CHAPITRE XXVIII

Où le Maréchal cherche à en finir

avec son gendre et successeur

 

Je me souviens de ce jour, il y a quelques années, où j'ai ressorti les enregistrements. Les bandes magnétiques, c'était déjà devenu un support aussi archaïque que les tablettes cunéiformes. Mais j'étais un type méticuleux. J'avais conservé aussi en état de marche le Nagra qui m'avait servi aux entretiens, déjà obsolète à l'époque, mais j'ai toujours aimé les vieilles mécaniques. Au début, je les ai passées, comme ça, pour entendre le bruit du temps, et puis je n'avais rien d'autre à faire.

Comme autrefois, sa voix, sa petite voix éraillée est venue me prendre. J'étais assis dans mon fauteuil, comme chez elle, je sentais en moi, en gestation, l'âge qu'elle avait au moment où je l'avais enregistrée. Et j'ai tout réécouté, tout, les heures passaient, le temps filait, mais la voix de la vieille à nouveau était venue se loger en moi comme une graine noire, et les paroles germaient, leur arborescence gagnait dans mes organes, s'insinuait dans mes membres, me sortait par la bouche. Et, de ce récit deux fois raconté, il ne me reste que des souvenirs lacunaires et faussés.

Je vérifiais ce par quoi je me rappelais avoir été troublé par moments, ce caractère protéiforme de la voix de la vieille, qui paraissait convoquer en elle parfois toutes sortes de personnages. C'est ainsi que, dans la relation de ses entretiens avec le Maréchal, après quelques dizaines de minutes de chauffe durant lesquelles la voix semblait d'abord se fatiguer, se brisant par moments, se réduisant à un murmure, se lovant dans des silences, avant de muer et d'entrer dans sa métamorphose, j'entendais la voix du Maréchal, elle-même protéiforme, roucoulant, grondant, minaudant, feulant, puis imitant la voix terne et mécanique de Ferrer, de sorte que Ferrer habitait le Maréchal qui habitait la vieille, comme une suite de poupées russes vocales, et moi-même je me surprenais à remuer les lèvres, à émettre des grognements et de petits cris sourds, pris dans l'emboîtement de ces voix anciennes qui, du fond de leur oubli, cherchaient à englober encore d'autres voix, jusqu'à l'infini.

Par moments, j'interrompais la lecture, rembobinais pour reculer de quelques minutes. Quelque chose avait fugitivement passé dans mon écoute, sans que je pusse l'identifier, un peu à la manière d'une image subliminale, je voulais vérifier que j'avais bien perçu quelque chose. Et, en effet, il y avait quelque chose, mais à quoi l'on pouvait difficilement donner un nom. Comme si quelqu'un parlait derrière la vieille, mais en essayant de ne pas être entendu. Il fallait tendre l'oreille, et on se convainquait d'avoir discerné un souffle, comme une présence pouffant et ricanant, redoublant les récits de la vieille par un contrepoint sarcastique.

À mesure que j'avançais dans les enregistrements, je reculais, scrutant en arrière les traces de ces voix fantomales, tentant de déchiffrer ce qu'elles disaient. Cela devenait une obsession, une drogue, je ne sortais plus, je mangeais n'importe quoi, l'appartement était à l'abandon et le temps tournait en rond avec les minces bandelettes qui s'enroulaient autour de l'axe du magnétophone, et je me disais, en parvenant à sourire de ma propre ruine, que c'est moi que j'étais en train de momifier, après avoir été incisé, éviscéré et embaumé par des phrases.

La vieille disait que le Maréchal lui faisait parfois le coup du bonhomme truculent, quand il se sentait de l'allant. Elle s'y prêtait de bonne grâce. D'autres jours, il ne parlait que par monosyllabes, s'absorbait dans la contemplation des fenêtres, ou tout simplement restait debout, planté dans le couloir d'entrée ou le salon comme un totem de tribu mélanésienne amoncelant des morceaux disparates.

D'autres jours encore, on le voyait peu, parfois pas du tout. Du rez-de-chaussée, où elle s'installait pour lire, elle l'entendait faire les cent pas dans sa chambre, pousser des grognements de bête noire aux abois, lutter contre des adversaires invisibles. Il arrivait que des coups résonnent sur les murs. La première fois, elle s'était précipitée vers l'escalier. La femme silencieuse qui servait les repas l'avait arrêtée d'un geste. Ç'avait été la seule fois où cette créature spectrale avait semblé consciente de son existence.

Même dans ses accès de truculence, les regards qu'il lançait de biais, l'activité incessante de ses énormes battoirs tavelés comme la peau d'un jaguar, qui torturaient l'étoffe des sièges, écrabouillaient les gâteaux, voire malaxaient sa propre chair, ou les bizarres intonations de sa voix de basse, qui descendait inopinément à des profondeurs d'abysses, esquissaient un individu occupé à tout autre chose qu'à converser. Le Maréchal luttait contre quelque chose, contre quelqu'un d'absent, et cette lutte, avec ses crises et ses trêves, le faisait toujours paraître déplacé, dans le lieu et le moment.

La vieille disait que le malaise, que la terreur fascinée qu'elle éprouvait devant cet être qui en réalité n'était qu'une lutte s'aggravait du sentiment de lui mentir. Elle se demandait si vraiment Sterne et lui ignoraient qu'elle leur mentait depuis sa libération, ou s'ils cherchaient à savoir, tournaient autour d'elle l'air de rien. Elle attendait toujours le moment où, de guerre lasse, on la livrerait à ceux qui déploieraient les instruments destinés à lui faire avouer qu'elle avait avoué.

Eh oui, c'est le moment de te l'avouer à toi aussi, disait la vieille à cet interlocuteur qui s'interposait désormais entre elle et moi, encore une chose que tu ne savais pas, toi qui sais tout, je t'ai menti. Je t'ai menti sur ce qui s'est passé lorsque j'étais entre les mains des partisans. Tu te souviens de ce que je t'ai dit, que j'avais été bien traitée ?

La vieille expédiait ses ricanements dans les paquets de fumée qu'elle expectorait par intervalles, et ils paraissaient continuer à se tortiller longuement à travers la pièce, et nous considérer sarcastiquement de leurs hauteurs, alors même qu'elle avait cessé de sourire. Elle ricanait de celle qu'elle avait été avant la cassure de l'enlèvement, de sa rigidité, de son assurance, de la certitude de sa supériorité et de l'impossibilité d'être brisée. Tout ça était passé au feu.

Et encore, disait la vieille, même pas un brasier de souffrances, non, juste une petite flambée, ç'avait suffi pour tout consumer, à toute vitesse. Je suis le produit de cette combustion, confiait-elle à la fumée, qui prenait ça, avec le reste, et filait là-haut pour tout dilapider.

Ce que je n'ai pas dit au Maréchal, ce que je ne t'avais pas encore dit, c'est que je leur ai tout dit, aux Balkars, pour autant qu'il se fût agi de vrais Balkars. Un agent des Services ne parlait pas. Un des meilleurs agents des Services avait parlé.

La vieille disait que ce n'était pas la torture, peut-être, le plus redoutable. La torture n'existait pas à l'état pur. Mais la torture entourée du noir absolu tendait à l'absolu. Noir absolu : pas l'absence de lumière où on la tenait, mais la disparition du monde et du temps que produisait l'isolement. Disparition qui faisait des moments de torture un présent pur, dans lequel il n'y avait place pour rien d'autre. Et cela, avant même qu'on l'ait touchée, elle l'avait pressenti. Si, à l'horizon de la torture, il y avait eu un avenir, s'il y avait eu autre chose que la mort, car je savais qu'on ne relâchait guère les gens torturés, si elle s'était déroulée sous le regard virtuel d'autres consciences, auxquelles confier le courage, la peur, la souffrance et le désespoir, la torture serait entrée dans le temps et l'espace, elle aurait été un objet, presque insupportable, mais juste un objet. Or, disait la vieille, je ne te l'apprendrai sans doute pas, à toi que l'on dit avoir été un maître dans l'art de la géhenne, un artiste, les tourmenteurs ne sont pas des autres, la réclusion te fait perdre la notion de monde extérieur, par conséquent la torture devient elle-même tout l'espace et tout le temps, dans un ici et maintenant abominable.

Je parle de torture, disait la vieille, mais quoi, j'avais parlé avant même le simulacre de pendaison. Ils voulaient savoir pour qui je travaillais, qui étaient mes informateurs, mes officiers traitants, du classique. En prenant du grade, dans les Services, j'avais dû subir des séances de simulacres de torture, des préparations psychologiques, je me sentais prête.

Ils voulaient aussi savoir d'autres choses, auxquelles je m'attendais moins, et qui prouvaient qu'ils étaient très bien renseignés. Par eux-mêmes, c'était possible, mais je soupçonnais aussi qu'ils pouvaient l'être par des taupes des Services, ou par les Services cherchant à leur faire passer certaines informations en leur laissant croire qu'ils me les auraient arrachées. Ils connaissaient l'existence d'Ivan, mais j'ignorais ce qu'ils savaient au juste, s'il était mort ou vivant, par exemple. Je me suis demandée s'ils n'étaient pas au courant de certaines choses parce que Ivan était un de leurs informateurs. Parfois, cela me paraissait évident. Ils s'intéressaient à cette relation, ils voulaient savoir si je le manipulais, ce qu'il m'avait raconté.

Au début, ils procédaient classiquement. Questions sans relâche, pendant des heures, privation de sommeil, assoupissements interrompus par des seaux d'eau glacée. Ensuite, ils sont passés à l'humiliation. Tête rasée. Nudité dans mon cul-de-basse-fosse, nudité pendant les interrogatoires, debout, menottée, projecteurs dans les yeux, face à l'interrogateur assis. Jusque-là, ça passait, je ne disais rien, ou n'importe quoi. J'avais toujours les yeux bandés, je ne voyais pas l'interrogateur. Ils étaient peut-être plusieurs, mais je n'entendais qu'une voix, du moins au début.

Au second stade, on m'a enlevé le bandeau, et un type encapuchonné m'a montré les instruments, comme le vendeur de la joaillerie montre les bijoux à une grosse princesse saoudienne. Les bijoux, en l'occurrence, je les revois posés sur la table de fer. C'était la pince, pour les ongles. Une autre sorte de pince, pour les dents. Le chalumeau. Le scalpel. Le flacon d'acide sulfurique. Une espèce de martinet dont les lanières étaient lestées de billes de plomb. J'essayais de m'obliger à croire qu'ils bluffaient. Mais j'étais déjà très fatiguée, j'avais du mal à m'obliger à quoi que ce soit.

Le lendemain, à nouveau bandée, toujours nue, après m'avoir emmenée dans la pièce aux interrogatoires, mon guide invisible m'a fait asseoir sur un fauteuil. Il m'a attaché les pieds aux pieds du fauteuil, les bras aux bras du fauteuil. Je savais que c'était là que ça allait commencer. Je me demandais avec quoi, sur quelle partie du corps, et c'était encore plus atroce de ne rien voir approcher, je me sentais plus vulnérable de ne pouvoir fixer ma terreur sur aucun point.

Je devinais plusieurs personnes dans la pièce, aux mouvements que je percevais dans différentes zones. Rien ne venait. La sueur ruisselait dans mon dos. Et j'ai entendu une voix.

La voix parlait anglais, avec un fort accent étranger, que j'ai identifié comme un accent d'Europe de l'Est, du russe. C'était une voix de femme, sans doute entre deux âges. Elle était basse, murmurante, un peu enrouée.

De cela, je me souviens parfaitement, disait la voix de la vieille enregistrée sur les pistes magnétiques que je me repassais à la recherche d'autres voix qui m'auraient, supposais-je sans doute inconsciemment, livré la vérité de cette histoire sans vérité. Beaucoup de choses m'ont quittée, disait la voix de la vieille, mais ce moment ne m'a pas quittée, cette obscurité peuplée de voix et de frôlements, je tiens encore cette nuit au creux de ma poitrine, et le soir, au moment de m'endormir, je la sens parfois, comme une bulle ténébreuse qui gonfle, enveloppe mes organes, occupe l'intégralité de mon corps et bloque ma respiration.

La vieille disait que la voix légèrement voilée de cette femme invisible disait qu'on ne voulait pas lui faire de mal, mais on savait à quel organisme elle appartenait. On savait de quelle cruauté étaient capables les Services secrets du Maréchal. On savait que la torture était chez eux systématique. Le Front de libération balkar, disait la voix russe, avait à cœur de bien traiter ses prisonniers. Mais beaucoup de militants, ici, avaient retrouvé, déposés à l'entrée des villages, des corps de camarades dépecés par les Services. Ils étaient en colère. Alors, pour une fois qu'ils avaient un agent des Services sous la main, la vengeance les tentait. C'était compréhensible. Et puis c'est inestimable, un agent des Services. On peut en apprendre beaucoup de choses. Il fallait qu'elle les dise maintenant, avant de souffrir. De toute façon, elle les dirait. Autant s'épargner cela.

J'imagine, disait la vieille, avec son sourire en biais, que c'était le discours classique. Mais il était prononcé avec une sorte de douceur, d'empathie qui parvenait presque à faire illusion. Je n'ai rien répondu. La voix à l'accent russe a posé quelques questions touchant à mon passé, à ma carrière, à mes fonctions dans les Services, mais j'avais décidé de ne répondre à aucune question, même les plus anodines en apparence.

J'ai entendu le froissement du sac en plastique juste avant qu'ils n'y enveloppent ma tête. Ils l'ont fermé avec une ficelle, sans même trop serrer, cela suffisait. Très vite, on ne trouve plus d'air, dans un sac en plastique. J'ai reçu un coup dans le ventre, qui m'a bloqué la respiration. Et puis un autre. Ils me frappaient au creux du thorax, avec un bâton. Je ne criais pas, ils ne disaient rien, le monde était noir, seulement habité par le bruit de ma gorge cherchant l'oxygène.

Je ne me suis même pas évanouie, la voix russe a dit « stop », avec ce qui m'a paru être une espèce d'accent de compassion, ils ont déchiré le sac, quelqu'un m'a mis entre les doigts un verre de thé. Ils n'ont pas eu besoin de remettre ça : j'ai tout raconté. Même ce qu'ils ne me demandaient pas, je l'ai dit. Ils tiraient juste sur un fil, ici ou là, et tout venait. Tout, je te dis, tout ce que je te raconte à toi, la manipulation d'Omar, les rencontres avec Sacha, ma relation avec Ivan.

Moi, je me souviens encore de l'idée qui m'avait saisi en me repassant les moments où la vieille racontait son aveu : je réécoutais une histoire déjà maintes fois racontée, racontée à la voix russe, racontée à l'interlocuteur invisible dans l'appartement de la vieille, et qu'un ressassement sans fin creusait ces faits dans le passé et dans l'avenir, s'éloignant en échos concentriques d'un centre qui nous resterait toujours dérobé.

L'histoire d'Ivan a paru intéresser la voix russe aux accents voilés, disait la vieille. Elle m'a cuisiné en détail. J'ai donné la cache des photos et la planque d'Ivan, je ne cessais plus de parler, éperdument, sans réfléchir, juste parce que je me disais que tant que je parlerais, ma tête n'irait pas dans le sac en plastique. Mes conditions de vie se sont améliorées, je comparaissais vêtue, on me nourrissait un peu mieux.

Et puis, disait la vieille, la voix russe savait y faire. Elle réussissait à me convaincre que je lui devais quelque chose, et je finissais par me sentir coupable lorsque je ne lui donnais pas assez. Elle alternait les reproches, qu'elle m'adressait sur le ton de qui sermonne un enfant capricieux, et une douceur infinie, presque maternelle. Lorsque la voix avait dit : « Bonjour, comment ça va aujourd'hui ? », un peu comme le bon médecin qui fait sa visite aux patients, j'entendais un petit craquement, qui m'est vite devenu familier, suivi d'effluves parfumés. Après quoi, elle me proposait une cigarette. Une main la plaçait dans ma bouche, me l'allumait. C'est pendant ma détention que je me suis mise à fumer, à boire aussi, car la russe me proposait aussi de l'alcool, parfois. Je n'avais pas de vices, avant. Elle remuait le sucre dans mon thé, me glissait de menues friandises, m'essuyait la bouche, épongeait la sueur de mon front. Je sentais parfois, un court instant, ses doigts effleurer le coin de mes lèvres ou mes cheveux, dans une sorte de caresse furtive.

J'acceptais ces petits dons, et je m'en voulais d'accepter, presque autant que d'avoir parlé si vite. Parfois, je disais même « merci », presque malgré moi, comme si des parties indépendantes de ma personne réagissaient chacune à sa manière. Et cela aussi m'incitait à parler : non pas par reconnaissance, mais par culpabilité. Je parlais pour payer la faute d'avoir accepté quelque chose. Je parlais pour donner un sens à cette humiliation. En acceptant, j'avais déjà pactisé, de toute façon. À quoi bon jouer encore les héroïnes ?

La voix de la vieille disait que la voix russe lui disait qu'elle avait été torturée, elle aussi, autrefois. Longuement torturée. Son corps en portait encore les traces. La voix de la vieille disait qu'une fois, la main de son interlocutrice avait pris la sienne, et l'avait guidée le long de son autre main, puis de son bras nu. Il y avait là de larges zones de peau à la texture différente, qui ressemblait à de la matière plastique. « Fer à repasser », avait murmuré la voix.

Je ne sais pas ce qu'elle cherchait à faire, mais cette identification de nos deux souffrances me répugnait, elle ne me laissait pas n'être que sa victime, il lui fallait en plus m'entraîner dans des territoires où je ne savais plus qui j'étais.

La voix russe disait que longtemps auparavant, c'était quelques années après la guerre, elle avait été arrêtée et torturée sans raison sérieuse, parce qu'il fallait faire le ménage autour du pouvoir. Elle avait donné beaucoup de noms, de gens qui n'avaient rien fait. On les avait condamnés à mort, et elle avec eux. Certains de ceux qu'elle avait dénoncés étaient à côté d'elle devant le peloton d'exécution. Il y avait eu la salve. On lui avait ôté le bandeau. Les autres gisaient dans leur sang. C'était le cadeau pour sa collaboration. Et elle avait continué à collaborer. Elle avait gravi les échelons dans les services qui l'avaient arrêtée, et travaillé avec ceux qui l'avaient torturée.

La voix russe disait, tu vois, ma petite biche, elle m'appelait ainsi, de son accent chantant, avec des noms tendres, comme si elle était ma mère, il y a un point, au fond de la souffrance et de l'humiliation, où les choses que nous croyons radicalement opposées deviennent équivalentes. Une fois dans ce gouffre, soit on disparaît, soit on saisit ce qui vous fera remonter, qui est l'inverse, mais finalement la même chose que ce qui a accompagné la chute. Tu comprends ? Je ne sais pas si tu me comprends, ma jolie brebis. Tu sais que tu es jolie ? Je leur ai demandé de ne pas abîmer ta beauté, si c'était possible, je n'aime pas que la beauté se perde, il y en a si peu.

Essaie de comprendre, ma loutre. Comment, disait la voix russe, demeurer celle que les tortures avaient forcée à tout livrer d'elle, sa fierté, sa conscience, et quasiment son identité ? Où se tenir ? Sur quelles bases ? Il n'y en avait plus, tu vois. J'essayais bien de m'agripper à quelque chose. Parfois, je réussissais à me tenir quelques instants à un débris de ce que j'avais été. Mais alors, de ce point fixe, ma chute m'apparaissait avec toute son horreur. Et plus on s'accroche, ma génisse blanche, plus désespérément on s'accroche, plus violente est la souffrance. Écoute-moi. Le secret est de se laisser aller, bien au fond, complètement, il faut oublier ce qu'on a été, il faut s'identifier avec ce qui vous a fait mal, et alors on cesse de souffrir. Tout se renverse. On est passé de l'autre côté. Il faut que tu cesses de souffrir, j'aimerais te voir cesser de souffrir.

La vieille disait qu'elle n'avait pas suivi les conseils murmurés de la voix russe, ou pas tout à fait. La voix n'avait pas tort, sans doute, car pendant des années elle n'avait pas cessé de souffrir.

Lorsque tu as été lâche, disait la vieille, lorsque devant l'intrusion du monde tu t'es une fois effondré, rien ne pourra plus faire que tu ne sois pas un lâche. Tu n'as pas connu ça, toi, n'est-ce pas, disait-elle à son interlocuteur invisible. Quelque chose t'a-t-il jamais ébranlé ? La lâcheté n'est pas un défaut, c'est un écroulement intérieur. On ne peut plus se raccrocher à rien, on parle, on marche, on regarde les autres, et c'est la lâcheté qui parle, qui marche, qui regarde à votre place et vous vole tout ce que vous faites, pour le vider de son sens. On est désormais nu.

Pourtant, ce noir où elle avait vécu, hors du temps et du monde, et qui vivait encore en elle, lui avait été l'occasion de se défaire des restes de sa vieille peau.

Vois-tu, disait la vieille, pour que je me rapproche de ta perfection, de ton vide, il fallait que je m'absente à moi-même. Je n'avais pas encore tout sacrifié aux Services, je croyais que la rectitude et la fidélité étaient les valeurs essentielles du serviteur, je n'étais pas allée assez loin, il me fallait les déposer et continuer sans elles. Je suis devenue rien, en me disant que ce rien seul garantissait la perfection du service. J'ai cru, lorsqu'ils m'ont détachée du croc de boucher où ils m'avaient pendue, que désormais j'étais devenue l'humble servante. Et peut-être l'étais-je devenue, en effet. Mais je ne savais plus qui servir.

Car, ajoutait la vieille, dans cet abandon, mon cher épouvantail, mon dragon familier, dans cette détresse absolue j'ai compris que tu ne me protégeais pas. Tu as cessé d'être ma divinité tutélaire, l'âme infiniment pure de tout affect et de toute espèce de trouble qui présidait aux Services. Et l'envie m'a prise de voir à quoi tu ressemblais vraiment, de te faire sortir de ta retraite afin de te montrer ta fille, ton humble servante, devenue aussi absente que tu l'étais toi-même. Et je n'ai pas encore fini de te le montrer, et il faudra que tu m'entendes, jusqu'au bout, te raconter l'histoire de mon absence.

Le Maréchal m'avait chargée de donner le signal. C'est toi-même, paraît-il, qui lui avais conseillé d'aller jusqu'au bout, alors qu'il hésitait encore, à cause de sa fille et de ses petits-fils, mais il s'était décidé, plus moyen de faire autrement. Son Gendre était aux abois, il fallait prendre les devants avant qu'il prenne, lui, des décisions dangereuses. La seule unité sur laquelle on pouvait compter sans risque, c'était la Garde verte. À moi de lui transmettre l'ordre du Maréchal.

J'ignorais pourquoi moi, comment les transmissions avaient fonctionné avant moi, ce qui avait eu lieu qui avait imposé ma présence. Et je me demandais si cette mission était une marque de la confiance que le Maréchal mettait en moi, ou de la détresse dans laquelle il se trouvait. En tout cas, j'étais morte. Hellequin, je ne l'avais jamais rencontré, et même si ma fiche lui était par hasard passée entre les mains, il n'aurait pas pu reconnaître celle que j'étais devenue.

Lorsqu'on m'a introduite dans le bureau du commandant Kayser, alias Hellequin, chef de la Garde verte, j'ai eu l'impression d'être enfermée dans une cage avec une bête antédiluvienne, une de celles dont on voit les os gigantesque pendus à des crochets dans les salles du muséum, et dont on ne sait jamais si on ne l'a pas inventée à partir des restes de monstres divers. Hellequin n'avait pas un corps, ou quelque chose à quoi on pût donner ce nom. Il paraissait tenter de maintenir dans sa tenue de camouflage des quartiers de viandes diverses raboutées au hasard, des morceaux de carnes putréfiées qui avaient traîné dans les rues, que des chiens s'étaient disputés avant de les abandonner, travaillés de morsures et d'urine, et qu'un docteur Frankenstein aurait ramassés pour en constituer sa créature. Comme si le souvenir de ces blessures le travaillait encore, il agitait lentement ses tronçons venimeux, frémissant du plaisir de la curée à venir, et le sourire fendait sa face rouge comme un coup de hache, révélant des crocs disposés au hasard, jaunes dans les gencives enflammées.

Le pire, c'était son regard. J'en avais déjà croisé pas mal, des regards dans lesquels l'humanité se consumait à petit feu, mais dans celui-là c'était le brasier de l'enfer tout entier qu'on devinait, et qui voulait vous attirer à lui, parce qu'il ne restait plus rien en lui que ce désir désespéré de s'alimenter de l'humanité des autres. Les yeux fouinaient, inlassablement, comme deux chiens, il vous fouillait en détail pendant que le reste du corps se livrait à ses activités annexes, parler, sourire, remuer des papiers. La lâcheté, je sentais qu'il la cherchait, qu'il la sentait, il était sur la piste, la seule intensité de ces yeux la rappelait, la collait à moi comme un cadavre à un vivant, et pendant que je lui parlais, en même temps, je me colletais à ce cadavre, je tentais de l'épouser, parce que je ne pouvais tenir sous la morsure de ces chiens qu'en me souvenant que je n'étais rien, rien que l'humble servante, la servante même de ma lâcheté, et que seule l'humble servante les soumettrait.

Hellequin conduirait la Garde verte à Saint-Antelme, où se terrait le gros Kobal, avec ses prétoriens et ses gitons, ses putes et ses officiers. Le Maréchal pouvait être tranquille.

À certaines formulations, j'ai compris que le dinosaure pensait que j'arrivais du bunker, et qu'il ignorait tout de l'occultation du Maréchal, de son remplacement par une marionnette. Je me suis demandé si toi aussi, qui savais tout, tu l'ignorais, et si le Maréchal, en se retirant du monde, l'avait fait pour se placer sous ta seule protection ou pour se garder de toi, son chef des Services secrets, dont il ne cessait pourtant de proclamer que tu étais son unique recours.

On avait donné à Hellequin des garanties quant aux ordres qu'il recevrait désormais, on avait annoncé ma venue, il n'aurait rien décidé sinon. La part de ce qu'il savait était la part qu'il pourrait, à l'occasion, dévorer. Au début, il m'a testée, il a fait semblant de ne pas me faire entièrement confiance, pour voir. J'ai fait allusion à toi, j'ai feint de bien te connaître, toi que personne ne connaît, et j'ai pu voir passer, à l'évocation du nom de Gris, dans les petits yeux d'Hellequin, l'ombre de la peur. J'en ai conçu une sorte de joie, comme si la terreur universelle que tu inspirais, même à cette créature carnassière, donnait de la valeur à ce que j'étais, moi qui seule t'avais compris, moi qui cherchais obscurément à être aussi peu que toi, afin de tout pouvoir.

J'avais tenu la bête en respect en faisant allusion à mes relations avec toi, et il a dû croire que j'étais ta maîtresse. Le Maréchal désirait un rapport détaillé sur ce qui allait se passer à Saint-Antelme, écrit et verbal. Hellequin devait rendre son rapport aux Services et à moi, qui le transmettrais.

J'avais une autre mission à exécuter, avant le lendemain, et j'ai laissé le commandant Hellequin s'occuper de déclencher la machine, qui chauffait depuis déjà un petit moment.

Mon arrivée au bunker du Maréchal avait été annoncée, elle aussi. Dans toutes mes démarches, j'étais précédée par des messagers que l'envoyeur et le récepteur connaissaient bien, mais qui ne savaient pas qui j'étais ni ce que je faisais, et de mon côté je ne les connaissais pas, suivant la loi de cloisonnement de l'information que les Services appliquaient rigoureusement. Sterne m'avait laissé entendre que ce système de circulation de l'information, qui permettait au Maréchal de garder contact avec la réalité de son pouvoir, avait été mis au point parallèlement à la hiérarchie des Services, que son existence au sein des Services était en quelque sorte clandestine, ombre d'un fantôme. Ces messagers changeaient souvent, m'avait confié Sterne, sans me préciser la raison de ces changements, soit que le Maréchal les fît régulièrement éliminer par mesure de prudence, avais-je supposé, soit qu'ils se fissent repérer et tuer par quelqu'un qui aurait intérêt à perturber les communications du Maréchal. Ce n'était pas, disait Sterne, leur personne qui importait, et à quoi l'on accordait confiance, mais un système complexe d'identification, auquel il faudrait peut-être que je m'initie si je passais du rôle d'annoncée à celui d'annonceur.

Le Maréchal avait toujours été fasciné par la magie et la sorcellerie. Pendant un temps, les sorciers dont il s'entourait avaient fait la loi, jusqu'à concurrencer sérieusement l'emprise des Services. La politique du pays dépendait de l'interprétation de certains signes dans le ciel, du vol des oiseaux, de l'état des entrailles des animaux qu'ils sacrifiaient, on disait même que des sacrifices humains avaient lieu dans les régions secrètes du bunker. Ils concoctaient des bouillons funestes, et parvenaient, à force de simagrées, à impressionner certains chefs tribaux qu'il fallait faire tenir tranquilles. L'action des Services et le virage du régime vers une certaine orthodoxie religieuse avaient fini par leur être fatals.

Mais le Maréchal en avait gardé quelques manies, notamment celle des amulettes et grigris. Les messagers étaient porteurs de certains de ces objets, qui revêtaient une signification secrète, laquelle était susceptible de varier selon les jours auxquels les messagers les arboraient, ce qui ne simplifiait pas les choses, hélas, disait Sterne, qui connaissait cette grammaire par cœur.

Mais enfin, ajoutait-il, cela me permet de détenir une collection intéressante, qui est aussi une espèce de dictionnaire, où l'on trouve un fœtus empaillé d'enfant à deux têtes, la statuette en terre cuite d'une sorte de faune dont le phallus est plus gros que le corps, une poupée de chiffons dont la robe est bourrée de petits ossements, un ongle sur lequel est peint ce qui ressemble, à la loupe, à une microscopique scène d'orgie, un rouleau fait avec de la peau humaine, sur lequel figure une inscription dans un alphabet inconnu, et autres pièces curieuses. Rien auprès de ce que le Maréchal conserve dans sa retraite, et qui ne le quitte jamais, mais vous ne le verrez pas. Il en parle, il ne le montre pas. Il conserve ça dans une valise noire, qui est peut-être ce à quoi il tient le plus. L'un de ces objets, paraît-il, lorsqu'il était remis à quelqu'un, lui donnait l'ordre de se supprimer. Je ne sais pas si c'est une légende, ni si quiconque a suivi l'injonction, mais c'est possible, pour obéir peut-être à une peur plus grande encore que celle de la mort. Celle, par exemple, de ne pas pouvoir mourir. Parmi les légendes qui courent sur le Maréchal, l'une des plus tenaces est celle qui lui attribue pour serviteurs et exécuteurs de ses œuvres une troupe de morts-vivants, composée de gens qu'il a fait exécuter et que la magie maintient dans une vie qui est, dit-on, bien pire que la mort.

À ce moment, Sterne s'est fendu de l'un de ses rares sourires, avant d'expliquer qu'il savait qu'on lui avait fait la réputation d'être lui-même un mort-vivant, ce qu'il considérait comme une sorte de compliment. Un jour peut-être, avait-il ajouté, j'accéderai moi-même à ce statut enviable.

Je m'étais dit, disait la vieille, en écoutant Sterne raconter les abracadabrantes pratiques du Maréchal, qu'après tout, toi qu'on ne voyait jamais, et que l'on n'évoquait, sur le principe de l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours, que comme un être froid, rigide et silencieux, tu pouvais très bien n'être que l'un des serviteurs zombies du Maréchal, retenant dans son uniforme strictement ajusté les lambeaux de son corps en décomposition.

Et moi, ricanait-elle, je me demande parfois si je ne suis pas réellement morte pendue dans un trou à rats de la frontière nord, et si le Maréchal, à l'aide de ses grigris, ne m'a pas ranimée pour me mettre à son service. Ça expliquerait tout. Oui, voilà pourquoi je ne parviens pas à mourir, longtemps après le moment où j'aurais dû le faire, voilà pourquoi je vis depuis si longtemps dans un monde impalpable, voilà pourquoi les nourritures me traversent sans rien me donner, voilà pourquoi je vois les morts au milieu des vivants. Un zombie, j'aurais dû y penser plus tôt, et la fumée de sa cigarette prolongeait son sourire en longues spirales jusqu'au plafond.

Avant d'aller, avec Hellequin, débusquer Son Gendre, j'étais censée aller là où très peu vont, jusqu'en présence du Maréchal, enfin de rencontrer celui qui en faisait office, la marionnette, histoire de le rappeler à l'ordre, et je devais aussi, au passage, éclaircir un peu les choses avec celui que le véritable Maréchal avait laissé auprès de lui comme son ombre, qui ne le quittait jamais, lui insufflait à l'oreille le programme préparé pour lui, et avait aussi pour tâche, éventuellement, de couper les fils de la marionnette si elle se révélait inutile ou dangereuse.

On m'attendait. Il m'a fallu franchir d'innombrables contrôles, passer des portails sécurisés, me soumettre à diverses fouilles, descendre des escaliers sans fin. Pourtant, ces contrôles étaient effectués avec une sorte de désinvolture. Les appareils, d'une modernité désuète, fonctionnaient mal. Les couloirs sentaient la poussière et la cigarette froide, des fils pendaient un peu partout. Sur les bureaux crasseux des sous-officiers s'entassaient des bouteilles de bière et des cendriers pleins. Une fois même, on m'a laissée seule, longtemps, entre les murs en béton cru d'une salle vide. Un couloir descendait, où j'aurais pu m'engouffrer. L'ampoule de l'un des plafonniers qui peinaient à l'éclairer clignotait. Tout au bout du corridor, j'ai vu un sac en plastique blanc gonfler le ventre et danser, avant de disparaître, comme s'il avait été l'un des figurants du spectacle. Un officier est arrivé, qui ignorait pourquoi j'étais là. Le monde de la surface paraissait infiniment loin. Il n'y avait plus ici que des murmures, de l'oubli, le regard vide des caméras de surveillance et l'écho de voix résonnant on ne savait où.

Après une demi-heure de déambulations, un officier de la Garde verte a ouvert devant moi la porte d'un minuscule bureau dépourvu de fenêtre. Les murs vert d'eau s'écaillaient. Il n'était meublé que de deux fauteuils en skaï noir et d'une table basse en verre, avec des pieds guillochés dorés. Le plateau crasseux portait encore des traces de fonds de verre et des miettes de gâteaux apéritifs. Unique décoration, une huile pendait sur l'un des murs, qui représentait une biche penchée sur l'eau d'une rivière, sous des frondaisons obscures. Au-dessus de la porte, une caméra enregistrait ces images désolantes.

On m'a laissée moisir là longtemps, disait la vieille, je ne sais plus, peut-être une heure. J'avais l'impression de me trouver dans la salle d'attente d'un médecin de banlieue. Et puis la porte s'est ouverte. Le Maréchal m'avait dit trois mots sur celui qui devait me donner finalement accès à sa doublure, mais peut-être ne l'avait-il pas vu depuis longtemps, en tout cas je ne m'attendais pas à ce qui a pénétré dans la pièce.

Cela m'a ramenée à l'unique fois où ma mère, quand j'étais petite fille, m'avait emmenée au spectacle. Un cirque venu de la métropole s'était installé dans la capitale. Ce que j'y ai vu est resté pour moi un souvenir de terreur, et a engendré des cauchemars qui m'ont longtemps poursuivie. Il me semble qu'ils reviennent encore me visiter certaines nuits. Pendant des années, je me suis réveillée dans mon lit d'enfant en tremblant, convaincue que les clowns ricanants qui se menaçaient d'une hache dans mon rêve se dissimulaient dans l'obscurité de la chambre, derrière les doubles rideaux de la fenêtre ou dans l'espace étroit qui séparait du mur un des côtés de l'armoire. Or, debout dans l'encadrement de la porte, se tenait, parfaitement reconnaissable, l'un des clowns de mon cauchemar.

Le chemin jusqu'au fond du bunker du Maréchal m'avait menée loin au-dessous du niveau de la réalité, les corridors bétonnés, les escaliers, les ascenseurs qui s'étageaient dans mon esprit m'éloignaient assez de la surface du présent pour qu'ici tout me paraisse possible. Après tout, j'étais morte, et les morts peuvent franchir des cloisons interdites aux vivants, tu en sais quelque chose, sans même s'en rendre compte peut-être, évoluer entre les temps avec la même aisance que le nageur s'enfonçant dans l'eau.

Comme dans mes cauchemars, le clown me regardait, et son sourire figé révélait les trous entre ses dents. C'était le même dôme luisant du crâne, nuance ivoire ancien, ocellé de tavelures brunes, au milieu d'une auréole de cheveux blancs, et l'image de ce qu'il m'avait évoqué dans mon enfance m'est revenue aussi, le crâne, pour la petite fille que j'étais, se confondait dans mon esprit avec certains objets bizarres que conservait ma mère dans sa chambre, où je ne pouvais que rarement pénétrer, mais jamais sans que ces choses indéfinissables qui reposaient un peu partout, dans la pénombre de la pièce aux volets perpétuellement clos, ne suscitent mon appréhension. Je me suis débarrassée depuis de tout ce bric-à-brac ethnologique, cadeaux d'amis voyageurs de ma mère qui, à des tribus en décomposition, achetaient ou échangeaient contre de la pacotille ce qui leur restait de fétiches. Et je me suis demandé si beaucoup ne venaient pas de toi, qui aurais ramassé ça dans tes différentes garnisons.

Le clown au corps étique, aux longs membres décharnés d'épouvantail, était vêtu d'une espèce de longue redingote noire, crasseuse, qui paraissait dégager de la poussière à chacun de ses mouvements. Il s'est avancé vers moi en exécutant une gestuelle qui ressemblait à la danse saccadée d'un automate. Il se mouvait et parlait d'une façon si excessivement maniérée que j'avais l'impression d'une politesse parodique destinée à se foutre de ma gueule. Je me demandais à quel moment il allait sortir la hache de sa redingote. D'Hellequin à lui, j'avançais à bord du train fantôme, tout y était, les tentures en toile d'araignée, les mains glacées dans les cheveux, je me demandais ce que serait la prochaine attraction.

C'était le secrétaire particulier du Maréchal, celui qui était censé surveiller de près le sosie. Pendant tout le temps qu'a duré notre entretien, je n'ai pas réussi à en tirer grand-chose, sinon qu'il était impossible de rencontrer la doublure, je ne sais quelles choses noires lui dévoraient les entrailles, paraît-il, il était malade à crever, ne sortait du lit que pour se traîner aux toilettes. Et il se méfiait des médecins.

La voix haut perchée, presque féminine du vieux clown se perdait dans des digressions incompréhensibles, des anecdotes, et je ne savais pas s'il était en train de m'embourber ou si la sénilité lui avait définitivement grillé les neurones. Tout ce que j'ai pu faire, c'est lui donner l'information sur l'opération Kobal, déjà en route au moment où je lui parlais, lui remettre le discours déjà préparé, à prononcer le lendemain à la télévision, ainsi qu'un assortiment d'instructions et de recommandations. Pas d'initiatives, un peu plus de retours d'informations, et tout irait bien, car l'Oncle finissait par se demander si on n'avait pas tendance à l'oublier un petit peu sur les bords, ce qui ne lui ferait pas plaisir, au pauvre tonton, et on le connaissait assez pour savoir qu'il ne fallait surtout pas le fâcher.

Déclaration qui plongea l'épouvantail dans une visible contrariété. Il commença par geindre, avec des mines de douairière éplorée, se couvrit la tête de cendres, se lacéra les hardes, moralement du moins, avant de prononcer tous les serments de dévouement et de fidélité possibles.

Et puis, glissait-il, se rapprochant, se courbant, avançant le promontoire velu de son nez, pour passer sans transition du numéro de la veuve tragique à celui du comparse aux confidences insinuantes, l'autre était un brave type, au fond, qui ne cherchait qu'à bien faire, et même, justement, à devancer les désirs, mais une nature violente, impulsive, suractive, un taureau de rodéo qu'il fallait savoir chevaucher et dompter, ça n'était pas facile tous les jours, allez, mais l'Oncle serait content, il verrait.

Je le fixais pendant qu'il prononçait ses serments, ce qui ne paraissait pas le mettre à l'aise, et il m'a semblé que sa peau grise portait des traces de fard, que le rouge de ses pommettes n'était pas naturel, ni le rose de ses lèvres, mais je me demandais si je devais me croire.

Je l'ai cuisiné, un peu, il se tortillait sous mes questions, prenait des airs offusqués de vieille jeune fille, ou me lançait, à la dérobée, des regards obliques dont l'étrange intensité me laissait supposer que tout ce personnage de polichinelle maniéré n'était qu'un leurre destiné à faire croire à un début de gâtisme.

Il a fini tout de même par lâcher, avec d'infinies précautions, quelque chose qui ressemblait à une information : le fantoche avait, en réalité, un peu perdu la boule. Il en était arrivé à se prendre pour celui à qui on lui avait demandé de ressembler le plus exactement possible. Il était le Maréchal. on pouvait comprendre ça, à force, pendant des années, de se droguer à la maréchalité, mais cela impliquait des manipulations délicates dont lui, le fidèle secrétaire, se chargeait du mieux possible, il s'y connaissait, il avait fini par apprendre comment diriger la bête en lui laissant croire qu'elle prenait les décisions, on pouvait lui faire confiance.

Quinze jours après le conciliabule avec le clown tombait l'anniversaire des cinquante-six ans de Son Gendre, et cet anniversaire avait été le prétexte qu'il avait donné pour son exil dans sa résidence de Saint-Antelme, où il avait annoncé, sans doute par fanfaronnade, son intention de donner une fiesta à casser les vitres. Kobal cherchait à donner le change : tout allait parfaitement bien, la preuve, le commandant en chef ne se privait pas d'agapes, ce n'est pas un insignifiant épisode militaire qui allait altérer sa bonne humeur.

Et, pendant que le clown de mes cauchemars d'enfant m'expliquait de sa voix de rombière que tout désormais allait rentrer dans l'ordre, tout en laissant traîner sur moi d'un air méfiant ses deux yeux qui émergeaient de deux poches profondes débordant de larmes permanentes, comme une insulte à la tristesse, je savais qu'Hellequin préparait sa surprise pour la fête de Kobal, mais je ne savais pas dans quelle mesure ça allait l'être, sa fête. Je devais, en attendant, effectuer un rapide voyage préparatoire à Saint-Antelme. On me chargeait de beaucoup de missions variées, comme si l'on commençait à manquer de personnel de confiance.