La vieille, il y a longtemps que je n'y pensais plus. Je ne sais pas pourquoi, elle est revenue me visiter au moment où la perspective de me rapprocher de l'âge auquel je l'avais connue me terrifait, comme lorsque enfant, au moment où le wagon des montagnes russes atteignait son point culminant avant la dégringolade, le cœur me remontait dans la poitrine. Plus je m'éloignais d'elle, plus je devenais son contemporain. Le monde devenait doucement grisâtre et flou, comme l'était son appartement.
Elle a commencé à s'introduire en moi pendant la nuit. Peut-être le faisait-elle depuis longtemps, sans que je me le rappelle. Et puis j'ai commencé à me souvenir. Les rêves habités par la vieille revenaient, de mois en mois, et paraissaient eux-mêmes se souvenir les uns des autres.
Elle s'enfonçait dans des discours sans fin, entrecoupés de longs silences, comme lorsque j'avais entrepris de recueillir son témoignage. Mais je ne comprenais pas ce qu'elle me disait. Cela me paraissait très important, si je pouvais l'entendre distinctement tout me serait enfin expliqué, mais le mince fil de sa voix se perdait toujours, en dépit de tous mes efforts. Au rêve suivant, elle poursuivait ses révélations, et je réalisais, terrorisé, qu'à l'époque où je l'avais interrogée, elle avait ourdi une vaste fiction qu'elle entreprenait, après sa mort, de défaire pour me livrer une vérité que je désirais et craignais d'autant plus dans mon rêve qu'elle m'avait laissé indifférent autrefois.
Je ne la voyais pas très bien. C'était une forme d'ombre, penchée vers le sol, et comme recroquevillée sur son propre souffle. Je voulais l'entendre et je voulais m'arracher à sa voix, sans pouvoir ni l'un ni l'autre. Au réveil, les visites de la vieille me laissaient sans force, épuisé par ces tensions contradictoires. Je passais le reste du jour avec mon rêve au creux des entrailles, comme un œuf tiède, lourd, à demi putréfié.
Durant ces mois de ma vie, je suis revenu à ces jours déjà lointains où j'avais réécouté les bandes. Ses paroles étaient encore là. Elles ne voulaient toujours pas mourir. Elles s'obstinaient. Mais je finissais par ne plus très bien distinguer ce qui m'avait été dit dans mon sommeil et ce qui était un souvenir de souvenir.
En pensant au sommeil, un épisode m'est revenu de l'époque où je voyais la vieille.
Un après-midi, elle était restée silencieuse, très longtemps, après avoir tourné de longues minutes autour de la bataille de Tyrsa, dont elle n'était plus capable de dénouer la confusion. Je m'étais couché au petit matin, après une nuit de beuverie en compagnie de collègues journalistes. Je m'étais endormi quelques minutes, profondément.
À mon réveil, je ne savais plus où je me trouvais exactement. Je flottais dans un état de conscience encore mal désenglué du sommeil. Je ne savais plus mon nom ni mon âge. Je croyais être en train de me réveiller lentement dans une chambre inconnue. Je ne la voyais pas, mais le sentiment de son atmosphère particulière, semblable à nulle autre, occupait mon esprit et mon cœur avec une prégnance presque douloureuse, comme si la matière de cette chambre invisible était constituée d'émotions.
Au-delà de la chambre, j'imaginais, ou plutôt je sentais, sans aucune image, sans aucune sorte de représentation, le reste de l'appartement. Il devait y avoir un bureau, un salon, une cuisine. Ces pièces, je les connaissais bien, elles faisaient partie de moi, et pourtant, étrangement, je savais que je ne les avais jamais occupées. Elles aussi, comme la chambre, me donnaient l'évidence de leur identité, sans aucun élément sensoriel. Juste, peut-être, le sentiment d'une certaine qualité de luminosité.
Et l'un de ces matins, en m'extrayant lourdement de l'un des discours rêvés dans lesquels, bien après sa mort, la vieille me parlait, tout à coup, j'ai reconnu la chambre, le bureau, l'appartement dont la présence devinée m'avait si fort étreint le cœur dans ce rêve ancien.
Le tissu vieux rose, les rideaux grenat, le pied de lampe en laiton, la gravure de Meryon ne figuraient pas visuellement dans ce rêve perdu dans les années mortes, et pourtant il me les avait donnés, sous une autre forme, plus semblable à un parfum. La chambre, l'appartement, c'étaient ceux que j'occupais depuis des années, mais dans lesquels j'avais emménagé longtemps après ma rencontre avec la vieille. Ils n'avaient jamais suscité en moi aucune émotion particulière. Et pourtant, c'est l'émotion presque douloureuse que j'avais sentie jadis qui m'avait permis de les identifier, comme si leur nature profonde, leur vérité intime devaient me demeurer cachées durant l'usage quotidien que j'en faisais, même pendant des années, et ne m'apparaître que par surprise, dans l'éloignement.
Dans l'éloignement. Mais avoir reconnu le cadre quotidien de ma vie des années avant qu'il ne se mette à exister pour moi, cela n'avait aucun sens. Le plus probable était de supposer que j'avais reconstruit cette expérience a posteriori, par une espèce d'effet de déjà-vu. L'incertitude de la mémoire me permettait de supposer n'importe quoi, sauf l'impossible : connaître les choses à l'avance. Pourtant, j'avais beau m'efforcer de trouver des explications rationnelles à ce qui venait de m'apparaître, je savais que je me racontais des histoires. En réalité, je n'avais aucun doute. J'avais pressenti ma chambre plusieurs années avant qu'elle ne devienne ma chambre.
À force de revenir sur les conditions de cette expérience ancienne, le salon de la vieille, la fenêtre aux rideaux gris, le chuintement des voitures dehors, tout à coup, l'évidence m'est apparue, avec les raisons qui la poussaient à revenir hanter mes nuits. Ce qu'elle s'efforçait de me dire, c'est que toute cette masse de passé, ce monstrueux Léviathan que, semaine après semaine, elle hissait des profondeurs, cette chose antédiluvienne toute hérissée de ses gibbosités, n'appartenait pas seulement au passé. Pas plus qu'elle, la vieille, et pas plus que ce moment où je me souvenais d'elle, cette chambre où je rêvais d'elle n'appartenaient tout entiers au présent.
J'ai continué à rêver de la petite ombre noire recroquevillée sur elle-même. Mais désormais, je parvenais à la comprendre. Elle me disait exactement la même chose qu'autrefois, racontait la même histoire, et pourtant ce n'était plus la même. L'éclairage du rêve la rendait profondément différente de ce qu'elle paraissait dans ces heures grises d'autrefois. Sa vérité n'était pas seulement une question de mots, mais de luminosité.
Cela s'est produit, disait la voix de l'ombre recroquevillée, et cela se produit encore, tout, le Maréchal, Sacha, le gros dauphin, le supplice de Samia et le massacre des Balkars. Cela n'a jamais cessé de se produire. Et cela existait déjà, bien avant la naissance du Maréchal ou d'Ivan. Cette nuit, je les suscite, je me souviens d'eux en toi qui te souviens de moi, mais de même, sous les étoiles de Chaldée, pendant le règne de Balthazar, quelqu'un, peut-être, se souvenait d'eux.
Écoute-moi, disait la voix, il n'y a pas d'éternité. Le temps passe, il nous détruit, mais tout ce qui est détruit ne cesse plus de l'être, et tout ce qui sera l'est déjà. La totalité du temps t'est donnée, comme à chacun. Et, en l'écoutant, je savais qu'elle était encore là, quelque part, qu'elle ne cesserait jamais de l'être, même si je l'oubliais, et avec elle tous les ogres de jadis.
Tout ce qui se préparait depuis longtemps déjà, toute cette construction dans laquelle je n'avais été qu'un élément très secondaire, devait se jouer à Tyrsa. C'est là, logiquement, que convergeaient les pistes d'intrigues auxquelles personne ne comprenait rien, sinon toi, du moins c'est ce que je me figurais à cette époque, murmurait la vieille.
Il n'y a peut-être aujourd'hui que moi, et toi, dans tes limbes, pour se rappeler Tyrsa. On en a beaucoup parlé pendant quelques semaines, pourtant. Elle avait beau être la capitale administrative de la province du Haut-Tongrian, elle ne ressemblait pas à grand-chose. Et puis la ville a été complètement rasée pendant la guerre, et personne n'a jamais eu envie de redonner existence à cette cité artificielle. On l'a oubliée, et comme elle n'avait pas d'histoire, ni d'intérêt architectural, même les cartes ne daignent pas en garder trace. Peut-être que quelques clans balkars élèvent encore des brebis dans ce qui reste des immeubles, parmi ses places et ses avenues fantomatiques.
Tyrsa avait été une idée du Maréchal au tout début de son règne. Une cité nouvelle, peuplée de gens venus d'autres provinces, soldats, fonctionnaires, commerçants, plantée en plein territoire balkar, histoire d'apporter les bienfaits du pouvoir central aux bouseux des provinces, et de fixer quelques nomades autour d'un point fixe. L'appellation officielle était Yville, mais on continuait à dire Tyrsa, nom des ruines d'une obscure cité antique dont on n'avait conservé, au cœur d'Yville, qu'une colonne rongée par les vents de sable.
De fait, il y avait de quoi rêver. Quand on arrivait par la route, il fallait traverser d'interminables plateaux broussailleux découpés en alvéoles par un système inextricable de falaises et de canyons. On passait devant des camps militaires, casernes en parpaings nus et murailles de barbelés. Les faubourgs, c'étaient des villages de tentes, dressées par les nomades qui n'avaient pas pu, ou pas voulu devenir sédentaires. Leurs grands pavillons de feutre noir et rouge cernaient toute l'agglomération, semblables à des ailes d'insectes attirés par les imperturbables lumières urbaines. Quant à la ville elle-même, les urbanistes ne s'étaient pas fatigués, ils avaient fait comme partout ailleurs dans le pays : grandes avenues à angle droit et béton, lequel s'auréolait de vastes coulures brunâtres, genre poterie artisanale.
En tant que journaliste, représentante du journal officiel des armées, j'avais été bien traitée. Aussi bien qu'on pouvait l'être à Tyrsa. On m'avait affecté un logement dans un bloc beaucoup plus grand, mais tout aussi pisseux que les autres, qui abritait l'administration militaire de la province. Je suis arrivée en début de soirée, avec un convoi de soldats et d'officiers qui rejoignaient leur affectation. Visiblement, on renforçait la garnison. Pendant toute la durée du voyage, le capitaine assis à côté de moi n'avait pas cessé de se livrer doctement à des analyses stratégiques, et de me démontrer mathématiquement comment on allait foutre la pâtée du siècle au Front de libération balkar et à ses alliés de l'ALN infiltrés dans la province. Intoxiqué jusqu'à la casquette, le brave militaire, ou bien décidé à le laisser croire. Le département Information et Motivation des Services travaillait bien. Les autres galonnés du convoi n'avaient pas l'air de penser différemment. En tout cas, ils savaient qu'ils parlaient à quelqu'un du journal des armées.
Ils s'étaient tus, enfin, lorsque les projecteurs avaient découpé, comme sur une scène de théâtre, les grands pans livides du bunker et les silhouettes des miradors et des guérites qui le flanquaient, semblables à des cabanes d'où surgiraient Polichinelle et Arlequin avec leurs grimaces et leurs contorsions. Nous avons laissé les voitures sur une espèce de terrain vague qu'on nous avait désigné comme un parking, et nous avons pénétré dans le bunker, non sans avoir montré nos papiers deux ou trois fois.
Combien de temps ai-je vécu dans ce manoir en décomposition ? Pas loin de trois semaines, je crois. L'architecte avait vu grand, mais il n'avait sans doute pas eu le temps ni les moyens de peaufiner, ce qui est un trait caractéristique de l'architecture maréchaliste. À l'intérieur, c'était du béton nu, des escaliers de fer tremblant et résonnant sous les pas, des couloirs où s'engouffrait toute une peuplade de courants d'air, des tuyauteries enrhumées accouchant continûment de gouttes, de suintements et de grincements. Les plafonds s'élevaient à des altitudes vertigineuses. La fumée des cigarettes s'y accumulait en nuées stagnantes, entourant les luminaires d'un halo mouvant. Car on fumait et on buvait énormément dans le bunker du gouverneur militaire, c'étaient même, en apparence, les principales activités qu'on y menait.
Dans tous les coins, on croisait des officiers lisant le journal, causant, s'entretenant à voix basse des dernières nouvelles, et surtout se murgeant scientifiquement à l'aide d'une étonnante variété de substances. Lorsque la journée était bien avancée, et que les pales des ventilateurs géants semblaient s'être épuisées à brasser l'air aussi épais que l'eau des marigots, ils étaient tout à fait cuits. Quelques-uns effectuaient de pathétiques efforts pour s'extraire des fauteuils au fond desquels ils avaient passé toute la journée, héros de l'alcoolisme gravement atteints en pleine offensive, continuant malgré tout à tenter de monter au front. D'autres patrouillaient dans les couloirs, bouteille de bourbon au poing, suivant des itinéraires complexes, coupés de nombreux arrêts durant lesquels ils s'expliquaient longuement avec les murs, avec une conviction solennelle.
Leurs interlocuteurs, sur les murs gris rebelles à la perceuse, c'étaient principalement les inévitables portraits du Maréchal, qui les écoutait sans se départir de son air à la fois débonnaire et grave. On avait également tenté d'accrocher de désolantes décorations frémissant sans trêve sous les vents indigènes : tableaux de service, avis administratifs, cathédrales de Monet, chevaux de course, chalets suisses, cartes d'état-major, photographies de vedettes variées. Les vastes déserts de ciment étaient parsemés de quelques oasis constituées d'un tapis traditionnel balkar, avec ses motifs rouges et noirs, sur lequel on avait posé un canapé en cuir râpé et deux fauteuils clubs. Des suspensions excessives, déployant des luxuriances de verreries, s'égaraient dans les hauteurs, voisinant avec des néons branlants, sans parvenir à éclairer suffisamment les salles dépourvues de fenêtres.
Je reconnaissais, parmi ces officiers, l'élite de l'état-major de Son Gendre. Ma mémoire avait enregistré leurs photographies et la biographie de leurs fiches. À croire qu'ils s'étaient tous jetés dans cette préfecture désolée, en quête d'une gloire facile, comme on se précipite sur une plage à la mode. Tyrsa était devenu du dernier chic, et des courtisans enrobés, qui ne quittaient jamais leur villa de la corniche, y paradaient en uniforme, portant à la ceinture un revolver dont ils auraient peut-être eu peine à se servir. Personne n'aurait voulu manquer la bataille décisive, qui allait définitivement établir la puissance et la renommée de Son Gendre.
Des querelles éclataient, parfois. On entendait des éclats de voix provenir de lointaines zones de la forteresse géante, des coups de feu même. Les ivrognes, saisis d'enthousiasme épique, dégainaient leurs armes sous d'obscurs prétextes et arrosaient les murs.
Ces braves, bien entendu, ne manquaient pas de m'abreuver de compliments. Leur cour titubante ne se relâchait jamais. Je connaissais la chanson, depuis longtemps, mais dans le bunker de Tyrsa, j'étais cernée. Pas moyen de se reposer une seconde de leur exténuant marivaudage, de leurs allusions salaces, voire de leurs mains aux fesses. Je connaissais déjà par cœur les rôles qui m'étaient attribués à l'avance, avec les répliques qu'ils attendaient : l'allumeuse, la coincée, la rigolote, la sainte-nitouche, voire, mais ils ne l'espéraient même pas, la pétasse. Ils avaient surtout l'habitude de la prude qui recevait leurs hommages rigolards en silence, passant les yeux baissés. C'était l'idéal, pour eux : la discrétion de leur cible leur était un gage de soumission, elle acceptait passivement leur domination symbolique et recevait leurs mots comme elle aurait reçu leur foutre, mais elle savait en même temps rester à sa place, faire semblant de rien. Dans leur idéal, ils désiraient souiller une femme parfaitement pure.
J'essayais de ne rien dire qui puisse permettre de me ranger dans l'une de leurs catégories, sans toujours y parvenir, et ce seul travail m'épuisait. Je retombais par instinct dans le rôle de la prude, le moins éprouvant. Lorsque j'étais inspirée, je leur renvoyais sèchement leurs blagues, sur le ton de la militaire qui a des tâches plus importantes. Ils ricanaient. J'évitais le plus possible de traîner dans les parties communes du bunker, mais je devais aussi envoyer aux Services mes rapports sur l'humeur des officiers.
Heureusement, les putes arrivaient en fin de journée, et me soulageaient. C'étaient des locales, sans grâce excessive et sans simagrées. Elles sentaient la paysanne à peine urbanisée. Les bas résille, les minijupes cuir, les strings roses et les porte-jarretelles saucissonnaient leurs chairs plantureuses, leurs cuisses râblées, leurs fortes croupes. Elles se prêtaient aux caresses avec ce même air revêche, vaguement méprisant, vaguement craintif, qu'affichaient, en ville, presque tous les visages, qui se fermaient à l'approche du moindre uniforme.
On m'avait attribuée une turne, une sorte de placard équipé d'un lit de sangle, dans une région reculée de ces solitudes. Officiellement, je devais réaliser un papier sur la vie des braves petits soldats en poste dans cette région frontalière et déshéritée. Je passais donc mon temps à recueillir les témoignages complaisants et les tirades glorieuses. En réalité, il s'agissait de tout autre chose. Sterne m'avait chargée d'un travail précis, qui avait une importance essentielle, m'avait-il dit, dans le montage en cours.
Je racontais donc, dans le journal des armées, lu pratiquement par tous les militaires, que le général Ferrer, qui avait la pleine confiance et l'amitié du général Kobal, venait d'être nommé par lui à la tête de la 5e région militaire, dotée de renforts importants, la crème de l'armée, équipée de matériel dernier cri, afin d'en finir avec les indépendantistes balkars et leurs alliés extrémistes, qui cherchaient à dépecer le pays, et à instaurer, par-dessus le marché, une dictature marxiste. Personne ne devait douter, au sein de l'armée, que Kobal prenait la pleine responsabilité des opérations. Et tout le monde devait en conclure qu'il s'agissait pour lui d'acquérir le prestige militaire qui lui permettrait de reléguer définitivement le Maréchal dans son placard honorifique.
En général, le territoire de la république n'était guère accueillant aux journalistes, et moins encore les zones d'opérations. Cette fois, le département Information et Motivation avait délivré les accréditations à la brouette. Tyrsa grouillait de reporters, américains, allemands, italiens, français, japonais. On en rencontrait même qui provenaient de contrées aussi loufoques que le Honduras ou la Zambie. La perspective de pénétrer une région interdite, les suites du carnage de Belzun, qui ne se situait qu'à une trentaine de kilomètres au nord, et surtout l'annonce d'une opération militaire de grande ampleur les avaient attirés comme des mouches.
Je les abreuvais de la même piquette que je déversais dans les colonnes du journal des armées, mais je prenais soin de feindre de ne pas leur dire la vérité, de manière à les amener aux conclusions qu'ils croyaient avoir trouvées tout seuls comme des grands en dépit de mes cachotteries. C'était vraiment trop facile. Donc, lorsque je leur déclarais, avec mon air d'aimable propagandiste, que le général Kobal avait, afin de décharger le Guide d'une partie de sa lourde tâche, endossé seul la responsabilité de cette opération de nettoyage, mais que le Maréchal ne perdait pas de vue les événements de la frontière, ils écrivaient dans leurs journaux que le dauphin officiel était en train de prendre en main le pays, et qu'il fallait prévoir un effacement en douce du vieil autocrate, tout en se félicitant in petto d'être assez malins pour avoir su « décrypter » ma « langue de bois ».
Et la vieille d'y aller de son gloussement, semblable aux sanglots mécaniques d'une poupée.
Il y en avait un que je goûtais tout particulièrement. Un Français. Comment s'appelait-il, déjà ? J'ai oublié. Un type assez content de lui, portant beau, visiblement convaincu d'incarner la liberté. Il se trouve que je baragouinais un peu le français. J'imagine qu'il devait trouver très touchant mon accent exotique. J'allais lui vendre mes salades dans un des rares bars climatisés du centre-ville.
Dès notre première conversation, je ne sais pas pourquoi, il s'est mis à parler de racisme. Il m'assurait à quel point il avait cela en horreur. La France, déclarait-il, était gangrenée par un pétainisme rampant, on y rejetait l'autre, tout ce qui était différent, il en avait honte pour son pays. Lui, tout au contraire, respectait toutes les croyances, toutes les cultures. Il comprenait parfaitement le retour en force chez nous du sentiment religieux, qui correspondait, disait-il, à une recherche de l'identité nationale, mise à mal par le colonialisme. Il m'expliquait que ma religion faisait partie de mon identité, et que j'étais la preuve que cela n'était pas forcément contradictoire avec la libération des femmes. Bref, le pauvre ne comprenait rien. Je le laissais parler. Je n'allais pas lui dire que je n'avais aucune religion : à ses yeux, une femme, dans ce pays, était forcément croyante. C'est son ouverture d'esprit qui voulait ça. Oui, Lamart, il s'appelait Lamart. Pour quel journal français est-ce qu'il travaillait ? La Liberté, je crois. Ou Le Soir.
Cela n'avait rien à voir avec mon travail, mais je n'ai pas résisté au désir de lui laisser entrevoir des choses qui ne cadraient pas avec ses certitudes. Je lui ai raconté les plages de jadis, les jolies baigneuses en maillots deux pièces, les brillantes réceptions au palais, avec les orchestres étrangers et les femmes en jupe courte, les bières et le pastis aux terrasses des cafés du centre. Il ne m'entendait pas. Il savait déjà ce qu'il devait penser, et ce que ses lecteurs, d'après lui, avaient envie de penser de tout ça. C'étaient là les vestiges du colonialisme et de l'expansionnisme culturel occidental.
Cela m'allait bien. J'avais là de quoi avancer, avec ce bon Lamart. Je lui ai aussitôt suggéré que le gros Kobal était le dernier défenseur de ces mœurs en voie de disparition, qu'il était l'objet de la haine des puritains, et tout ça. C'était un petit jeu de mensonges à double allumage : je faisais semblant de croire bêtement que, en tant qu'Occidental, il aurait à cœur de défendre les valeurs occidentales et les mœurs occidentales, du moins celles qu'il pouvait penser que je pensais qu'il défendrait, tout en lui fournissant tous les éléments qui devaient lui permettre de démolir le bon Kobal. Tu vois que j'avais de qui tenir, pas vrai. La manipulation dans le sang, je le sais.
Manipulation enfantine, je le reconnais, mais qui a parfaitement fonctionné. J'ai eu un échantillon de sa pensée, et de son style, en recevant un choix de coupures de presse où figurait un papier de La Liberté signé Lamart. Comme j'étais censée travailler les journalistes présents à Tyrsa, les Services m'envoyaient les principaux titres de la presse internationale. Je dois avoir conservé son article.
La vieille ne m'avait jamais rien montré, ni document ni photographie. Elle s'est levée de son fauteuil, ce qui ne lui arrivait guère, pas même pour me raccompagner, et s'est dirigée précautionneusement vers la pièce que j'apercevais toujours du coin de l'œil, derrière elle, pendant nos entretiens, celle où il me semblait toujours que se tenait, aux heures incertaines, un colloque de fantômes. Sa main glissait le long des murs, comme un insecte se cognant aux parois, et son corps minuscule a été d'un coup englouti par la pièce.
Il s'est passé plusieurs minutes. Je n'entendais qu'un léger froissement de papier. Était-ce bien du papier ? Ou plutôt des frôlements, comme si la main de la vieille, avec sa peau plus fine qu'une feuille de vergé, à travers laquelle parfois, lorsqu'elle s'élevait dans la lumière du jour, il me semblait distinguer de fugitives images fantômes, passait lentement sur les murs invisibles de la pièce attenante. Et puis autre chose encore, qui se distinguait de ces frôlements. On chuchotait, là-bas.
Depuis mon canapé, je ne voyais que l'éternel fragment de fauteuil qui constituait mon décor fixe et perpétuel. La lumière n'était pas allumée, et la pénombre commençait à peser sur le cuir fatigué. Oui, on chuchotait, on étouffait de petits rires aigus. Il me semblait que la vieille s'était absentée depuis des heures. La bouteille de whisky souffrait particulièrement depuis qu'elle avait commencé à évoquer Tyrsa. Je l'imaginais, seule dans l'obscurité, toute tassée, toute tremblante, ricanant de ses vieilles astuces, continuant à se raconter à elle-même, sans interruption, ses histoires compliquées comme s'il n'y avait personne, et que je n'eusse pas été plus consistant que les spectres qu'elle convoquait.
Après les chuchotements et les rires, il y a eu des bruits plus confus. Je ne reconnaissais plus la voix de la vieille. Je croyais distinguer des accents plus graves, plus rauques, comme l'écho lointain de la voix d'un clochard perdu dans des égouts. Combien étaient-ils à présent, dans la pièce attenante ? Je voulais me lever pour aller voir, l'aider peut-être, mais une sorte de léthargie me paralysait, et aussi une appréhension confuse.
Enfin, la vieille est apparue, elle a rejoint son fauteuil de sa démarche frôlante, et a déposé sur la table basse, à côté de la bouteille de scotch presque vide, une photocopie. Je dois l'avoir encore, dans le fatras de mes papiers. Où est-ce que j'ai bien pu la mettre ? Oui, c'est ça. Un vieil article de La Liberté, signé Lamart.
QUAND LE MARÉCHALISME PASSE
DE LA CAROTTE AU BÂTON
Décryptage
Que se passe-t-il exactement en Hyrcasie ? Il se peut que L., une jeune femme de vingt-cinq ans, connaisse en partie le dessous des cartes. Nous l'avons rencontrée dans la ville de Tyrsa, capitale de la province du Haut-Tongrian. Cette région, où l'agitation est endémique, est devenue depuis quelques semaines le théâtre de violents accrochages entre troupes loyalistes et divers mouvements opposés au régime du maréchal Y, notamment les indépendantistes balkars du FLB. La mort du journaliste américain Shane Fraser en décembre, dans des circonstances mal élucidées, a suscité de sérieux doutes sur les méthodes utilisées par certains éléments de l'armée hyrcasienne dans ce qui ressemble de plus en plus à une guerre.
La guerre, mot jusqu'à présent tabou dans les milieux politiques et militaires du pays, qui préféraient parler jusqu'ici de « pacification », L. consent à le prononcer, non sans précautions rhétoriques. Elle fait partie de ces jeunes femmes dont la propagande assure qu'elles ont rejoint les troupes du régime par conviction politique. Il n'est pas rare de les croiser, en groupe, dans les rues de la préfecture, la chevelure sagement dissimulée sous la casquette, affectant l'allure austère des amazones maréchalistes.
L. ne doute pas de l'écrasement des troupes rebelles, qu'elle appelle les « contre-révolutionnaires », ou les « milices de l'étranger ». C'est à eux qu'elle attribue les massacres et les tortures commis dans divers villages de la région, notamment celui de Belzun. Elle explique que le maréchal aurait préféré la voie pacifique, qu'il a épuisé les possibilités de négociation, fait toutes les concessions possibles, et qu'il ne lui reste pas d'autre choix, pour sauvegarder l'unité nationale, que de rétablir l'ordre par la force.
C'est en tout cas la version officielle, celle que colporte tout le monde en Hyrcasie, par prudence ou par conviction. Lorsqu'on creuse un peu plus, on s'aperçoit qu'après la révérence d'usage au maréchal-président, il est beaucoup question des mérites de l'armée en général, et en particulier de son chef, le général Kobal, dauphin officieux du maréchal. Si ce dernier, depuis longtemps, adoptait une prudente politique de louvoiement entre les diverses composantes ethniques, politiques et religieuses du pays, il apparaît de plus en plus clairement que le choix de l'affrontement résulte de l'influence croissante de l'armée au sein du régime. Et celle-ci a maintenant pour les États-Unis les yeux de Chimène. Jusqu'à ces dernières années, le chef de l'État, qui se méfie de son armée, avait réussi à en limiter l'influence politique. Si les opérations d'envergure annoncées ont bien lieu, et si les prophéties de L. quant à leur succès annoncé se réalisent, il se pourrait qu'elles marquent un profond changement dans la politique et la diplomatie hyrcasiennes. Cerise sur le gâteau, le maréchal, qui intervient de moins en moins sur la scène politique, pourrait alors se cantonner définitivement à l'inauguration des chrysanthèmes.
D'après la vieille, la tension, en ville, était presque insupportable. Des bagarres éclataient dans les rues, dans les bars, entre artilleurs et fantassins, parachutistes et gendarmes. Toute la garnison semblait la proie d'une ébriété homérique, interminable. À croire que tout l'alcool du pays convergeait en direction de Tyrsa.
La vieille disait qu'elle marchait beaucoup dans les rues, la nuit, ou au petit matin, dans ces moments où paraissait se dévoiler un peu de la vérité de ce qui était en train de se jouer. Ou du moins, disait-elle, un moment de cette vérité, un des masques sous les masques. Aucun, presque aucun de ceux qui se trouvaient là, et dont certains allaient mourir, n'avait le moindre soupçon de cette vérité. Les patrouilles de gendarmes l'arrêtaient, elle montrait ses papiers, son permis de circuler en dépit du couvre-feu, poursuivait son chemin, dans les venelles sans éclairage, et, ajoutait-elle, la nuit puait, comme si elle était le ventre d'un cadavre.
Dans la voix de la vieille passait la pourriture qui gagnait progressivement la ville. Elle évoquait les monceaux de déchets abandonnés par la garnison, les porcs et les chiens pris pour cible par les soldats ivres et dont les corps gonflaient sous le soleil, les relents de bière, les étrons et les vomissures, fruits de l'aube qui parvenait seule à interrompre quelque temps les agapes. Je la sentais, cette ordure, comme si les relents provenaient de l'énorme cadavre du temps mort. L'odeur montait de ce que la pluie allait soulever dans les dessous inconnus de la ville, débusquer dans le réseau profond de ses tuyauteries. Je prenais conscience de ce que, jour après jour, la maison de la vieille s'était pénétrée de ces fragrances malsaines que ne parvenait plus à couvrir la fumée de ses perpétuelles cigarettes.
Lorsque j'arrivais au quatrième étage de l'immeuble en béton où elle habitait, je n'attendais guère, d'habitude, après le coup de sonnette, j'entendais le bruit léger de ses pas sur le parquet, le cliquetis de la chaîne et de la serrure. Je ne croisais jamais personne dans le hall ni dans les couloirs.
Par la suite, autant que je m'en souvienne, les choses ont commencé à changer. Il arrivait que mes coups de sonnette, à plusieurs reprises, résonnent dans le vide. Je collais mon oreille contre la porte. J'entendais des bruits bizarres, comme des grésillements de radio, des voix qui auraient pu provenir d'une télévision, mais je n'en avais jamais vu chez la vieille. Peut-être, dans ces immeubles mal insonorisés, provenaient-elles d'étages voisins. Je me disais qu'un jour, peut-être, elle serait morte, et je repartirais sans le savoir. Enfin, elle ouvrait, me laissait entrer, disparaissait, revenait s'asseoir face à son verre comme si je n'étais pas là. Elle reprenait son monologue, adressé à je ne sais qui.
Elle avait du mal à s'extraire de ses errances nocturnes dans Tyrsa, tournait en rond, m'accablait de détails, comme si le passé s'était pris dans ces labyrinthes. Ces jours-là, j'avais du mal à en tirer quelque chose de clair.
D'après ce que je comprenais, les gendarmes et les patrouilles de l'infanterie ne se risquaient guère jusqu'où elle allait. Ils se cantonnaient généralement aux larges avenues de la cité idéale voulue par le Maréchal. Mais tout autour, entre le centre et les tentes des nomades, avaient très vite poussé de longues banlieues en tôle, en plastique et en torchis, où s'entassaient les populations chassées par la sécheresse, la misère et la guerre, Balkars, nomades gagaours, Poldomelkites, Purviens, tous se haïssant, tous réunis par la haine des soldats du Maréchal et des colons qui occupaient les grands appartements de la ville moderne et touchaient le traitement affecté à leur sinécure administrative.
À plusieurs reprises, elle avait échappé à des patrouilles beaucoup plus dangereuses pour elle que celles des gendarmes : des bandes de gamins brandissant des machettes et des bâtons, ou de petits groupes de jeunes gens plus sérieusement armés, le visage dissimulé par le foulard traditionnel balkar. Elle s'en était parfois tirée de justesse. L'ennemi était là, dans la ville même choisie pour concentrer la grande armée du Maréchal, mais on ne pouvait pas grand-chose contre ces partis qui se dispersaient au petit jour dans le dédale des venelles.
La grande offensive annoncée tardait à se déclencher. Il allait pourtant falloir agir avant que la saison des pluies rende les pistes impraticables aux blindés, et le ciel hostile aux hélicoptères. La vieille racontait que les Services avaient réussi à lui obtenir un entretien avec le général Ferrer. Elle savait qu'Omar avait poussé Kobal à nommer cet incapable à la tête du corps d'armée de Tyrsa.
Ferrer était un petit bonhomme transparent, aux jambes grêles, au regard incertain, aux traits bouffis par les interminables beuveries. Il ne se déplaçait jamais autrement que dans un battle-dress qui peinait à lui donner l'air martial. Il assurait que l'armée serait bientôt prête, que l'offensive était imminente, c'était pour l'essentiel une question d'intendance, on faisait venir du matériel, on sécurisait les lignes de ravitaillement, on améliorait les pistes, etc. Tout cela non sans quelques problèmes mineurs, des attaques rebelles vites repoussées. S'il ne tenait qu'à lui, d'ailleurs, on aurait attaqué plus tôt, mais l'état-major préférait que tout soit parfaitement au point.
Elle savait ce que ça signifiait : Ferrer se posait en matamore, et se couvrait discrètement d'une inaction gênante en en attribuant la responsabilité à l'état-major. En même temps, ça n'était pas complètement invraisemblable. Le chef d'état-major, c'était à présent Omar, qui avait la pleine confiance de Son Gendre. Elle ne savait pas au juste ce qu'il préparait, mais probablement jouait-il le pourrissement de la situation. En tout cas c'était un début.
Assez rapidement, la situation s'était envenimée. Au matin, on retrouvait parfois dans les rues le corps d'un soldat égorgé. On apprenait que des fanatiques de l'ALN, des gamines à peine pubères, se faisaient exploser dans des bistrots bourrés de soldats. Des voitures piégées sautaient devant les casernes et les bâtiments administratifs. Bref, les rebelles faisaient ce qu'on attendait d'eux : leur travail de rebelles.
Ferrer avait imposé le couvre-feu, les sorties des soldats avaient été rigoureusement réglementées. Des pogroms faussement spontanés s'étaient déclenchés contre les quelques commerçants balkars de la ville moderne. Des groupes chassaient l'indigène, incendiaient les maisons en toile des banlieues, lynchaient les Gagaours égarés.
La vieille racontait aussi l'entretien qu'elle avait eu avec le général Bergongeaud, qui cumulait les postes de gouverneur militaire du Haut-Tongrian et de commandant de la garnison ordinaire de Tyrsa. Il faisait un bouc émissaire commode. C'est à lui qu'on avait imputé la dégradation de la situation dans la province et l'insécurité croissante dans la ville. En dépit des rumeurs qui le donnaient tous les mois en état d'arrestation ou limogé, on le maintenait à son poste. Il était commode : il épongeait les échecs. Son inimitié envers Ferrer était de notoriété publique, ses penchants pour les jeunes officiers progressistes bien connus des Services. Lorsqu'il aurait bien épongé, on le sacrifierait. Il le savait, et ne se gênait pas pour dire ce qu'il pensait. Dans le bunker, une fois bien chauffés au rhum et à la bière, des officiers racontaient Bergongeaud surgissant dans le bureau de Ferrer en bousculant les plantons, écrasant ses poings sur la table et hurlant des imprécations.
La vieille décrivait l'antithèse de Ferrer : Bergongeaud était une espèce de géant velu, qui affectait un franc-parler tonitruant, tout en observant l'effet de ses diatribes de ses petits yeux bridés, à peu près la seule partie visible, en dehors du gros nez, dans son visage hirsute. Il affectait l'air de celui qui n'a rien à perdre et met la vérité sur la table. Mais la vieille précisait, en décrivant Bergongeaud, qu'elle savait qu'il n'en était rien. D'ailleurs on apprenait aux Services à ne jamais rien prendre pour argent comptant. Pour lui, on avait cherché à faire de Tyrsa un abcès de fixation pour drainer toute l'infection de la province. Mais ça ne marchait pas. C'est l'élite de l'armée qui était en train de pourrir à Tyrsa, et cette concentration de troupes absurde ne faisait qu'aggraver la situation. Bergongeaud se déclarait franchement partisan d'un travail de pénétration des territoires rebelles par petites unités mobiles. Les lourds déploiements ne servaient qu'à entraîner de lourdes pertes. Et puis le comportement de tous ces soldats attisait la haine des populations. D'où les inévitables heurts entre la vieille garnison qu'il commandait, habituée aux populations locales, et les nouveaux arrivants, qui ne cherchaient qu'à en découdre.
De ses conversations avec le brave général, la vieille disait qu'elle concluait que ses airs d'opposant courageux lui servaient surtout à préparer l'avenir, lorsque les opposants courageux seraient devenus des héros. Avenir dont il se faisait une petite idée, pour la bonne raison que c'est la vieille elle-même qui, sous couvert d'entretien journalistique, avait été chargée par les Services de lui donner une notion suffisante dudit avenir. Non pas en tant qu'agent des Services, bien entendu, précisait la vieille, car en bon officier de gauche, Bergongeaud haïssait les Services, dont il redoutait partout la présence dans son entourage. Comme tout le monde.
Non, disait-elle, tu avais prévu quelque chose de beaucoup plus malin, évidemment. Comment ne pas attendre de toi le plus retors des dispositifs, lorsqu'il en va d'un enjeu pareil ? Et même lorsqu'il n'y a pas beaucoup d'enjeu, je suis sûre que tu avais l'habitude de prévoir des combinaisons à double ou triple face, par amour du sport, n'est-ce pas ? Mais qui pénétrera jamais tes voies, ô mon Père ? Nous ne voyons jamais que dans un miroir obscur, celui au fond duquel tu as disparu.
Elle expliquait donc que Sterne lui avait demandé de se faire passer auprès de Bergongeaud pour ce qu'elle était en réalité, ce qui est encore, avait ajouté Sterne avec son demi-sourire froid, la meilleure des couvertures (mais elle n'était pas seulement ça, là réside l'essentiel) : l'agent de liaison d'Omar, chargé d'organiser en liaison avec Bergongeaud la lamentable foirade de la grande offensive commandée par le brave général Ferrer et voulue par Son Gendre.
Ce rôle convenait à sa montée en grade dans la hiérarchie des Services. Elle voulait se persuader encore à l'époque qu'elle ne devait cette montée en grade qu'à la seule qualité de ses prestations. C'était là, sans doute, son principal défaut, la lézarde dans sa qualité professionnelle : la foi en sa propre valeur. Ce genre de sentiment rendait naïf. Elle s'exerçait pourtant à traquer en elle toute espèce d'illusion, mais celle-là avait été la dernière qu'elle eût débusquée. À ce moment, elle s'était obligée à envisager la probabilité du favoritisme et de la protection. La perfection dans l'accomplissement des devoirs d'agent des Services imposait de détruire en soi la croyance en sa propre perfection. On ne pouvait espérer devenir un bon agent que par la pratique assidue de cette sorte d'exercices spirituels.
La plus sûre marque de la progression dans les Services était le passage de la simple collecte du renseignement à la manipulation, et enfin à l'action. La forme d'action chérie par les Services était la provocation. Qui saurait jamais, parmi les attentats commis contre les troupes loyalistes à Tyrsa, lesquels étaient vrais, lesquels étaient montés par des sous-traitants des gendarmes eux-mêmes mandatés par la vieille ? Elle-même se déclarait incapable de s'en souvenir, sans compter qu'il y avait les vrais-faux attentats, c'est-à-dire de vrais attentats commis par des militants de l'ALN ou des indépendantistes balkars, armés et soutenus par des agents infiltrés.
Ferrer avait fini par se décider à lancer ses blindés à l'assaut. À l'assaut de quoi, on ne savait pas trop. À l'approche des troupes, les indépendantistes évacuaient les places conquises et disparaissaient dans la nature. Autant de bulletins de victoire pour Son Gendre, qui paradait de plus en plus fréquemment à la télévision. Il voyait se profiler à l'horizon le triomphe final.
Une fois reconquis les bleds pouilleux, essentiellement constitués de venelles tortueuses entre des maisons basses, les troupes passaient un temps infini à débusquer les partisans dissimulés dans les décombres. La glorieuse armée du général Kobal avait fini par atteindre la frontière. De l'autre côté, les indépendantistes avaient leurs sanctuaires. Il y avait eu des incursions, plusieurs incidents avec les troupes étrangères. Derrière les lignes, des partis isolés attaquaient les lignes de ravitaillement très étirées, et puis s'évanouissaient dans la brousse. Du classique, mais Son Gendre, contrairement au Maréchal, n'avait pas fait la guerre d'indépendance.
La saison des pluies avait fini par arriver, sous forme d'orages diluviens, qui avaient noyé les pistes. Les avions et les hélicoptères ne sortaient que difficilement, les blindés pataugeaient. C'est alors que l'événement s'était produit. Il avait été préparé de longue date, et tout convergeait vers lui. Il aurait pu ne pas se produire de cette façon, ni à ce moment précis, ni sous cette forme exacte, mais il se serait produit. Il aurait pu ne pas réussir, mais sous d'autres formes, et avec d'autres tentatives, il aurait réussi. Les Services faisaient toujours la part de l'imprévisible. Dans cette combinaison précise, la grande offensive conseillée par Omar et voulue par Omar aurait pu ne pas engendrer le petit monstre événementiel qu'elle a engendré. Mais elle était quoi qu'il en soit mal partie.
La vieille avait ajouté que, malheureusement, elle n'avait pas pu assister à ce qui s'était passé à Tyrsa. Ce à quoi tendait toute son activité depuis le début, ce pour quoi elle s'était vendue, pour quoi elle avait subi les corps lourds, maladroits ou invasifs de tant d'hommes, pour quoi elle avait déployé toute son intelligence et sa ruse, il fallait qu'au dernier moment, cela lui fût enlevé.
Elle était condamnée à ne jamais entrer dans le réel, à entendre le bruit du monde comme un enfant entend de sa chambre les conversations des adultes, rien que des paroles, toujours, rien d'autre, c'est du moins ce qu'elle s'était dit à l'époque, disait-elle, en se demandant s'il s'agissait d'une fatalité universelle, ou du sort de qui s'engageait dans le monde fantomatique des Services.
La raison même pour laquelle elle n'avait pas pu assister à l'événement lui demeurait obscure. Jamais elle n'était parvenue à faire la part du hasard et de la préméditation dans ce qui lui était arrivé, qui l'avait d'un coup retirée au monde pour l'enfoncer dans les ténèbres, durant un temps qui lui avait paru durer une éternité. Et cette incapacité à distinguer le fortuit et le prévu, qui l'avait frappée parce qu'elle avait été profondément atteinte dans sa chair et dans son esprit, elle l'avait, après réflexion, étendue à l'ensemble des événements qui avaient affecté le pays pendant ces mois où tout avait basculé. La plupart des gens attribuaient à la mécanique intrinsèque des événements la plus grande partie de ce qui leur arrivait. La responsabilité des politiques leur semblait non négligeable, mais secondaire. La force des choses primait. Elle, dans son activité d'agent des Services, savait qu'en réalité, beaucoup de choses qui paraissaient fortuites faisaient partie d'un plan élaboré longuement à l'avance, et dont même ses collègues ne connaissaient qu'une petite partie.
Mais au fond, s'était-elle demandé après qu'on l'avait extraite brutalement du cours des événements, et là où on l'avait mise, elle avait eu tout son temps pour bâtir des hypothèses fantasmagoriques, pourquoi ne pas imaginer que tout, absolument tout, dans le cours des événements, même les plus infimes, qui s'entretissant composaient la vie des habitants de cet étrange pays qui était le sien, était ourdi par cette administration secrète à laquelle elle appartenait sans vraiment la connaître ?
Tu vois, disait la vieille à celui qui m'habitait, ou qu'elle voyait derrière mon corps devenu transparent, enfin à l'autre qui désormais s'interposait dans toutes nos conversations, tu vois, je finissais par voir ta main dans l'accident de voiture ou la chute d'une grue, dans la mort de l'éléphant du zoo ou les inondations de Novopotamie, et cela, d'une certaine manière, me rassurait. Cela voulait dire que les choses avaient un sens. C'est toi qui le leur conférais.
La vieille disait que sa vie avait été coupée en deux. Ou plutôt, elle avait eu deux vies. Entre les deux, un trou noir de plusieurs mois. Elle avait eu beau tenter de faire quelque chose avec la deuxième moitié, de la remplir, de lui donner un sens, tout s'éboulait en permanence dans ce trou noir qui retenait à lui toute signification et ne laissait s'échapper aucune lumière.
D'autres fois, elle disait être descendue au fond de l'obscurité et du royaume des ombres. On raconte que c'est une épreuve initiatique, que cela vous rend meilleur, mais elle assurait n'en avoir ramené aucune sagesse.
Arrivée à ce point, la mécanique à paroles de la vieille s'était à nouveau enrayée. Elle alternait les silences interminables et les rabâchages. Je tentais péniblement de la remettre sur la voie, mais sans succès. J'essayais d'éclaircir cette histoire de trou noir qui revenait de manière obsessionnelle, mais rien à faire. De quel enfer parlait-elle ? Était-ce autre chose que l'image de sa raison en train de sombrer progressivement devant moi ?
Je ne comprenais pas comment pouvaient alterner, dans la même personne, l'expression d'une intelligence affûtée, cynique, et le radotage sénile. Elle pouffait pour elle-même, à d'insaisissables plaisanteries. À présent, il lui arrivait même de chantonner. Je comprenais mal ce qu'elle fredonnait entre ses dents, ça évoquait tantôt des variétés périmées, tantôt des comptines. Et, toujours, ces étranges modifications de la voix, qui me mettaient mal à l'aise.
La chronologie se mélangeait. Le trou noir perturbait tout. Pendant plusieurs jours, elle a abandonné Tyrsa pour évoquer la manière dont elle était sortie de ces enfers, bien après les événements de Tyrsa, et tous ceux qui les avaient suivis et avaient modifié complètement le destin du pays.