Comment s'appelait-elle, déjà, cette vieille ? Impossible de me souvenir. Moi aussi je suis vieux, presque vieux à présent. Personne ne viendra m'interroger pour me tirer des souvenirs. D'ailleurs je n'en ai pas. Bizarrement, ces entrevues avec elle se détachent comme des reliefs bizarres sur l'horizon d'une mémoire infiniment plate. Au départ, ses informations ne m'intéressaient pas spécialement. Je savais à l'avance ce que je voulais qu'elle me dise. Je savais ce qui était vrai. J'essayais de l'orienter vers cette vérité-là, des choses simples, sensationnelles, susceptibles d'intéresser les lecteurs : quelques révélations sur la sexualité des principaux personnages de l'époque, sur leur personnalité et leurs particularités intimes. C'était cela, la vérité, l'exhibition de l'ultime secret : ce qui paraît exceptionnel est ordinaire, et conforme à la représentation qu'on s'en faisait d'emblée. Les héros sont comme nous. Il ne s'agissait que de le montrer, ce n'était quand même pas difficile. Mais ce n'est pas exactement ce qu'elle me donnait. Ou cela se noyait dans la masse des informations. Je ne notais que ce qui m'intéressait. Le reste, je ne l'entendais même pas, ça n'existait pas.
Je ne sais pas ce qui s'est passé, elle a fini par m'endormir. Je n'y allais même plus pour le livre, mais pour sucer lentement les verres de whisky, entendre sa voix qui s'élevait dans l'ombre, et glisser, progressivement, hors du monde réel. Le grand-guignol du passé s'emparait de mon esprit.
Semirov avait fini par lui raconter ce qui s'était passé dans cette obscure sous-préfecture, qui agitait tant les médias occidentaux, avec la mort de ce journaliste, le massacre de civils, et par lui expliquer pourquoi lui, le brillant jeune officier apprécié de ses chefs, en était réduit à se cacher.
Sans doute, dans cette histoire, le brave capitaine Ivan Semirov tentait-il de minimiser ses responsabilités. En gros, son unité, qui opérait dans un territoire infesté d'indépendantistes, avait été informée d'une attaque rebelle sur un village. Ils se mettent en route.
Ce qui rend la Balkarie du Nord difficile à tenir, expliquait Semirov, outre son quasi-enclavement en Araxie, c'est la configuration du terrain. La région habitée est un vaste plateau entouré de déserts à travers lesquels passe le tracé très théorique de la frontière. Il y a des Balkars de part et d'autre de cette frontière. Les plateaux, calcaires, couverts d'un maquis d'arbustes et d'épineux, sont coupés de gouffres, de grottes, de gorges, entaillés d'anfractuosités, morcelés par des falaises abruptes. Il est très difficile d'y faire progresser des véhicules lourds, et on y est presque en permanence exposé à des embuscades.
Le village attaqué s'appelait Belzun. Il commandait l'entrée d'une vallée étroite dont les sinuosités remontaient en direction de la frontière. La vallée s'élargissait ensuite progressivement avant de se perdre aux approches du désert. La compagnie commandée par Semirov était arrivée du sud, par le plateau qui dominait le village d'une cinquantaine de mètres. La piste se faufilait ensuite, jusqu'aux premières maisons, à travers un chaos d'éboulis et d'énormes rochers dégringolés de la falaise, sur lesquels s'appuyaient quelques-unes des habitations de terre sèche.
Effectivement, au-dessous, il avait dû se passer quelque chose. Des maisons brûlaient ici et là. On entendait des cris, quelques coups de feu disséminés, mais rien qui rappelle de vrais combats. De petits groupes armés parcouraient les rues, lentement, en s'embusquant au coin des maisons. Ils ne portaient pas d'uniformes.
Ivan avait raconté cette histoire dans la pénombre, disait la vieille. Ils se tenaient l'un contre l'autre, allongés sur le lit, rideaux tirés. Il fumait, comme d'habitude, tirant de longues bouffées qui ranimaient le petit point de braise rouge suspendu comme un insecte au vol immobile dans le noir. Elle s'inquiétait, il était déjà tard, elle devait rejoindre Omar. Il devenait difficile de concilier ces trois liaisons, de raconter des histoires aux uns et aux autres pour justifier d'un emploi du temps chaotique. Sans parler de la liaison avec les Services, la plus profonde, la plus accaparante. On entendait de vagues bruits dans l'immeuble, le pas des gens qui rentraient du travail, les cris des disputes, les pleurs des enfants.
À l'aide des jumelles, Ivan avait vu un peu plus distinctement ce qui se passait dans le village. Il n'avait pas tout décrit. Une seule scène, parmi toutes celles que les lentilles des jumelles avaient saisies ici et là. Sur la place principale les hommes en armes avaient rassemblé un groupe de civils, femmes et enfants en grande partie. Cette fois, il y avait bien des uniformes, et c'étaient ceux de la Garde verte. La petite foule se tournait vers un spectacle qui se déroulait au fond de la place, devant l'un des rares bâtiments en dur du village, celui de la mairie qui faisait aussi office d'école et de centre social, comme dans la plupart des bourgades de la province.
Cinq hommes étaient attachés nus à des planches qu'on avait assujetties à la barre de métal qui fermait l'accès à la mairie. Cinq soldats travaillaient leurs corps et, dans leurs mouvements, les masquaient en partie, laissant voir tantôt les visages convulsés au bout des cous aux muscles tendus à l'extrême, tantôt une partie de torse, une cuisse. Le sang noir s'écoulait en ramifications hésitantes sur le béton gris de l'esplanade. Les hurlements, à présent, remplissaient l'étroite vallée, comme s'ils montaient des profondeurs de l'enfer.
Ces cris, disait Ivan, étaient plus insoutenables encore que ce que je voyais dans les jumelles. Ils étaient sauvages, animaux, ils allaient au-delà de ce qu'on imaginait que pût être un cri. Ceux qui les poussaient sortaient d'eux-mêmes, de leur humanité. Par eux, la souffrance entrait en nous et nous contaminait.
Un sergent est venu me dire qu'il avait aperçu des gens disséminés dans les rochers, un peu en amont de la vallée, et en contrebas par rapport à nous. Je les ai cherchés un moment avec les jumelles, et j'ai fini par les trouver. On les distinguait mal des blocs grisâtres. Ils n'étaient guère nombreux, une dizaine au maximum, et observaient ce qui se passait dans le village.
Ivan avait raconté rapidement la suite. Ils avaient réussi à coincer le petit groupe, pendant que plus bas, le pandémonium continuait de plus belle, massacres, enfants abattus, grenades dans les maisons, etc. Les types étaient sérieusement armés et s'étaient défendus, mais ils n'avaient aucune chance de tenir longtemps. Deux ou trois avaient réussi à filer, deux autres étaient morts et le reste s'était rapidement rendu. C'étaient des partisans balkars, qu'accompagnait un photographe, un Américain. L'Américain était sérieusement touché, au ventre. Il gémissait doucement. Un Nikon muni d'un téléobjectif de 350 mm reposait à côté de lui, dans la poussière. Au moment où les soldats l'avaient soulevé pour l'emmener, l'Américain avait perdu connaissance.
La Garde verte avait été prévenue de la présence de partisans dans le village, des recruteurs ou des collecteurs d'impôt révolutionnaire, et elle était venue, avec ses auxiliaires balkars, montrer ce qui arrivait à ceux qui se laissaient tenter par les idées indépendantistes. Il s'agissait peut-être d'un piège délibéré : pousser la Garde à se déchaîner afin de prendre des photos.
Un lieutenant avait fouillé les prisonniers et lui avait apporté ce qu'on avait trouvé sur eux. Le numérique n'existait pas encore, à cette époque. L'Américain avait réussi à prendre trois rouleaux de trente-six poses. Ivan les avait empochés, sans réfléchir à ce qu'il faisait. On n'avait pas eu le temps de procéder à des interrogatoires sérieux. Des soldats de la Garde verte étaient accourus aux premières détonations. Ils avaient vu Ivan en train d'examiner l'appareil, trop tard pour le dissimuler. On s'était expliqués, et on était descendus vers le village, avec les prisonniers.
La Garde était commandée par son chef en personne, le commandant Kayser. Tout le monde savait qu'il aimait participer directement aux opérations et faire le coup de feu quand il le fallait. En dehors de Gris et de Sacha, il n'y avait pas beaucoup de gens, dans le pays, qui fassent aussi peur que Kayser. Pas mal d'histoires couraient sur lui, mais personne ne connaissait vraiment la vérité. À part, évidemment, les officiers des Services.
La vieille se souvenait parfaitement de sa fiche, qu'elle avait consultée quelque temps après les confidences d'Ivan. Roger Hellequin, alias Kayser, était né en France, quelque part aux confins de la Picardie et de la Champagne. La fiche précisait qu'il était issu d'une famille composée de petits trafiquants et délinquants qui effectuaient régulièrement des séjours en prison. Comme ses frères, Hellequin avait à son actif diverses condamnations pour coups et blessures, vandalisme, vol, agressions diverses, injures à agent. Après son dernier séjour en prison, il quitte la région, pour s'engager dans les commandos parachutistes. Il part au bout de six ans, avec le grade de sergent. Après son départ, on perd sa trace environ deux ans.
On le retrouve à Marseille, à plus de trente ans. Il travaille pour une agence de sécurité. Durant une grève des ouvriers de l'entreprise qui utilise les services de l'agence, un militant CGT disparaît brusquement. On ne le retrouve jamais. L'agence est mêlée à plusieurs affaires de violences, et finit par fermer. Nouvelle disparition d'Hellequin.
À peu près au même moment, les Services ont commencé à s'intéresser à un certain Kayser, dont on retrouvait le nom dans divers groupes de mercenaires opérant en Afrique. Les journaux occidentaux parlaient de lui. On ne savait pas très bien d'où il sortait, sans doute de la Légion étrangère. Un potentat a fait appel à ses compétences pour former sa garde prétorienne. Après quoi, Kayser l'a renversé, au profit d'un opposant, avec les soldats qu'il avait formés pour lui. Va savoir comment les Services ont réussi à établir le fait que le fameux baroudeur Kayser et le petit nervi Hellequin, recherché par la police, étaient une seule et même personne. Ils ont toujours été d'une étonnante efficacité. Gris l'a fait venir, l'a d'abord introduit comme instructeur dans l'armée, et puis l'a chargé de former la Garde verte, censée être l'unité d'élite de l'armée, fanatisée au maréchalisme.
En réalité, disait la vieille, la Garde est complètement indépendante de l'armée, par conséquent de Son Gendre. Elle représente le département militaire des Services, auquel on fait appel en cas de nécessité d'action directe. Finalement, Gris a donné le commandement de la Garde à Kayser-Hellequin, plutôt qu'à un quelconque colonel issu de l'armée régulière, ou à un officier des Services. Un étranger présentait le double avantage de pouvoir plus facilement porter le chapeau en cas de problème, et d'être moins impliqué dans les alliances d'ethnies, de religions, de coteries. De sorte qu'Hellequin était l'instrument de Gris, qui lui servait pour contrebalancer le poids de l'armée. Le colonel ne faisait confiance qu'à très peu de gens, et jamais totalement. Le Français faisait partie de cette élite. Ça le rendait à peu près intouchable.
La fiche comportait une photographie et une description physique. La photo était plutôt récente. Hellequin y figurait en buste, en uniforme de commandant de la Garde verte. Sous le béret greffé au crâne rasé se développait une ahurissante hure de brute, tout en os, en arcades sourcilières, en mâchoire prognathe et en nez écrasé. Une sorte de chaînon manquant entre le gorille, le porc et le chasseur alcoolique des campagnes françaises. La description précisait le mètre quatre-vingt-douze, les cent vingt kilos, les nombreuses cicatrices, notamment celle, très distincte sur la photo, qui partait du coin de l'œil droit et descendait jusqu'au milieu de la lèvre, qu'elle déformait d'une boursouflure, comme si on avait commencé à ouvrir cette gueule en deux morceaux avant de la recoller hâtivement. Il lui manquait aussi l'auriculaire et l'annulaire de la main gauche, disait la fiche.
Ivan ne l'avait jamais vu. Les soldats de la Garde verte lui avaient annoncé que le commandant désirait le voir. On l'avait amené, en compagnie de deux de ses officiers, jusqu'à la mairie. Ils étaient passés devant ce qui restait des cinq types cloués à leurs planches. Un des lieutenants avait vomi son déjeuner dans la poussière ensanglantée.
Ensuite, on les avait laissés poireauter une demi-heure, assis sur un banc, dans un couloir à la peinture verte écaillée qui humait la sueur et l'humidité, et on ne sait quels remugles plus intimes. Il faisait une chaleur à périr. Un ventilateur qui devait avoir débuté dans la carrière en rafraîchissant les grands sauriens du crétacé tentait de remplir encore son office en brassant lentement des couches d'air en voie d'épaississement. On respirait, racontait Ivan, de la mousse d'air, de la crème d'oxygène saturée des parfums de terreur et d'agonie dont elle s'était imprégnée. Même les mouches évitaient de bouger. Il regardait les gouttes de sueur se frayer un chemin à travers les méplats des visages de ses deux subordonnés. Ils ne disaient rien. Ils tentaient visiblement de retenir leur terreur, dans une zone lointaine de leur corps, mais on la voyait sourdre malgré tout, dans leur souffle, sur leur peau, dans leurs yeux.
Peur de quoi ? On ne savait pas. La Garde détestait l'armée régulière, mais cela ne justifiait pas cette auréole d'angoisse crasseuse qui tachait leurs corps. Ils avaient, obscurément, le sentiment d'avoir commis une faute. Il le sentait, parce que lui aussi était, en même temps qu'eux, tenaillé par une semblable culpabilité. Leurs peurs communiquaient secrètement, se cherchaient à tâtons, dans l'obscurité où erraient leurs esprits. Quelque chose, sans doute, n'allait pas, dans leur présence ici, dans l'attente qu'on leur imposait, dans la manière dont ils avaient réglé la question des partisans embusqués. Mais plus encore, le théâtre d'atrocités dont ils n'avaient aperçu que quelques scènes les travaillait sourdement, les images, les odeurs et les cris descendaient en eux, profondément, s'enkystaient dans leurs organes que l'intrusion rétractait. Ici, il fallait laisser toute espérance. D'ici, même s'ils revenaient, ils ne reviendraient pas. C'était le monde qu'on démembrait sous leurs yeux, et ils en faisaient partie.
Et, racontant cela, par la bouche de la vieille, qui, était-ce un effet de la lassitude et du scotch, paraissait changer de voix à mesure que l'ombre du soir entrait dans la pièce, comme ces possédées dans la gorge desquelles parlaient les démons, Ivan s'égarait dans un luxe de détails, aucune nuance de lumière, aucune fissure sur les murs n'avait apparemment échappé à cet accès d'hypermnésie, comme si, de cette heure fossilisée intacte dans les couches de sa mémoire, il ne s'était jamais vraiment sorti. Il était là, dans la pièce, parmi nous, vieux fantôme ressassant d'infinies vétilles, dans sa rage de ne pouvoir épuiser ce lieu qui l'avait une fois emprisonné dans sa fascination.
Les soldats l'avaient introduit, seul, dans le bureau du maire, où l'attendait Hellequin. Ses deux lieutenants continuaient à suer sous leur ventilateur, étrange paire de clowns donnant un numéro minimaliste dans lequel ils imitaient des mannequins de cire en train de fondre.
Le soir commençait à tomber, comme dans ce salon où, dix lustres plus tard, Semirov parlerait par la voix de la vieille, et l'on n'y voyait plus très clair. Comme si elle se trouvait soumise à une étrange aberration de la perspective, la pièce paraissait d'une profondeur anormale, les murs à la peinture fatiguée se resserraient pour converger très loin, au fond, vers le bureau métallique où brillait la tache de lumière glacée qui attirait tout vers elle, absorbant lentement la substance des choses, l'air, le son lointain des armes et des cris pour tout restituer au silence et au vide.
Un homme était assis là-bas, qui écrivait, des lueurs s'attardaient sur son crâne entièrement rasé penché sur le bureau. Il n'avait pas levé la tête à l'entrée de son visiteur. Toute la scène se déroulait, disait Semirov abrité dans les entrailles de la vieille, comme si la table, les murs, le parquet peint en gris flottaient au fond de l'espace, à des distances infinies de la moindre étoile, dans le froid, l'apesanteur, l'absence absolue de son.
Ce crâne, penché sur la table de fer, était occupé, on l'aurait juré, à tenir à jour le registre des affres, à recalculer le compte des souffrances, des aveux, des trahisons, des désespoirs et des hontes. Et Semirov, du fond de la vieille, racontait qu'il se tenait debout, sur son fragment de parquet flottant dans le néant, statufié dans son uniforme, raidi par le froid intersidéral, incapable de bouger, de parler, de penser. Ainsi dériveraient-ils, lui et le crâne, pour l'éternité, entre les corps des planètes mortes et les déflagrations muettes des étoiles.
Et puis, sans bouger, sans même relever vers lui une face que Semirov préférait ne pas imaginer, le crâne a parlé.
Et, au moment même où Semirov dans la vieille annonçait cette parole émise par le crâne, traversant les longues étendues désertes de la pièce pour lui parvenir enfin, entrer en lui, résonner au fond de ses cavités, de même qu'à la lumière des galaxies lointaines il faut des millénaires pour atteindre les télescopes, et peut-être le crâne, disait-il qu'il s'était dit, avait-il disparu au moment où il croyait le voir et l'entendre, tout était consommé depuis longtemps et il jouait cette scène avec des images disparues, la vieille s'était tue. L'esprit l'avait désertée. Elle paraissait épuisée, comme racornie. Ses joues s'étaient creusées, les yeux disparaissaient dans la pénombre des orbites. J'entendais son souffle traversant à grand-peine des régions encombrées. J'attendais. Rien ne se passait. Je n'osais pas élever la voix, comme on se tient silencieux pendant le déroulement d'un rite incompréhensible. Lorsque je suis parti, elle n'avait pas bougé. Je crois qu'à nouveau elle dormait.