J'écoutais ça comme un conte d'autrefois. Mais rassure-toi, mon âme, nous entrerons dans le conte. Après tout, rêver dans cette chambre de vieillard, rêver debout sur une route, se perdre au fond de territoires de songe, quelle différence ?

Je ne sais plus depuis bien longtemps à quoi ressemble la réalité de ce pays. J'ai vécu dans des bunkers, des palais, des caves, des planques, je me suis déplacé dans des limousines, j'ai longé des souterrains, je me suis tassé à l'arrière de banales voitures à vitres teintées. Mais l'odeur de l'air, le contact de la terre, je les ignore. Je vais sortir comme un fantôme, presque une abstraction. Oui, c'est cela, je suis devenu quasi semblable à toi, tu m'as retenu dans ton inexistence, je suis devenu une idée, à moi-même aussi. L'homme que j'ai connu, le pays que j'ai connu ont cessé depuis longtemps de ressembler à l'image que j'en garde, à la carte postale désuète qui jaunit dans mon crâne.

Allons, il est temps de prendre la mesure du réel. Ou, si tu préfères, de cette forme d'irréalité qu'on nomme le réel. Il y faudra de la prudence, comme au spéléologue prisonnier d'un gouffre, qu'on sort à la lumière après trois semaines d'obscurité absolue. Je vais tituber dans ce jour brûlant, soutenu par des partisans qui auront l'impression d'emmener mon grand vieux corps excessif vers la désincarnation de la légende, et ils s'en sauront gré, une petite émotion impersonnelle les travaillera pendant ce parcours.

Nous laisserons Paulette vieillir, replonger tranquillement dans l'insignifiance. Bel est déjà en route pour son territoire. Il y préparera notre arrivée. Une voiture viendra nous prendre dans deux mois. Tout doit être préparé minutieusement. Le chauffeur sera un agent des Services, un dur à cuire, m'a assuré Sterne, un fanatique. Schlangenfeld sera du voyage, elle est capable d'être efficace en cas de coup dur, paraît-il. Une autre voiture, pleine d'agents, fera le même parcours. Je suis un gros négociant en produits agricoles, et je me rends avec mes deux fils au mariage de ma fille, qui aura lieu à Saint-Front, à une trentaine de kilomètres des lignes de Bel. La ville est occupée par le MLP, une fraction dissidente du PPRFG. Des gens qui croient au marxisme. C'est dire. Parfois, un bout de terrain leur est disputé par un chef de guerre qui sort de nulle part, ou des bandes de Pantaliques égarés qui cherchent à piller les magasins. Quand ils s'en sont débarrassés, ils lancent une offensive de principe contre Bel, ultime fantoche de la réaction, vieux stipendié de la tyrannie, etc., c'est-à-dire qu'ils balancent trois roquettes et douze rafales dans les arbres, et puis ils rentrent se soûler, ils ont accompli leur devoir révolutionnaire. Plutôt que de risquer leur peau, ils préfèrent enlever contre rançon des membres d'organisations caritatives ou traficoter du stupéfiant. Enfin ce sont des commerçants, quoi. Ils sont tranquilles pour le moment, les forces de maintien de la paix sont bien trop occupées avec les attentats dans la capitale et les extrémistes religieux qui ont mis la main sur le FRELIMIMO. Elles ont passé une sorte d'accord tacite avec eux. On devrait pouvoir passer les lignes jusqu'à Saint-Front, estime Chassagnol. La force internationale contrôle mal une vaste zone avant le secteur du MLP. Ils empêchent les gens d'entrer, mais en principe, ils laissent sortir, précisément pour des raisons familiales, enterrements, mariages, etc.

Il paraît même qu'il y a là-bas une fiancée, en tout cas proclamée telle, prétendument réfugiée, des préparatifs de noces et tout ce qu'il faut pour détourner les soupçons. Je l'imagine, la fiancée sélectionnée par Sterne. Mon Dieu, dans quel cloaque de fanatiques a-t-il pu aller la chercher ? Poignard dans la jarretière, ceinture de dynamite sous la robe. Il a l'intention de donner une vraie fête, une fête à tout ravager, l'authentique noce bien de chez nous, avec au petit matin toute une commune jonchée de corps ivres morts et deux ou trois types encore debout arrosant en vacillant les dernières étoiles de rafales de pistolet-mitrailleur. C'est sa manière à lui d'amadouer les notables et les soudards du MLP. Il a l'intention d'en inviter quelques dizaines, de glisser des cadeaux sous les serviettes (Chassagnol assure que le petit trésor de guerre que j'ai mis de côté n'est pas négligeable) et de les laisser se soûler jusqu'au bord de l'agonie. Une fois tout le monde par terre, le père de la mariée se glisse vers les lignes du brave Bel. Joliment pensé, non, mon cœur ? Allons, en attendant, ce sont les territoires du sommeil qu'il nous faut rejoindre, s'ils sont disposés à nous accueillir. Quelque chose me dit que l'affaire ne va pas être facile.