Profonde, éraillée, traînante était la voix du crâne. Elle prononçait tous les mots avec un abominable accent étranger, qui devait venir du français. Ivan n'en avait jamais entendu auparavant. Quand on avait perçu une fois cette voix, elle ne vous lâchait plus, son ton même était une salissure et une souffrance, disait Ivan. Elle continuait en vous ses chemins secrets, corrodant patiemment la joie, la confiance, la tranquillité.
Les stores baissés tentaient de maintenir à l'extérieur l'énorme bête de la lumière qui se vautrait sur le village, comme si l'odeur du sang avait éveillé son appétit et la tenait là, attentive, immobile. Elle insinuait tout de même des tentacules, de longs filaments translucides de méduse dont Ivan s'imaginait sentir sur sa peau le contact venimeux. Le fond de la pièce, où se tenait le crâne, restait dans une pénombre confuse. Des choses indistinctes occupaient en vrac le sol, le bureau et les fauteuils, papiers, bouteilles, et même un revolver. Un long pardessus blanc, comme ces cache-poussière qui servent à protéger des tempêtes de sable, était posé sur un dossier de chaise.
Le crâne avait invité Ivan à s'approcher, mais pas à s'asseoir. Il l'avait laissé un petit moment debout face à lui, qui finissait de griffonner des papiers. Le stylo disparaissait dans sa main énorme et velue, d'où l'encre avait l'air de couler comme le sang noir d'un animal écrasé. Et puis Ivan s'était trouvé devant la face, brutalement affichée.
Il ne s'agissait pas d'un visage à proprement parler, avait-il dit. Ivan racontait cette histoire sur un ton curieux, à la fois plaintif et lointain, comme un cancéreux détaillant ses symptômes au médecin. C'était un assemblage de morceaux mal raboutés, une juxtaposition de bosses et de creux au fond desquels stagnaient des litres d'ombre. Les arcades sourcilières étaient à ce point proéminentes et broussailleuses qu'on ne distinguait pas les yeux, sinon par de furtifs éclairs. La face était fendue par une longue cicatrice, et paraissait maladroitement recollée.
Ivan avait subi un interrogatoire serré, précis, sur le déroulement de l'échauffourée et ce qu'ils avaient trouvé sur les prisonniers. Ivan, instinctivement, sans en avoir débattu avec lui-même, avait décidé de ne rien dire sur les pellicules. Il avait passé la consigne au lieutenant qui les avait trouvées sur l'Américain, et qui attendait, au même moment, sur son banc, derrière la cloison du bureau. Il sentait les rouleaux gonfler la poche de son treillis pendant que la face le questionnait. Il se demandait si on n'en distinguait pas la forme à travers l'étoffe. La sueur ruisselait sur son visage, en dépit du ventilateur, une sueur, se disait-il, de culpabilité tout autant que de chaleur. De temps à autre, des éclats noirs jaillissaient, suspicieux, du corps métallique du colt posé sur le bureau.
— C'est l'enfer, ici, hein, capitaine ? C'est l'enfer, et nous sommes les démons chargés d'appliquer la justice divine. Elle est inflexible. C'est ainsi. Quant à ces péquenots, ils ne sont pas même capables d'avoir des ventilateurs dignes de ce nom. Ce machin asthmatique qui tourne au-dessus de nous ne fait que nous projeter de la chaleur.
Écoutez-moi, capitaine. D'abord nous allons tous les deux tenter de bien comprendre ce qui s'est passé, il y a des choses que je m'explique mal. Quand ce sera fait, nous réfléchirons à la meilleure manière d'attribuer le merdier aux terroristes balkars. C'est bien la moindre des choses. C'est aussi pour ça, entre autres, qu'on est obligé de faire tout ça. Bon, mais essuyez-vous, mon vieux, on dirait que vous allez fondre. Tenez, un verre d'eau. Mais si ça vous tente, j'ai beaucoup mieux. Du véritable pastis de Marseille. J'en garde toujours un flacon avec moi, et croyez-moi, je ne l'offre pas à tout le monde. Non ? C'est religieux ? Pas envie ? Vous avez tort.
Ivan avait confié à la vieille que, tandis que la face parlait, il laissait traîner ses yeux autour de lui pour éviter de la regarder directement en permanence, et puis il revenait, pour éviter de paraître éviter son regard. Or, dans ces furtives explorations, il avait aperçu, à la limite extrême des déplacements qu'il s'autorisait, une chose qui avait fait courir un frisson glacé du haut en bas de sa colonne vertébrale. Ce qu'il avait pris pour un cache-poussière n'en était pas un. Et la face avait vu qu'il avait vu.
La vieille pythonisse avait repris le récit d'Ivan sans prévenir. Je ne cherchais même plus à orienter nos conversations, je la laissais faire, le magnétophone tournait. Je passais beaucoup de temps chez elle. Comme une fissure fendant la terre, le passé s'ouvrait devant mes yeux, rempli d'un grouillement de larves et de créatures inconnues. Il me semblait que le présent, ce présent dont nous étions si fiers, tous, et qui existait seul désormais dans notre monde, reposait sur des bases totalement fausses. Nous n'avions jamais su ce qui s'était passé, ce qui avait mené jusqu'à nous, ce dont nous étions faits. Mais je sentais, tout en écoutant la vieille, que cela n'aurait aucune conséquence. Même si je me décidais à retranscrire son histoire en l'arrangeant un peu, même si quelqu'un décidait de la publier, cela ne changerait rien. Telle était l'indifférence par rapport au passé et au monde réel que cela ne serait reçu que comme un conte de plus parmi l'amas des contes dont nous étions les consommateurs gavés.
La vieille m'a dit qu'Ivan lui avait dit que le crâne lui avait demandé si décidément il se sentait bien, sans toutefois lui proposer de s'asseoir. « Est-ce que c'est M. le maire qui vous met mal à l'aise ? Je vous rassure, capitaine, il n'est pas vraiment parmi nous, ce n'est jamais que sa peau que vous voyez sur ce siège. Très jolie opération. Impeccable technique. Il y a un ou deux sous-officiers qui s'y connaissent, dans la Garde verte. Précieux talent. J'hésite, d'ailleurs. Je la conserverais bien, tant elle est parfaitement détachée. Un joli souvenir de campagne, non ? Mais clouée à un arbre du village, elle peut encore nous rendre divers petits services. La barbarie des rebelles est bien connue, en voilà un exemple spectaculaire. Quant au maire, après ce prélèvement, on peut même dire cette contribution à l'effort de guerre, comme nous ne sommes pas des barbares, nous autres, nous l'avons relâché. Vous auriez dû le voir filer, c'était un spectacle. Je crois qu'on s'en souviendra longtemps. Je ne saurais pas vous dire où il est à cette heure. »
Et Kayser l'avait interrogé encore, pointilleusement, assis à côté de cette peau reposant comme un pardessus négligemment dépouillé. On ne voyait pas la tête ni les épaules, qui pendaient de l'autre côté du dossier. Ivan avouait qu'il s'était demandé si l'on pouvait écorcher un visage, si, au revers du dossier, pendait une cagoule trouée aux emplacements des yeux, de la bouche et du nez, ornée d'une chevelure dégouttant de sang. Dans la pénombre, il distinguait mieux à présent la dépouille livide, les bras fendus, sans mains, et leurs revers rouges, les jambes repliées sous le fauteuil, tout un homme vidé de son contenu, désormais pliable, infiniment malléable. Et, écoutant la vieille me raconter la voix d'Ivan prise comme un poisson dans le filet des tremblements de celui qui s'était tenu face au crâne, je pensais que les morts étaient semblables à cette peau, sans regard et sans contenu, ridicules et ductiles, soumis à nos fantaisies, pliables dans nos bagages.
Kayser voulait savoir pourquoi on avait mis la main sur un photographe sans pellicules. Malheureusement, il n'était pas en état de parler, ça viendrait peut-être, en attendant il n'allait pas bien du tout, on tâchait de le retaper. (Avant de le taper, avait-il ajouté dans une sorte de gloussement caverneux.) Où pouvaient-elles se trouver, ces pellicules ? On avait fouillé en vain la zone des rochers. Il était préférable qu'on remette la main dessus très vite, Semirov en était bien conscient, et on pouvait à juste titre l'en tenir pour responsable.
Ivan s'en était tenu aux hypothèses. Quelques rebelles avaient réussi à échapper à l'échauffourée. Probablement, ils avaient pu récupérer les photos au dernier moment. Il reconnaissait sa responsabilité, bien sûr, mais se permettait de faire remarquer que sans son intervention, les photos et le photographe auraient été de toute façon, à cette heure, de l'autre côté de la frontière.
L'histoire ne suffisait pas à Kayser. Il était revenu à plusieurs reprises sur les mêmes détails, obligeant Ivan à répéter, comme un suspect soumis à un interrogatoire. Il savait que ses lieutenants y passeraient aussi après lui. Il les avait grossièrement briefés, mais comment savoir si ce qu'ils diraient corroborerait ses propres déclarations ? Il espérait que Kayser mît certains flottements sur le compte de la confusion qui régnait forcément dans ce genre d'accrochage.
Comment réaliser, disait Ivan à la vieille, ce qui se passait pendant la guerre ? Jamais je ne me suis senti aussi vivant, aussi charnel que dans ces moments où les coups de feu claquent, où les corps tombent dans la poussière, où la mort devient une possibilité immédiate. Mais jamais non plus je n'ai moins compris ce qui se passait, jamais ma mémoire ne m'a laissé autant d'incertitude et de chaos. Lorsque quelque chose m'arrive, je ne sais jamais quoi. Et c'est aussi ce qui se produit en ce moment, lorsque je suis avec toi, que je te vois, que je te touche. Il n'y a en moi que confusion à présent, comme il y en aura dans mon souvenir, et pourtant je sais que je sors de l'abstraction dans laquelle je vis habituellement, je suis plongé dans quelque chose que je ne maîtrise pas, dont je suis incapable de parler.
Je ne dis pas que ça ne me touchait pas, ces confidences d'Ivan, disait la vieille. Il y avait en lui un peu plus de tendresse que chez les autres, malgré tout ce qu'il avait vu et fait. Mais c'est en moi que la tendresse n'avait pas sa place. J'avais autre chose à faire. J'avais à accomplir ce que les Services attendaient de moi, dans un objectif dont, comme tous les agents sans doute, je ne pouvais pas me faire une idée claire, mais dont progressivement, et c'était nouveau pour moi, le désir m'était venu de préciser un peu les contours. Cela ne s'est éclairci que par la suite, du moins très partiellement, mais il me semblait comprendre que tu avais entrepris de noyauter progressivement le clan dirigé par le monstre bicéphale, Sacha et le gros général.
L'idée me plaisait. J'espérais que cela irait aussi loin que possible, que Sacha connaîtrait à son tour les joies de l'étouffement sous un coussin, de la strangulation secrète au moyen d'un fil de nylon ou de l'aiguille enfoncée dans le cœur. Dans cette perspective, je ne savais pas trop quoi faire de ce que me racontait Ivan, avec son histoire de massacre et de photographies. Les journaux officiels attribuaient le carnage aux rebelles balkars, avec toutefois de curieuses réticences, des ombres de nuances qui n'étaient pas habituelles. Ça sentait le coup fourré, les dissensions au cœur de l'appareil, mais il aurait fallu être très près de ce cœur pour comprendre. Les médias étrangers accusaient l'armée, en se fondant sur des témoignages de rescapés. Ce qu'Ivan détenait prouvait indubitablement, d'après lui, que la responsabilité de la Garde verte était entière. La Garde verte, c'est-à-dire la branche militaire des Services, c'est-à-dire toi. Il avait lui-même, discrètement, réalisé des tirages d'après les quatre rouleaux ramassés sur l'Américain. On y voyait distinctement, parmi des vues insoutenables de chair taillée en pièces, la gueule de Kayser, celle d'autres officiers, et les uniformes de la Garde verte, car, apparemment, le carnage n'avait pas été programmé et les soudards de Kayser n'avaient pas revêtu la tenue des rebelles balkars.
Il y avait quelque chose à faire avec ça, mais quoi ? Pour la première fois, disait la vieille à l'ombre, à l'absence, aux silhouettes mouvantes que dessinaient sur les murs les phares des voitures passant dans le soir, pour la première fois je tenais quelque chose qui me permettait de t'atteindre, il me semblait confusément que dans ces rouleaux de pellicule dont parlait Ivan reposait quelque chose de tangible qui te forçait, comme un talisman extrayant un démon des cercles éloignés, à rejoindre la réalité. Ce n'était, évidemment, que par l'intermédiaire d'un plus petit démon, ton serviteur, Hellequin-Kayser, mais qui sait si, tenant celui-là, on ne te tiendrait pas, toi, l'insaisissable, l'ombre fuyant sur tous les murs, la voix lointaine que l'on croit avoir entendue, le frisson qui vient d'on ne sait où et vous saisit sans raison apparente.
Il y avait quelque chose à faire avec ça, répétait la vieille, qui parfois, de plus en plus, tournait en boucle. Il m'arrivait de ne pas même m'en apercevoir. Il y avait quelque chose à faire avec ça. Mais j'ignorais ce que je voulais faire. Je haïssais Sacha et tout ce qu'il représentait. Le maréchalisme cherchait de son côté à se maintenir en donnant quelques satisfactions aux fondamentalistes religieux, que tu t'employais par ailleurs à pourchasser avec toute la férocité dont on te savait capable. Il fallait attendre le bon moment, voir comment les choses tournaient avant d'essayer d'utiliser ce qui reposait dans les boîtes.
Nous avons cohabité quarante-huit heures, durant lesquelles les débriefings de mes officiers se sont poursuivis, disait Ivan dans la voix de la vieille, et puis Kayser nous a ordonné de tenir le village. Une contre-offensive était peu probable, mais toujours possible. La Garde verte, quant à elle, avait des tâches plus urgentes, d'autres nids de rebelles à nettoyer sur le plateau. C'était du travail pour unités d'élite. Nous tombions à pic pour assurer les positions acquises et leur permettre de continuer l'offensive. Il faudrait quand même, disait-il, un peu plus de concertation au niveau des états-majors. La dispersion des commandements faisait partie des problèmes qui empêchaient d'en finir rapidement avec cette guérilla, and so on. J'ai compris qu'il nous laissait la patate chaude.
Et nous avons pris la garde. À nous la responsabilité des cadavres qui tout de suite avaient pris le parti d'empester férocement sous le soleil accoucheur de mouches. À nous la propriété et l'usufruit des suppliciés théâtralement cloués sur des supports variés, de ces entités hypothétiques et noircies qu'on avait peine à appeler corps. À nous les survivants hébétés, marcheurs somnambules, émanations visibles de tous ceux qu'on ne voyait pas, qu'on devinait recroquevillés dans des ombres et des replis de maisons.
Nous avons travaillé à nettoyer le carnage, en attendant une éventuelle relève. Je n'ai pas suivi les conseils de Kayser et j'ai fait décrocher les suppliciés. La première heure, je n'ai pas pu m'en empêcher, j'ai vomi. Un de mes lieutenants a affecté de regarder ailleurs, de ne pas voir mon pantalon de treillis et mes rangers souillés. La chaleur était insoutenable. J'avais l'impression d'être un agent d'entretien de l'enfer. Je savais que je ne pouvais pas continuer, que je devais trouver un moyen de sortir de là.
Nous n'avions pas encore terminé le nettoyage que, à peine quarante-huit heures après la prise du village, la contre-offensive rebelle se déclenchait. Ils nous avaient laissés rôtir lentement deux jours, comptant sur la chaleur pour nous délester, avec les litres de transpiration, de la volonté, de l'énergie, et du sens même de la réalité, fondu dans le tremblement fantomatique de l'air. C'était la fin de l'après-midi. Le soleil avait baissé, pas encore les degrés. Les ombres s'allongeaient et se croisaient, surpeuplant ce village mort d'une imminence d'habitants. On espérait la rémission du soir, et voilà que c'étaient eux.
Cette fois, ils arrivaient avec des armes lourdes, mortiers et lance-roquettes. On a compté plusieurs pickups équipés de mitrailleuses. L'idée m'a traversé que tout ça était prévu, calculé, pour des raisons qui m'échappaient.
Assez vite, on s'est rendu compte qu'on ne pouvait pas tenir. Mais sous ce feu, pas facile de décrocher. Ils ne se pressaient pas de pénétrer dans le village, ils arrosaient. Et puis on a vu surgir les premiers, au coin des maisons. Des gamins, pour une bonne part, à peine plus gros que leurs kalachnikovs. On s'est battus rue par rue. C'était la confusion totale. On a tenu longtemps.
Certains d'entre nous ont commencé à filer en désordre, pour rejoindre les 4 × 4 garés à la sortie du village. Je me suis retrouvé derrière la mairie, tout seul avec un sergent, à essayer de comprendre d'où ça venait, qui tirait sur qui. Un éclat d'obus a emporté mon béret et une bonne partie de la physionomie du sergent. Et puis ça s'est calmé. Je suis resté là, pendant de longues minutes. On entendait tirailler et crier, mais personne ne passait là où j'attendais la suite en compagnie de mon sergent incomplet, entre deux murs, un arbre mort et de vieux bidons. Je n'ai pas vraiment réfléchi, ça s'est imposé à moi, une envie de disparaître aussi impérieuse qu'une envie de chier. Je l'ai habillé avec mon uniforme, je lui ai mis ma plaque et mes papiers militaires dans la poche. Ça n'est pas facile, tu sais, d'habiller un mort. Je crois n'avoir jamais autant transpiré. J'ai mis ses vêtements, couverts de sang et de fragments de chair.
C'était le crépuscule, déjà. J'ai attendu la nuit. Je me suis glissé hors du village. Personne ne m'a arrêté. La route de Bardino passait à quarante kilomètres au sud, en coupant par le plateau, en dehors des zones en rébellion. J'ai marché toute la nuit, sans eau. Au petit jour, j'ai vu le ruban de la route, en contrebas du plateau. J'ai enterré mes rangers et l'uniforme souillé du sergent. Je me suis retrouvé pieds nus, en sous-vêtements, au bord de la route, avec l'air exténué de ceux qui fuient les pillages et les bombardements. Un routier a fini par me prendre.
Finalement, comme tu le sais, les rebelles sont restés maîtres de Belzun. Les médias étrangers ont débarqué. On a ouvert les charniers pour eux. On leur a montré les prisonniers de l'armée régulière. Des gosses hilares et drogués ont exhibé ma plaque et mon faux cadavre. Tout le monde a parlé des exactions de l'armée, il n'a pas été question de la Garde verte. Dans le journal, j'ai reconnu la photo d'un de mes lieutenants. Ils ont fini par l'échanger contre quelques-uns des leurs. J'ignore ce qu'il est devenu, mais il est évident qu'il a dû passer entre les mains des Services.
À présent, disait Ivan, je ne sais plus rien : ni ce que je faisais dans cette armée, ni ce que je dois faire à présent.
Croient-ils vraiment que je suis mort ? Ils ont pu le laisser dire, parce que cela leur serait plus facile de faire disparaître quelqu'un qui n'existe plus. Kayser avait des doutes sur ce que je lui ai raconté. Les photos n'ont jamais reparu. Elles auraient dû, si la version que je lui ai donnée avait été vraie. À présent, il se demande où elles se trouvent, si elles existent encore. Il s'interroge, il cherche. Il ferait n'importe quoi pour les récupérer. Si elles sortent, il est fini. Il déconsidère la Garde verte et les Services. Gris n'hésitera pas à se débarrasser de lui. Qu'est-ce qu'ils ont pu tirer des prisonniers qu'ils ont récupérés ? Qu'est-ce qu'ils savent ? Qu'est-ce qu'ils imaginent ?
Depuis que c'est arrivé, je n'ai réussi à avoir confiance en personne, disait Ivan, sauf en toi. Et puis, si tu avais dû me donner, tu l'aurais fait depuis longtemps. Les indicateurs des Services sont partout. Tu as sûrement entendu ces histoires d'enfants qui dénoncent leurs parents, de domestiques qui dénoncent leur patron. Je ne peux rester nulle part trop longtemps. À présent je me méfie de tout. À peine si je suis encore capable de sortir, le soir, pour acheter quelque chose à manger. Derrière chaque fenêtre, il me semble qu'un rideau s'écarte. Dès que je croise quelqu'un, j'ai l'impression qu'il se retourne sur moi. Chaque commerçant me regarde d'un drôle d'air.
Il faudrait que j'en finisse avec ça. Mais comment ? En désertant, en fuyant la guerre, je n'ai rejoint aucune vérité. Je ne sais plus qui je suis ni où je suis. J'ai l'impression de remuer dans un cauchemar, et de m'enfoncer tout doucement dans l'irréalité qui va m'engloutir. Ce qui s'est passé là-bas continue à me poursuivre. La nuit, lorsque je ne dors pas, j'écoute. Les craquements sont ceux de leurs os, les murmures sont leurs voix inapaisées. Et si je parviens à dormir, je les vois qui se mettent en marche dans la nuit. Ils empruntent le chemin que j'avais pris cette nuit-là, ils trébuchent sur les mêmes pierres. Ils vont lentement, mais ils se rapprochent, de nuit en nuit, et de nuit en nuit ma terreur augmente. Je les distingue difficilement, sous la lune. Le sang noir qui coule de leurs plaies se confond avec la pénombre. Certains traînent derrière eux des fragments de peau. Parfois il me semble que ce sont seulement des mains qui avancent, ou des têtes qui roulent, et la poussière s'agrège à leurs chevelures poissées de sang. Et puis, passé la route, je les perds de vue. Il y a des semaines qu'ils cheminent vers moi. À présent, certains, dit mon cauchemar, doivent être en ville. Les Services les ont recrutés, eux aussi. Pourquoi ne recruteraient-ils pas les morts ? Lorsqu'ils n'ont pas réussi à faire parler les vivants, on dit qu'ils emploient des sorciers qui les font parler morts. Alors, même de jour, le souvenir du cauchemar me poursuit malgré moi, je pense à travers lui, je me surprends à chercher, parmi les passants, ceux qui sont des cadavres complices de leurs bourreaux, et envoyés par eux pour m'épier. C'est ce qui me trouble le plus, dans mes rêves : la certitude que les victimes figurent dans le même camp que les assassins.
Bref, riait la vieille, de ce petit rire tremblant et presque dépourvu de sourire qui la prenait parfois durant ses longues randonnées narratives, et plus semblable au claquement d'un volet ou à une chute de graviers qu'à une manifestation humaine, bref, ce pauvre Ivan débloquait complètement. C'était amusant qu'il vide son sac, son pauvre baluchon plein d'ordures et de plaies, à un agent de ces Services qu'il redoutait tant, comme tout le monde. Est-ce que tu penses que j'ai eu pitié de lui, toi qui, j'en suis sûr, n'as jamais connu ce sentiment ? Je dois bien être issue de toi pour être capable de rester aussi sourde à leurs pauvres appels au secours. Qui valait le mieux, de lui, de Sacha ou d'Omar, tous trois à se rouler dans leurs affres, encore noircis du sang de leurs victimes ? Non, tu vois, même les remords d'Ivan ne m'aidaient pas beaucoup à compatir. Tout juste, peut-être, éveillaient-ils une fugitive nuance de tendresse. Ils ne nous voient même pas, nous sommes là pour recueillir dans nos bras leurs grandes carcasses douloureuses en levant vers le ciel des yeux remplis de larmes. C'est ce qu'ils appellent aimer, paraît-il. Je lui disais que je l'aimais, ça avait l'air de lui suffire.
Il a fini par venir où je voulais qu'il en vienne, aux rouleaux de photos. Il hésitait encore à s'en servir, ne savait pas comment s'y prendre. Au fond, c'était un velléitaire, mon beau légionnaire, et dans un torse musclé qui sentait bon le sable chaud, une âme pusillanime. Au cas où il lui arriverait quelque chose, il m'a montré où se trouvait la clé du casier où il les avait planquées, à la gare centrale.
Ensuite, je ne me souviens plus très bien du détail. Omar a été approché par quelqu'un des Services, je ne sais plus qui, ni comment. Ce que j'ai su par Sterne, pour autant que Sterne ait jamais prononcé de toute sa vie une formule vraie, c'est que le type (ils ne pouvaient pas faire approcher Omar par une femme, il n'était capable de prendre au sérieux qu'un individu équipé de testicules) s'est fait passer pour un membre des jeunes officiers progressistes infiltré dans les Services. Il fallait qu'Omar accepte de pousser le gros Kobal à la faute. Pour les questions stratégiques, Kobal l'écoutait.
Et Omar a marché. Ça, Sterne me l'a dit, pour me féliciter, en quelque sorte : j'avais servi à quelque chose, je leur avais désigné le point faible du gros. Et plus que cela, avais-je fait remarquer à Sterne. Après avoir écouté les jérémiades de grand mâle castré qu'Omar désormais ne se retenait plus de lâcher après l'amour, je jouais à chatouiller son amour-propre. Allait-il encore longtemps jouer ce rôle de Lorenzetta ? Qu'attendait-il pour agir ? Pour mettre son action en conformité avec ses opinions ? Je prenais plaisir à cette petite torture. Le pauvre Omar gigotait dans le lit comme un ver coupé, protestait, râlait, se fâchait. Il n'avait pas de solution. Jusqu'à ce que les Services la trouvent pour lui.
Tout ça est devenu un peu confus dans ma mémoire, disait la vieille. Je me souviens encore à peu près de ma rencontre avec le Maréchal. Parce que je l'ai rencontré, en chair et en os. Mais est-ce que c'était avant ou après la bataille de Tyrsa ? Je ne sais plus. Bref, Sterne était satisfait de mon travail. J'ai eu droit à une promotion, et à une petite décoration. La rédactrice du journal des armées avait fait de l'excellent travail. Du coup, oui, ça s'est probablement passé après la bataille de Tyrsa, que j'avais couverte en envoyée spéciale. Le petit côté épreuve du feu, ça justifiait bien la médaille.
La remise a eu lieu dans la cour de la vieille caserne de la coloniale, pas très loin du palais. C'était un matin ensoleillé, un peu froid. On l'a attendu longtemps, les huit récipiendaires alignés, les familles, le peloton. Il arrivait toujours en retard, paraît-il, toujours à des heures bizarres, par excès d'occupations, ou par mesure de précaution.
Et puis on a vu se matérialiser, sous le porche, une espèce de grande chose indistincte couverte, comme d'un sac, de la capote noire à parements olive de la Garde verte. Il s'est approché, au milieu d'un essaim composé d'officiers et d'officiels, de gardes du corps et de gens dont on n'aurait pas su dire au juste ce qu'ils faisaient là. Toi, le Guide suprême, tu le voyais souvent. Tu devais donc être habitué à l'écart entre les images officielles et la réalité. Comment dire. Sur les affiches omniprésentes en ville, ou dans ses apparitions à la télévision, on voyait un être enveloppé dans une forme très déterminée. Trop, même. C'était un dessin impeccable, des couleurs, une calvitie brillante et lisse, un visage ferme, un regard net, d'un bleu bien glacé. Rien à voir avec ce qui nous accrochait sur la poitrine, en s'y reprenant à trois fois, des médailles reposant sur un coussin pourpre ridicule brandi par un capitaine de la Garde, qui avait l'air d'offrir son cœur hypertrophié sur un chromo pieux semblable à ceux qui fleurissent sur les pare-brise des camionneurs.
Cette masse enveloppée de noir était énorme, tellement énorme qu'on ne pouvait pas relier le début avec la fin. Quand il s'est approché de moi, il y en avait partout, ça m'englobait. C'était un peu penché, comme sous l'effet de son propre poids, et ça marchait avec une sorte d'hésitation saccadée, comme un jouet mécanique dont les piles faiblissent. C'était une chose ancienne, presque archaïque, un grand saurien de jadis. Et ça sentait, ça humait violemment, le marécage, la boue, la vénerie avancée, les fonds de cave humides qui se perdent dans l'obscurité indistincte, comme si ça venait de s'extraire d'une tanière souterraine. Ça sentait la bite aussi, la bite énorme et négligée, émettant en solitaire, dans d'insondables fonds de culotte, des sécrétions diverses. L'odeur seule de la chose assombrissait le soleil.
Les traits n'étaient pas très nets, ni le regard, voilé, liquide, qui avait l'air de déborder sur le visage. Tout ça donnait l'impression d'avoir été rassemblé à la hâte, et d'être en proie à une espèce de décomposition. On voyait aussi qu'il y avait eu des tentatives de replâtrage ici ou là, avec une qualité de finition variable. Ça paraissait plus vieux que sur les affiches, mais surtout d'une autre nature, comme indéterminée, un énorme stock d'inconnu, sans définition très claire. Ça a émis quelque chose, sans doute des mots, après chaque accolade, et puis c'est reparti, nuage d'orage modelé par les vents, au milieu de l'essaim des insectes escorteurs. C'était le Maréchal, le Berger suprême, le Père de la Patrie, tout ça. Je me suis demandé s'il faisait tenir ensemble ses morceaux tout seul, ou si quelqu'un réparait et maintenait en vie cette créature qui appelait en même temps l'effroi et la compassion.
Tu vois, disait la vieille, je te raconte tout ça, à toi, qui es censé tout connaître. À cette époque, tous les gens étaient bien convaincus de ne rien savoir et de ne rien comprendre. Peu connaissaient ton nom, encore moins ton véritable pouvoir. Ceux-là imaginaient que des courants de vérité, par des canaux secrets, convergeaient vers toi, le grand dragon, et que tu étais le seul, au fond de tes retraites inconnues, à pouvoir contempler le vrai visage du monde. Ils avaient besoin de cette représentation, de l'idée que pour quelqu'un au moins, la vérité existait.
Mais tu n'as pas tout su, tu n'as pas tout su, grelottait la vieille, recroquevillée sur son verre de whisky vide et son rire froid, et c'est à moi, à présent, de tout t'expliquer, comme on explique le monde à un petit enfant, ou à un très vieux monsieur qui a perdu la tête.
Je me doute, disait la vieille, que c'est pour ça que tu viens encore me voir, mon cher fantôme. Même après si longtemps, même du fond de l'oubli, c'est ça qui te fait sortir, traverser encore une fois ce monde qui nous ignore, venir t'asseoir ici, sans rien me dire. Tu n'as jamais pu admettre de ne pas tout savoir. Non, tu ne dis rien, mais je sens que tu te bats encore avec ce passé, tu voudrais savoir comment tout cela est arrivé, tu brûles, le désir t'assèche, tu crois entendre couler la source fraîche tout près de toi, mais tu ne parviendras pas à t'y désaltérer. Je ne me déferai plus de toi, tu en veux encore, encore, obstinément, et mon discours ne peut pas avoir de fin.
Tu ne dis rien. Je sens ton odeur, elle me parvient timidement, fatiguée, comme si elle avait dû traverser de très longues distances. Tu sens la pluie. Je me demande s'il pleut beaucoup, là où tu es, je me demande si tu as de quoi t'abriter, ou si elle coule sur toi sans discontinuer, tandis que tu attends que l'éternité se passe.
Tu vois, disait la vieille, dans un nouveau grelottement, comme c'est drôle, voici que je m'inquiète, voici que moi, je serais presque maternelle avec toi, à présent, comme il arrive que soient les enfants avec leurs parents devenus vieux.
Je la laissais parler. Par moments, avec la fatigue, l'immobilité, une zone de froid naissait quelque part dans les replis de mes entrailles. Je me figurais alors que celui à qui elle s'adressait, le colonel Gris, ce vieux dragon du passé, cet être fantomatique dont je n'avais guère trouvé de trace dans ma documentation, à part quelques mentions dispersées, venait de se réveiller dans mon corps, et que c'était bien à moi alors en effet, ou à cette part en moi qui était devenue le dragon, que la vieille s'adressait.
Je me revois souvent, disait-elle, sur le seuil de cette chambre que l'ombre habitait, et le tapis rouge auquel se consacrait le peu de lumière diminuant sous mes yeux vers des profondeurs où se profilaient des formes massives. Sacha m'attendait quelque part là-dedans, replié dans ses anneaux. Non, je n'allais pas y entrer malgré tout ce que je savais de lui, mais à cause de cela. Je ne pouvais pas faire autrement que m'approcher au plus près du dragon. Et celui-là n'en était qu'un tout petit à côté de toi. Mais que désirer, dis-moi, sinon le dragon ?
Tu supposes sans doute que l'histoire de Samia aurait dû mettre le comble à mon écœurement. C'est vrai : Sacha n'était qu'un pauvre pervers, incapable de jouir autrement que dans la souffrance et l'humiliation. Il avait été assez pourri pour devenir une espèce de monstre, pour qui les autres ne représentaient guère plus que du matériau. Du matériau à jouir, à servir, à expérimenter. Je ne me laissais pas tromper à l'attention qu'il paraissait me porter : se mettre dans la peau de l'homme sensible ne représentait pour lui qu'un divertissement inédit. Et puis je l'intriguais, il était rusé, il faisait ce qu'il croyait devoir faire pour m'avoir.
Oui, il était tout ce que je haïssais chez l'homme, ce qui ne m'empêchait nullement de baiser, avec les hommes, vois-tu, je n'ai jamais guère eu le choix, de toute façon, qu'entre la haine, le mépris ou l'indifférence. L'histoire de Samia, je la comprenais, de manière obscure encore. En un sens, elle ne m'était pas complètement étrangère. Le désir des hommes, c'est vrai, a été conditionné pour ne fonctionner que dans l'humiliation et la domination. Mais je pressentais déjà ce qui, dans ce qui semble l'apanage de cette race violente et faible, m'appartenait aussi, à moi, et à tous les vivants.
J'étais dans sa suite, portes fermées, et Sacha est passé à un registre différent de celui qu'il réservait au bar. Décidément, il fallait qu'il parle, lui aussi, sans discontinuer. J'ai su d'autres cruautés, des brutalités sordides, sans falbalas ni sensibilité cette fois. C'était sa manière de séduire. Pas si con, au fond. La beauté du diable, tu sais bien.
Mais pour être attirant en dépit de toute sa crasse mentale, encore faut-il que le diable en soit pleinement conscient. J'ai compris, à la longue, que ce n'était pas autre chose, le diable : l'extrême intelligence du mal absolu. Ce que je ne sais pas encore, et crois-moi j'ai retourné ça pendant des années, c'est si le diable est intelligent parce qu'il est méchant, ou s'il est méchant parce qu'il est intelligent. Je penche pour la seconde hypothèse. Pas platonicienne pour deux ronds, tu vois.
Sacha voulait des choses, des arrangements, des dispositifs, il avait du matériel et des déguisements, c'était pathétique. Il ridiculisait tant le démon, le pauvre, avec ses petites diableries de pacotille, que la petite attirance que j'éprouvais envers lui a définitivement cessé cette nuit-là. Il ne dominait plus son sujet, son intelligence se soumettait à la puissance de ses pulsions grotesques et s'y humiliait. Cependant, je n'avais pas le choix, il fallait bien aussi me soumettre à ce à quoi il s'était déjà soumis, je ne pouvais m'offrir le luxe de paraître libre face à sa sujétion. Mais ça durait. Et il ne bandait pas.
Je savais, en le regardant s'escrimer sur mon cul avec son petit attirail, que j'étais en train de t'aider à préparer son anéantissement, et celui de Kobal. J'ignorais laquelle de ces deux morts me réjouissait le plus. À qui pardonner un crime ? À celui qui l'a commis en toute conscience, en sachant exactement ce qu'il implique de souffrance, ou à l'abruti qui l'a commis sans y penser ? Le grand criminel de ce temps était-il Kobal ou Sacha ?
Les tribunaux se montrent indulgents avec les crétins. Ils ne savent pas tout à fait ce qu'ils font, paraît-il. Et c'est vrai que si l'on pouvait imaginer un intégral abruti, rigoureusement inconscient du sens de ses actes, il serait l'innocence même. Mais, tout en essayant d'ajuster le corset de cuir fourni par Sacha, qui me reprochait, à juste titre, de ne pas être à ce que je faisais, je songeais que le châtiment, dans l'idéal, vise à rendre le coupable conscient du mal qu'il a commis. Il faut qu'il avoue, il faut qu'il reconnaisse, il faut que toute sa conscience soit saisie par son acte. Alors, à l'inverse, l'innocence se confond avec la conscience absolue.
Ni l'inconscience ni la conscience parfaites n'existent. Kobal et Sacha ne représentaient que des degrés de l'une ou de l'autre. Et, comme la tendance naturelle de quiconque est de pousser à l'extrême les qualités imparfaites des êtres, j'avais vu en Sacha la conscience même dans le mal.
Or, cette nuit-là, au cœur de l'antre du petit dragon Sacha, je ne voyais plus que les points aveugles, les zones d'obscurité, tout ce qui en lui-même lui échappait. J'ai fait en sorte, négligemment, de sauver son honneur. Je l'ai quitté au matin. Il était à peu près impuissant.