CHAPITRE XXIX

Où l'on voit se réaliser les plans du colonel Gris

 

Il arrivait que le Maréchal s'absente, pendant plusieurs jours on ne le voyait plus, et puis au matin, j'entrais dans le salon du bas, et son vaste crâne était là, qui dépassait du dossier du fauteuil comme le globe terrestre d'une planète entièrement désertique. Une de ces aubes de retour, le globe m'a demandé, d'une voix tellurique, si je voulais bien lui masser les épaules. Et, pendant que je m'exécutais, il me racontait son Kobal. Car d'après fifille, l'épouse de Son Gendre, quoi, je suppose que tu me suis, toi dont le cerveau est un fichier, celui-ci n'était pas la bombe de virilité dont ses partisans se plaisaient à disséminer la légende, loin de là.

Il avait viré sa cuti, le gros Kobal, avait naguère pleurniché la fille chérie sur l'épaule abondante du père. Enfin, pleurniché pour la forme, pour l'honneur, car en vérité, racontait la vieille que lui racontait le Maréchal, ça lui faisait des vacances, à la fille, elle n'avait plus à supporter les cent vingt kilos d'ennui du gros les soirs où le devoir conjugal le rappelait à lui, les maîtresses l'avaient soulagée un temps de la charge, mais les maîtresses elles-mêmes avaient fini par n'être plus que des couvertures, d'honorables potiches témoignant de la vigueur exacerbée de Son Gendre.

Car il avait découvert tardivement sa vraie vocation. Les jeunes officiers à fine moustache et barres de chocolat sous l'uniforme se pressaient dans les garçonnières du général, on ne pouvait plus faire un pas dans la proximité de ce dernier sans marcher sur une fiotte, c'est-à-dire, disait fifille qui ne s'exprimait pas façon corps de garde, que le commandant en chef s'entourait de plus en plus d'une atmosphère de virilité, de muscles et de sueur, d'où les femmes se trouvaient exclues.

De fait, le récit que m'a fait Hellequin de son intrusion dans l'intimité de Kobal, et que je me suis empressée de reproduire pour le Maréchal, me disait la vieille, a paru corroborer ce point de vue.

Je n'avais pas eu trop de mal, au nom des Services redoutés, à convaincre le commandant de la garnison de Saint-Antelme de laisser faire un certain nombre de choses. Notamment de laisser pénétrer dans le palais, sans trop de contrôles, un groupe de saltimbanques, clowns musiciens, acrobates et autres antipodistes, surprise qu'avait organisée pour son mari la fille du Maréchal, qui tenait à participer malgré son éloignement.

La vieille crachotait sur la bande magnétique les mots qui étaient sortis de la bouche d'Hellequin, lui racontant la résolution du problème de Son Gendre avec une délectation agressive qui lui permettait de masquer l'humiliation consistant à devoir rendre des comptes, lui, Hellequin, enfin Kayser, commandant de la Garde verte, plus proche collaborateur du colonel Gris, à une femme inconnue.

La vieille disait qu'elle ne se souvenait plus avec précision de ce que lui avait raconté Hellequin. De ce récit, il lui était resté une image confuse, dont elle avait retrouvé beaucoup plus tard, alors que devenue une vieille dame il lui arrivait de s'intéresser à ce qu'on appelait « l'art », activité évidemment incompatible avec celles des Services, une représentation étonnamment proche, comme si Jérôme Bosch avait connu à l'avance le détail de l'histoire du règne du Maréchal.

C'était, disait la vieille, pendant l'horreur d'une profonde nuit. Elle voyait, était-ce la traduction exacte du récit d'Hellequin perdu dans le fatras de sa mémoire, était-ce le rêve issu des discours du passé, elle voyait, comme dans un de ses cauchemars, les clowns musiciens, avec leurs étuis à guitare, les acrobates et les polichinelles maîtriser sans difficulté, dans le noir, la garde avinée qui finissait de se pochetronner dans le grand hall. Elle les voyait surgir dans la salle immense, que n'éclairaient plus, à cette heure avancée de la fête, et sans doute, aussi noire que soit la nuit, le matin ne tarderait plus, que le feu dans l'immense cheminée, et de massifs candélabres portant des bougies aussi mahousses que des bites de nègre, ça elle se souvenait qu'Hellequin l'avait dit.

De même se souvenait-elle que, longtemps après la fin de Son Gendre, le Maréchal, comme font les vieux, en somme, ne cessait, avec variations, enjolivements, imitations d'accents, de s'en remettre en bouche les plus goûteux épisodes, comme hypnotisé par son propre ressassement. Et la vieille l'écoutait lui raconter ce qu'elle lui avait elle-même rapporté du récit d'Hellequin, de sorte qu'elle ne savait plus avec quels fragments de quelles versions sa mémoire avait fabriqué le patchwork infernal dont elle me décrivait des détails qui apparaissaient, dans des coins de la scène, comme éclairés par des flammes noires.

Un des morceaux favoris du Maréchal était la gueule de Kobal comprenant d'un coup, en dépit de son ébriété, ce qui était en train de se passer, à l'entrée fracassante des clowns et des saltimbanques armés dans la salle du banquet. Il était à poil, carrément, debout, et l'ombre sculptait sa ventripotence. On ne distinguait pas le bas de son corps, masqué par la table du banquet sur laquelle un éphèbe à visage de faune, tout aussi debout et tout aussi nu, mais gracile, se tartinait le torse avec la crème du monstrueux gâteau plus éclairé qu'une retraite aux flambeaux. L'immobilité les avait saisis brutalement, ainsi qu'un sortilège, et la bouche grande ouverte de Kobal paraissait prête à gober comme un œuf la mort qui s'approchait de lui.

Le Maréchal aimait aussi à détailler, d'après le rapport écrit tatillon qu'il avait exigé, le goût de chiottes pharaonique dont Son Gendre avait fait preuve pour équiper son palais. La Garde verte avait profité de l'occasion pour piller abondamment, c'était la prime de risque. Dès le matin, à peine avait-on évacué les quelques dizaines de cadavres, que l'on chargeait déjà dans les camions la baignoire en or portant en proue, comme un navire, l'effigie du général, les chaises en or non moins massif aux pieds en forme de gueule de lion, les canapés couverts en authentique peau de léopard, les toiles hyperréalistes de trois mètres sur deux représentant d'opulentes blondes nues au bord de piscines impeccablement bleues, les statues néoclassiques à l'effigie de jeunes gens bodybuildés et la collection d'armes, qui allait de la hallebarde au 357 Magnum. On avait même démonté les gogues en or.

Le rapport écrit d'Hellequin, dont elle ne conservait qu'une vague idée, mentionnait avec un soin maniaque ce que contenait l'abri blindé à sept mètres de profondeur, pourvu de réserves d'eau et de nourriture, la salle de jeux avec ses postes de simulation électronique et la douzaine de flippers de collection, la salle de gymnastique avec salon de massage, douches carrelées de marbre vert, sauna et jacuzzi. Jacuzzi dans lequel on avait abattu au pistolet-mitrailleur deux jeunes amis du gros, et leurs bras après les rafales continuaient à remuer, doucement bercés par les remous de sang.

Le personnel de l'orgie comprenait bien deux ou trois putes, vêtues de leurs seuls bas, mais pour l'essentiel, il n'y avait là que des hommes, certains plus ou moins nus, quelques-uns en uniforme. Hommes également les larbins, que l'on reconnaissait aux shorts et aux gilets de cuir qui constituaient leur seul habillement. Parmi les corps, plus tard, on ramasserait ceux de trois généraux, le dernier carré. Koliamine, Chassagnol, d'autres officiers avaient sans doute prudemment usé de prétextes pour ne pas figurer à la fête d'un protecteur qu'ils sentaient en sérieuse perte de vitesse.

Quant à Sacha, il n'était pas venu non plus. Il attendait de voir si le gros était vraiment grillé, auquel cas il espérait sans doute avoir quelques chances de se substituer à lui comme dauphin du Maréchal. C'est ce dernier qui avait fait cette analyse devant moi, sans préciser si les calculs de son fils avaient quelque chance d'aboutir.

Ce que le Maréchal appréciait particulièrement, c'est que Son Gendre n'ait pas été abattu tout de suite. Il avait eu le temps de voir venir sa mort, disait-il, de crever de terreur, et sans doute de comprendre, dans la confusion de ses pensées, qu'on ne pouvait impunément prétendre mettre le Grand Leader à la retraite anticipée. Il avait eu le réflexe de se jeter sous l'immense table qui supportait le gâteau d'anniversaire, et on n'était pas allé l'y chercher tout de suite.

Dans la gorge du Maréchal ressuscitaient avec un étrange réalisme, disait la vieille, les piaillements de volaille des putes et des gitons pris au piège, affolés par le crépitement des armes, courant dans tous les sens.

Il les voyait s'abattre selon des courbes gracieuses, il aurait fallu penser à filmer ça, répétait-il, c'est idiot, il voyait la lumière dorée des candélabres allant chercher avec tendresse, sur leurs corps étendus que l'ombre avalait maintenant, comme si elle les caressait, une courbe délicate, le galbe d'un membre abandonné dans la mort, une ultime empreinte de grâce avant l'anéantissement. Il voyait le sang noir s'étendre sur la peau comme l'ombre du soir.

Comme s'il décrivait un beau clair-obscur hollandais, où l'ultime lueur reflétée par un étang entouré d'arbres profonds révèle, à peine visible dans un coin du tableau, le masque caprin d'un jeune satyre, le Maréchal s'attardait, d'après le récit d'Hellequin, sur le jeune homme debout sur la table, jambes écartées au-dessus du gâteau dont les bougies l'éclairaient par-dessous, tétanisé de terreur, bras écartés, son torse imberbe portant encore des flocons de crème blanche.

Une rafale avait fait exploser son ventre délicat. Il avait vu, avant de mourir, l'entrelacs de ses viscères décorer le gâteau, son sang rougir la crème comme un coulis, et puis il était tombé, fracassant la monumentale pâtisserie dont les entrailles sucrées s'étaient intimement mêlées au contenu de son ventre.

Le Maréchal en verve mimait les gestes des clowns tirant à grand-peine de sous la table, une fois le carnage accompli dans la grande salle, le gros qui résistait tant qu'il pouvait, rose et braillant comme un porc. Hellequin, bien sûr, se l'était réservé. La dernière chose que le fringant général avait vue du monde était ce masque atroce, les yeux invisibles ensevelis dans l'ombre des arcades sourcilières, le sourire de la bouche sans lèvres, le nez cassé et camus comme celui de la mort, les oreilles énormes qui plus qu'un élément du visage humain semblaient les organes étranges d'une bête abyssale. Avec son couteau, Hellequin avait, dans la gorge de Kobal, ouvert une deuxième bouche.

Officiellement, le général avait été tué par ses propres gardes, infiltrés, pensait-on, par des éléments subversifs. La garnison de Saint-Antelme était censée les avoir abattus. Morts, ils se rendaient encore utiles.

On lui a fait des funérailles nationales, auxquelles je suis allée assister discrètement. J'avais une bonne place, avec visibilité. Là encore, le tailleur noir d'Asia a été la perfection même. Mais, sous sa toque noire, son visage artificiel, que peu d'expressions parvenaient encore à visiter, ne parvenait pas complètement à retenir la haine. C'était sans doute le seul sentiment qui pouvait encore s'inscrire sur son masque de cire.

La marionnette, en grand uniforme de parade, le torse chargé d'une cargaison de décorations à faire plier un docker, a prononcé un superbe discours. C'était en gros celui que Sterne avait écrit sous la dictée du Maréchal, et que je lui avais fait passer. En gros, car il ne l'a pas respecté à la lettre. Il en rajoutait sur le pathos et les effets prévus, à tel point qu'on finissait par soupçonner l'ironie. Je me demandais si tu étais là, toi aussi, dans la foule, en uniforme, ou peut-être en civil, pour voir ensevelir ton vieil ennemi, ton seul rival sérieux. Plus rien désormais ne s'opposait à l'omnipotence des Services. Je te cherchais, convaincue que je pourrais te reconnaître.

Le visage fermé, le Maréchal a écouté le récit que je lui ai fait de la cérémonie. Plus de clowneries, aucune des plaisanteries auxquelles je m'attendais. À la fin, je me souviens que, comme je lui proposais un massage pour le détendre, il m'a sèchement éconduite. Il n'était ni un invalide ni un enfant, et quand il aurait besoin de moi, il me sonnerait. J'ai vu une larme naître au bord de sa paupière et se frayer un chemin dans les ravinements de son visage. Il s'est lancé dans un grand numéro de déploration, entrecoupé de crises de colère. Kobal mort, il le pleurait et lui reprochait en même temps de l'avoir obligé à le tuer. C'était tout de même le père de ses petits-enfants, il avait été comme son fils, mieux que son fils, et il l'avait aimé, ce salaud, sans doute trop aimé. La vérité, c'est que, pour des raisons inexplicables, il était tombé dans la confrérie de la jaquette, lui, le dernier qu'on eût pu soupçonner de ce genre de dégénérescence. Les fiottes lui avaient pourri son Kobal, le lui avaient dévirilisé, l'avaient laissé sans résistance, comme un gamin, entre les mains d'Asia. À présent il était mort, ce con, mort avec sa trahison, désormais définitive. J'ai sacrifié ma reine, disait le Maréchal, c'est bien le cas de le dire, j'ai sacrifié ma reine pour le gain de la partie. J'espère que le calcul des coups est bien exact.

Je pensais, en le regardant, disait la vieille à son fantôme, que tu avais bien fait les choses pour ton maître, et pour toi, toute la puissance de Son Gendre, ses alliés, ses réseaux, était désormais détruite. Mais le prix en était lourd : les meilleurs généraux se trouvaient à présent morts ou prisonniers, l'armée était à peu près décapitée. À moins, me disais-je, que tu n'aies une pensée derrière la tête, et que le prix à payer ait été lui aussi prévu dans l'opération, pour servir à quelque usage imprévu.

Je n'ai pas vu pleurer le Maréchal, en revanche, mais une colère rentrée l'a saisi lorsque la nouvelle de la mort de Sacha lui est parvenue. Sterne m'avait convoquée pour me l'annoncer, et sa froideur habituelle ne parvenait pas à dissimuler complètement son trouble. Le fils aîné avait été abattu cinq jours après la mort de son ami Kobal, le lendemain des obsèques de celui-ci.

Sterne n'ignorait pas à quel point Sacha était prudent. On ne savait jamais à l'avance où il passait la nuit, où il se trouvait, quel itinéraire il suivrait. Mais les choses s'étaient passées beaucoup plus simplement. Son corps avait été retrouvé au petit matin, dans une des vieilles cabines de bain de la plage de Miramar, tout au fond, à l'endroit où commençaient les rochers de la corniche, avec une balle dans la tempe. La version officielle, donnée dans les télévisions et les journaux, était le suicide. On n'en donnait pas les motifs. On les recherchait, paraît-il. Passionnels, peut-être. Comme si Sacha avait jamais pu éprouver la moindre passion. En revanche, s'il ne s'était pas suicidé, disait Sterne, ce à quoi lui non plus ne croyait pas, on se demandait ce qu'il pouvait foutre en pleine nuit dans une cabine de bain de la plage de Miramar, lui qui ne se déplaçait jamais sans ses gardes du corps.

Pour en savoir plus, Sterne a cherché à mettre la main sur les gardes du corps, justement, et sur toutes les personnes de l'entourage de Sacha qui auraient pu évoquer son emploi du temps la nuit du meurtre. Cela lui a pris des semaines. Pendant ce temps, les choses allaient très vite.

La suite, je la connaissais en partie, elle figurait dans les livres d'histoire. La vieille n'avait pas eu besoin de me la raconter, je m'étais documenté. Peu de temps après les obsèques du commandant en chef de l'armée, le Guide suprême avait lancé ce qu'il était convenu d'appeler, dans le langage officiel, la « Deuxième Révolution nationale », et, parfois, « la Grande Réconciliation nationale ».

On avait sorti de prison toute une faune bigarrée de Fous de Dieu, de vieux marxistes de l'ALN qui y croupissaient depuis vingt ans, d'indépendantistes balkars ou novopotamiens, de chefs de tribu récalcitrants et même de militants des droits de l'homme. Ils étaient allés semer la confusion dans leurs partis respectifs. Le gouvernement avait été dissous. Un gouvernement provisoire d'union nationale avait été nommé, qui comportait certains de ces anciens détenus, fondamentalistes religieux ou hiérarques socialistes de l'ALN. Le gouvernement devait mener des consultations avec toutes les forces de l'opposition, en vue de la tenue d'élections pluralistes. La contrepartie était que les mouvements d'opposition acceptent de déposer les armes pour devenir des partis politiques. Ça avait pris un certain temps. La communauté internationale, bonne fille, comme d'habitude, avait chaudement soutenu les efforts démocratiques du Maréchal. En gros, elle donnait de l'argent, envoyait des observateurs et de bonnes paroles.

En filigrane, Son Gendre était présenté comme l'affreux hiérarque corrompu qui avait bloqué l'évolution du pays pour mieux s'en mettre plein les poches. Et c'est en effet ce que la plupart des ouvrages historiques que j'avais consultés retenaient de lui. L'armée avait commencé un retrait partiel des régions où sévissaient des mouvements indépendantistes. Progressivement, avec des prudences, des réticences et des exigences, les divers mouvements rebelles avaient commencé à quitter la clandestinité. Certaines de leurs troupes avaient même servi à constituer des unités régulières. On leur avait laissé leurs officiers. Ça fraternisait sec, ça prononçait de partout des discours pleins de lyrisme et d'enthousiasme patriotique.

La vieille s'était attardée sur d'autres détails. Elle allait les chercher de plus en plus loin dans les souterrains de sa mémoire, où ils paraissaient s'enfoncer à mesure que le temps s'écoulait. Certains jours, elle ne disait presque plus rien. Repassant les bandes, j'écoutais ces silences, traversés par le passage d'une voiture, l'écho de ce qui devait être un pas, et ces voix spectrales où quelqu'un de raisonnable n'aurait pas cherché à entendre autre chose que la trace de conversations ou de radios résonnant dans les appartements voisins.

Et puis la machine mordait sur quelque chose, qu'elle remontait au jour, la pompe était à nouveau amorcée, tout arrivait en vrac. La voix de la vieille venait enfin couvrir les voix fantômes. Après quoi, j'entendais celui que j'avais été remercier à la fin de la séance. Ma voix était celle d'un autre. La bande s'arrêtait. Je me souvenais que parfois, depuis l'entrée où j'avais pris l'habitude d'ouvrir seul la porte, je l'entendais continuer à marmonner.

Il faisait froid et brumeux, et sa voix sur les bandes magnétiques, lorsqu'elle en venait à ces périodes solaires de la Grande Réconciliation, m'évoquait la texture opaque de ces journées sans lumière, assourdies, comme enveloppées d'un voile.

Il fallait reconstituer ce que la vieille disait çà et là, dans le désordre. Que Bergongeaud, par exemple, avait été exhumé de son cul-de-basse-fosse et bombardé chef d'état-major de l'armée de terre. Ou, mieux encore, que c'est à Omar qu'était revenu le poste stratégique de ministre de la Défense. On le payait de ses services. Et puis, acceptable à la fois pour ce qui restait de la vieille garde militaire et pour les jeunes officiers qui désiraient faire bouger le régime, il était the right man in the right place.

Pendant ce temps, disait la vieille, Sterne continuait à enquêter sur l'entourage de Sacha. Il avait eu un mal fou à mettre la main sur ses gardes du corps ou ses parasites habituels. La plupart avaient disparu. On avait identifié, non sans peine, un corps sans tête rejeté par la mer sur les plages de l'isthme comme étant celui de l'un d'entre eux. Enfin, on avait réussi à en prendre deux ou trois en bon état, qui avaient parlé.

Ils avaient déclaré que, la veille de son prétendu suicide, Sacha avait été, dans le plus grand secret, convoqué au bunker présidentiel. Les gardes du corps que Sterne avait récupérés vivants n'avaient pas fait partie du voyage, et après la mort de leur patron et la disparition de leurs collègues, ils s'étaient prudemment retirés de la circulation. Ils ne savaient rien, juraient-ils, de ce qui s'était exactement passé.

C'était tout bête : si Sacha était, la plupart du temps, inlocalisable, la meilleure façon de lui faire sortir le nez était évidemment l'espoir d'un retour en grâce après la disparition du gros. Sans doute s'était-il vu devenir le dauphin officiel. La conclusion, disait la vieille que Sterne avait dit au Maréchal, qui le lui avait redit, était à peu près imparable : Sacha avait été exécuté dans le bunker présidentiel, avant d'être placé dans sa cabine de bain.

Sacha était encombrant, et le Maréchal aurait fait buter son propre fils sans hésitation, s'il l'avait jugé nécessaire. Peut-être sa disparition était-elle une bonne chose, peut-être au contraire aurait-il pu encore servir, comme repoussoir pour l'ALN et les indépendantistes. Le Maréchal avait confié à la vieille qu'il avait hésité, tout en penchant pour cette dernière solution. Quelqu'un d'autre avait décidé de sa mort, sans le consulter.

Le quelqu'un d'autre, disait la vieille, on ne savait pas qui c'était, mais on en avait une idée. Il n'y avait que deux possibilités. Ç'aurait pu être toi, évidemment, désireux d'éliminer tes derniers ennemis, et de faire place nette pour le règne des Services. Mais ç'aurait aussi bien pu être la marionnette.

Il y a en tout cas un détail que Sterne et moi nous sommes bien gardés de révéler au Maréchal. Tacitement, sans nous consulter, sans même nous regarder, nous avons gardé le silence.

J'avais rapporté aux Services l'histoire de la punition infâmante de Samia. Ils n'en ignoraient rien. Ce qu'ils ne savaient pas encore, c'est le nom de l'officier du renseignement militaire qui avait osé faire les yeux doux à la fiancée de Sacha. J'avais réussi à lui extorquer ce nom. Sterne m'avait confié que tu avais pensé pouvoir utiliser l'officier, que sa haine envers Sacha et son appartenance au renseignement rendaient doublement intéressant. Il fallait faire vite, car Sacha le ferait sans doute abattre discrètement sous peu. Mais tu n'avais aucun pouvoir sur le renseignement militaire. Tu avais donc, m'avait rapporté Sterne, obtenu du Maréchal, enfin du faux, la mutation de l'officier dans la garde du palais, où il constituerait un bon informateur des Services. Cette même garde qui avait accueilli Sacha et sa petite escorte lorsqu'il s'était présenté au bunker présidentiel.

Pendant un certain temps, le Maréchal avait préféré écarter l'éventualité d'une initiative de son double. Elle lui paraissait inimaginable. Mais, avec le discours prononcé aux obsèques de Kobal, d'autres événements étaient venus lui donner corps.

Par exemple, le fait que les accords passés avec l'opposition avaient légèrement outrepassé ce qui avait été prévu par le Maréchal. Bien sûr, la marionnette n'avait rien à faire d'autre que de signer les documents préparés pour lui, et que Sterne avait remis directement à Trivelin, le nouveau ministre de l'Intérieur, un gnome matois censé, pour le public, être vaguement centre gauche depuis qu'il avait été directeur de cabinet du Maréchal lorsque celui-ci était dans sa période socialisante. Le public ignorait que Trivelin dirigeait un département des Services. Malgré cela, Trivelin ne connaissait rien de l'occultation du Maréchal, il était convaincu d'être mandaté par le vrai. Et c'est lui qui avait négocié avec les représentations de l'opposition. Il avait rendu compte directement au pantin de leurs demandes, et le pantin avait beaucoup cédé, au-delà des limites fixées par le Maréchal.

Il fallait donc choisir entre l'hypothèse de la peste et celle du choléra. Ou bien le colonel Gris, chef des Services, s'était mis à jouer une partie un peu trop personnelle, ou bien le pantin, las de son rôle de simple fantoche, avait décidé de se rendre utile, de faire du zèle, de devancer les désirs du patron. Plus encore peut-être, qui sait. Mais que faire ? Éliminer le pantin ? C'était trop tôt. La partie qui allait se jouer était trop dangereuse pour qu'on pût, disait le Maréchal, se mettre à découvert, et pour le moment le fantoche ne s'en sortait pas trop mal. Il fallait le serrer de près, on verrait au coup par coup.

Et tandis que le vieil autocrate digérait ces conclusions, je prenais conscience, disait la vieille, de sa fragilité, dans sa relégation, bien loin des lieux où se décidait le sort du pays, à la merci d'une poignée de fidèles sur lesquels il lui fallait accepter de se reposer. Je comprenais, disait-elle, qu'il avait eu besoin de moi, l'étrangère, la revenante, pour tenter de compenser cette dépendance. Qui sait si Sterne et les autres, tous ceux que je ne connaissais pas, ne le maintenaient pas dans l'illusion de ce pouvoir exercé à distance ? Qui sait si ce n'est pas toi, dont le Maréchal m'avait confié que tu ne savais en principe rien de cette occultation, qui lui donnais cette comédie, orchestrée par Sterne, afin de mieux contrôler l'autre guignol, le dictateur pour rire ?

Sans doute de telles pensées, bien d'autres encore, travaillaient-elles le Maréchal, lorsque je l'entendais, durant toute l'étendue de la nuit, arpenter son étroite chambre. Sans doute déployait-il sans cesse, jusqu'à la folie, l'arborescence infinie des hypothèses. Et moi, de mon côté, je faisais de même, allant jusqu'à supposer que, par un raffinement de subtilité, le vrai Maréchal était celui qui passait pour vrai, et que certains d'entre nous, qui le gardions dans sa retraite, dupes de certains autres qui détenaient l'information, étions chargés, derrière la façade d'une dissimulation pour rire, d'attirer les assassins vers ce vieil homme sans défense, doublure jouant le rôle du dictateur dissimulé. Je n'avais aucun moyen de savoir, personne n'avait aucun moyen de connaître la vérité dans toute son étendue, pas même toi, il ne me restait guère qu'à faire comme si. Toi et tes semblables aviez progressivement dissous toute réalité. C'est dans cette incertitude, dans cet univers de brumes et d'illusions qu'il me fallait jouer le rôle de l'humble servante, et peut-être, à la fin, ricanait la vieille, pourrais-je être sauvée.

Depuis quelque temps, je n'accordais plus foi à ce que me disait la vieille. Elle perdait la tête, j'en étais à peu près convaincu, reconstituait un passé fantasmatique où le souvenir d'un vieux colosse en robe de chambre rouge dont elle avait été la boniche lui tenait lieu de figure du maître à la fois haï et désiré, et je me faisais parfois l'effet d'une espèce de psychanalyste recueillant sans mot dire les élucubrations d'une folle. Pourtant, dans ce fatras, surnageaient des éléments qui présentaient toute l'apparence de la vérité.

La Grande Réconciliation, je le savais, avait rapidement tourné court. Quelques provocations, de part et d'autre, avaient entraîné des échanges de coups de feu, des morts. Dans la capitale, des fanatiques maréchalistes faisaient la chasse aux opposants qui s'étaient déclarés. L'armée laissait faire, ou réprimait mollement. Dans les provinces, c'était souvent l'inverse, on bouffait du maréchaliste, on lynchait des maires et des fonctionnaires. Des officiers progressistes défilaient ici et là, juchés sur des blindés et des camions, en beuglant des slogans où il était question de l'union du peuple de l'armée. Certaines régions tribales s'étaient mises à adopter la loi religieuse coutumière, naguère interdite. Des orateurs extrémistes exigeaient son application dans tout le pays.

Le Maréchal semblait dépassé, on ne le voyait plus beaucoup. Trivelin présidait, sans titre officiel de Premier ministre, le gouvernement provisoire et paraissait seul chargé des affaires. Un parti balkar, le RPB, avait fait sécession du FLB, et exigeait, non plus l'indépendance, ni même l'autonomie, mais le rattachement à l'Araxie. Laquelle avait dû créer de toutes pièces ce parti qu'elle manipulait à l'évidence, et en profitait pour réclamer une rectification frontalière en sa faveur. Il y avait eu des incidents entre patrouilles. Trivelin réagissait mollement. Pantouré, le ministre de la Justice, une culotte de peau qui se réclamait de l'amitié de la présidente, et qui représentait, au gouvernement, les nationalistes purs et durs, en avait claqué la porte, en braillant qu'on bradait l'unité nationale.

Des villageois avaient exhibé, devant des journalistes frétillants, convoqués exprès, les cadavres exhumés d'un charnier. Dans la presse internationale, les chiffres variaient, entre deux ou trois cents et quelques milliers. Le massacre était attribué à des milices fondamentalistes, qui s'en prenaient aux paysans pas assez pieux à leur goût. On commençait à se dire que le Maréchal avait peut-être ouvert la boîte de Pandore en libéralisant son régime, et des experts autorisés rédigeaient des articles doctes en expliquant qu'un autocrate éclairé valait mieux qu'un semblant de démocratie chaotique, laissant le champ libre aux extrémistes.

Là-dessus, une poignée de soldats dirigés par de jeunes officiers progressistes exaltés s'emparent de l'immeuble de la télévision d'État qu'ils occupent pendant quelques heures, expliquant que leur but est de hâter la libération du pays, et de donner le pouvoir au peuple, que cherchent à tromper des politiciens corrompus. Ils sont vite délogés par la Garde verte, arrêtés, et on n'en parlera plus. Tous ces événements sont aujourd'hui à peu près oubliés, et ne figurent plus que dans de gros livres historiques que personne ne lit. La vieille, lorsque je lui demandais ce qu'elle savait de ces histoires, répondait à celui qu'elle voyait à travers moi que j'étais le mieux placé pour n'en ignorer rien, attendu qu'il s'agissait de provocations, de mises en scène ou de noyautages effectués par les Services. Elle ajoutait qu'elle-même avait renoncé à connaître l'exacte vérité, et qui sait, peut-être le maître des illusions, l'occulte colonel Gris, avait-il renoncé lui aussi, empêtré dans la toile de ses propres mensonges.

Là-dessus, enfin, Trivelin avait démissionné, et le gouvernement provisoire, sans consulter le Guide, dont c'était pourtant la prérogative, avait désigné comme son chef le ministre de la Défense, Omar Iskandar. Lequel se donnait des allures de libérateur, et avait immédiatement offert le portefeuille de l'Intérieur au chef militaire de l'ALN, Bourbaki.

Tout ce qui, dans les livres que j'avais compulsés, apparaissait comme la résultante des forces contradictoires en présence, traçant la ligne irrégulière du destin, la vieille le décrivait, elle, comme prévu à l'avance, calculé en vue d'une finalité précise, présente dès l'origine, de même que le royaume du Christ est prévu dès l'origine par les chrétiens : la reprise du pouvoir dans sa plénitude par le Maréchal, inévitable sauveur de la patrie. L'avènement du Royaume, à la lumière duquel il faudrait lire désormais le texte du passé. Car le scénario de la suite n'était pas dicté par les événements qui l'avaient précédé, c'est ce scénario final qui, à l'inverse, avait déterminé ce qui devait mener à lui.

Un matin, donc, l'armée avait investi le siège du gouvernement provisoire en pleine réunion, et arrêté tout le monde. Bourbaki, qui était censé avoir tiré son revolver, avait été abattu. Manquait Omar Iskandar, qui effectuait à ce moment une tournée diplomatique des capitales européennes.

On avait opéré des rafles dans les ministères, mis la main sur des opposants qu'on savait désormais où localiser, tout paraissait facile. Dans l'isthme qui donnait accès à Bohu, des combats avaient eu lieu entre un escadron de la Garde verte, venu du palais, et un régiment d'infanterie tenu par de jeunes officiers révolutionnaires. Le régiment d'infanterie avait rendu les armes, on avait fusillé les jeunes officiers, et mis les soldats au pas, l'accès à la capitale était désormais sous contrôle. À la frontière nord, le deuxième corps d'armée, dirigé par le général Ghor, un vieux compagnon d'armes du Maréchal, avait franchi la frontière araxienne, dans le but de détruire les bases arrière des partis balkars censés maintenir l'agitation en dépit des accords d'union nationale. Le Maréchal comptait sur la guerre extérieure pour légitimer son coup de force.

Si les premières heures du coup d'État avaient d'abord paru tourner à l'avantage du Maréchal, les surprises étaient très vite arrivées. La plus grosse d'entre elles était venue des Services. Ils auraient dû constituer l'instrument essentiel de l'opération, en arrêtant dans tout le pays les opposants que la Grande Réconciliation avait rendus visibles. Il n'en avait rien été. Les Services étaient restés inactifs, insaisissables, comme s'ils n'avaient jamais existé, n'avaient été qu'une sorte de mythe, un croquemitaine inventé pour effrayer le bon peuple. De même le colonel Gris ne s'était-il aucunement manifesté, comme si lui-même n'avait été qu'une fiction fabriquée par le pouvoir.

Trois jours après le coup d'État du Maréchal, alors que dans la confusion il commençait à apparaître clairement qu'il allait échouer, le colonel Gris était réapparu, sous la forme d'un entretien donné à un quotidien américain. La vieille était allée chercher un exemplaire de ce journal, qui datait d'un bon demi-siècle, quelque part dans les profondeurs de l'appartement. Cela n'avait pas été sans force raclements, toux, marmonnements, débats avec on ne savait quelles présences qui toujours paraissaient résister à ses entreprises, et la retenaient chaque fois un peu plus longtemps. Les longs silences qui séparaient ces voix aspiraient vers eux toute la substance du moment, et plus rien, a priori, ne pourrait plus en sortir. Sur mon canapé habituel, je ne pouvais plus bouger, pas même la main. De retour enfin, la vieille avait lu l'article intégralement, avec lenteur, comme si chaque mot en était bondé de significations.

On y apprenait que Gris était parti en exil aux États-Unis, et habitait un lieu tenu secret, sous haute protection américaine. Il expliquait que, dirigeant une agence de renseignement et d'information, il n'avait pas pu se résoudre à la mettre au service d'un retour de la dictature. Que, par ailleurs, il avait de bonnes raisons de penser qu'un putsch communiste était en préparation au moment où le Maréchal avait renversé son propre gouvernement. Il accusait l'ALN et les divers mouvements autonomistes de vouloir brader l'indépendance et l'unité du pays, mettait en garde contre le danger fondamentaliste, car il détenait les preuves formelles du noyautage de ces organisations par des religieux extrémistes, dont il estimait qu'ils ne tarderaient pas à prendre le dessus. Entre le chaos, l'obscurantisme religieux et une dictature sanglante et corrompue, il soutenait la voie de la transition démocratique, que pouvait seul assurer le représentant légitime de l'état, Omar Iskandar. Il terminait en en appelant à l'aide des puissances occidentales.

Restait la Garde verte, les prétoriens du Maréchal, l'élite de l'élite. Une petite partie, celle cantonnée dans la capitale, lui était restée fidèle. Mais l'essentiel de ses forces se trouvait à la frontière nord, autour de Tyrsa, où elle remplaçait provisoirement l'armée régulière, qui finissait d'évacuer la province. Là encore, on s'attendait à ce qu'elle intervienne pour s'assurer du contrôle de cette région stratégique, puis nettoie les zones encore indécises.

À la stupéfaction générale, elle avait, en effet, avec ses blindés dernier modèle, son artillerie, son infanterie de choc, pris le contrôle d'un bon sixième du territoire national. Son chef, le commandant Kayser, avait donné un communiqué, dans lequel il déclarait reconnaître l'autorité du colonel Gris, et placer ses forces au service du gouvernement légitime, renversé par la dictature.

Bref, le pays, déchiré entre les factions et les mouvements, gouvernementaux, maréchalistes, autonomistes et partisans de l'ALN, était en voie de libanisation accélérée. Une offensive de l'ALN avait failli, huit jours après le coup d'État, emporter la capitale, sauvée in extremis par un conglomérat de milices maréchalistes fanatiques, de soldats de la Garde verte et de détachements de l'armée régulière, qui, à peine les forces de l'ALN difficilement repoussées, avaient commencé à se tirer dessus.

Je te connais, disait la vieille. J'ai compris tout de suite, en voyant la tournure prise par les événements, que, dès le début, c'est là que tu voulais en venir. En laissant croire à ton maître que tu allais le sauver, tu le conduisais froidement vers sa perte. Mais tu ne pouvais pas le renverser seul, toi contre lui. Il le savait, c'est pour cela qu'il t'avait mis à cette place. Tu ne serais jamais qu'un serviteur, et un serviteur peu présentable, un petit colonel, sans doute juif, ou supposé juif, on n'en avait pas la preuve, un serviteur aussi sanglant, aussi cruel que ton maître, plus encore peut-être.

Je t'ai lu, toi l'illisible, toi dont les voies sont impénétrables, disait la vieille à son fantôme, j'ai cru voir d'un coup, comme un clair dessin déployé sous mes yeux, l'arborescence immense de tes intrigues. La fin des temps, tu l'avais fomentée depuis très longtemps, peut-être, qui sait, depuis le début, cette vision t'habitait déjà alors que, jeune officier obscur, tu visitais ma mère, fasciné par sa beauté, son élégance, ce monde artistique qui t'était étranger. Le Maréchal devait se détruire lui-même, saper les assises de son propre pouvoir, jusqu'à ce dernier geste par lequel, enfin, il se dépouillerait de tout, et je me suis demandé si tu n'avais pas été aussi sensible à l'élégance de ton plan qu'à son efficacité. Il te fallait l'apocalypse. Il fallait que tout soit perdu pour que tout soit regagné. Ce n'est que dans l'apocalypse que tu pourrais apparaître comme un recours. Encore ne pourrais-tu jamais être le premier. La pleine lumière n'était pas faite pour toi. Mais tu pourrais être le vrai maître, derrière une façade quelconque, et tu avais trouvé la façade, le brave homme de paille, celui que tu utilisais depuis un moment déjà, et qui n'avait rien compris, Omar Iskandar.

Eh bien, disait la vieille, tu le sais, à présent tu le sais, je ne me trompais pas, et pourtant je me trompais. Dans ce qui se passait, et qui de bout en bout avait été voulu par toi, quelque chose t'échappait.

Le Maréchal, pendant un moment, a paru perdre pied. Il errait dans la maison, sans dire un mot, ou bien occupait la cuisine, dans laquelle il passait des heures sur des préparations généralement infectes. Il revenait de manière obsessionnelle à des considérations sur le temps qu'il faisait, s'interrogeait sur les météores, mûrissait, debout devant la fenêtre, des prédictions complexes sur la pluie et ses diverses incarnations. D'autres fois, il se lançait dans des dialogues inquiets avec un personnage absent, dont il était difficile de comprendre de qui il s'agissait au juste, mais dont le Maréchal paraissait craindre le retour imminent, que préparait le chaos dans lequel sombrait le pays. Et c'était comme si les analyses maniaques de l'état de l'atmosphère auxquelles il se livrait avaient été en réalité une tentative de lecture des signes annonçant dans le ciel l'arrivée de l'inconnu.

L'hôtesse considérait le Maréchal avec l'inflexible égalité d'humeur dont elle ne se départait jamais. C'est du même regard technique et dépourvu d'expression qu'elle l'aidait à enfiler ou à retirer sa robe de chambre, qu'elle lui servait son café ou son scotch.

Des colères aussi l'emportaient, sans prévenir, d'une violence telle qu'on se demandait comment il en reviendrait, il éructait des obscénités inouïes, des choses qu'on n'aurait pas imaginées, et qui paraissaient répandre dans le salon tranquille une puanteur de charnier. Il décrivait les divers supplices auxquels il destinait Gris, Kayser, Iskandar, Hong, Trivelin, et puis, à la fin, le langage lui échappait. C'était un flot d'onomatopées, trop chargées d'énergie brute pour former des mots et s'articuler en phrases, qui finissaient par se confondre en hurlements, en hululements, en clameurs sauvages de damné tourmenté dans les enfers, et qui faisaient mal à entendre. Il détruisait à peu près tout ce qui se trouvait à sa portée. Je quittais la pièce. Lorsque le silence revenait, je descendais. Le dôme énorme de son crâne chauve dépassait du fauteuil. Je lui massais les épaules. Sous mes mains, je sentais rouler des paquets de muscles durs comme la pierre, j'avais l'impression de caresser la statue difforme d'un animal fabuleux.

Il a pris l'habitude ensuite de laisser le jour tomber sans quitter son fauteuil du salon. La nuit le prenait là, le matin l'y récupérait, allumant dans la robe de chambre des reflets rouges qui constituaient sur lui l'unique signe de vie. L'hôtesse déposait sur la table basse des sandwiches, des boissons chaudes. Je ne dormais pas beaucoup. Je l'imaginais, en bas, bondé de la foule des morts, saturé des calculs et des décisions qui, tous, menaient à ce désastre.

Il m'arrivait de descendre. Certaines nuits, la lune se posait sur lui. Dans cette lumière blanche, les traits de sa face endormie s'organisaient différemment. Je voyais émerger un visage sous le visage. C'était un autre qui était là, quelqu'un que je n'avais jamais connu, et qui voulait revenir occuper ce corps au moment où personne n'était censé le voir. Peut-être avait-il vécu longtemps auparavant, fugitivement, avant d'être masqué par le faciès brutal et solennel du Maréchal. Peut-être, durant d'autres nuits, la nuit éveillait-elle bien d'autres visages. Je ne savais pas pourquoi j'étais là, ce que je faisais, morte pour le reste du monde, dans cette villa sinistre, en compagnie de ce vieux tyran déchu. Il me semblait que la réponse aurait pu se formuler sur les lèvres de tous ces visages que je n'avais pas vus, qui revenaient ensuite, au moment où, remontée dans ma chambre, je m'endormais enfin, me chuchoter à l'oreille une évidence que seuls mes rêves entendaient.

Ce n'était pas tant la trahison de Gris qui rendait fou furieux le Maréchal que la pensée d'avoir été, depuis le début, le jouet de ses manipulations. Encore cela entrait-il dans le domaine des possibilités qu'il avait envisagées, contre lesquelles il s'était prémuni, précisément en se ménageant un réseau d'abris secrets d'où il était censé manipuler ses substituts. Il avait songé à un coup d'État classique, aboutissant à l'assassinat ou à la capture de son fantoche, et lui reparaissant, annonçant au monde étonné qu'il était encore là, rassemblant pour la contre-attaque ses partisans galvanisés par le miracle, bousculant ses ennemis tétanisés. Or tout ce patient montage, secrètement élaboré pendant des années, avait lamentablement échoué. Il était coincé là, réduit à n'être que l'oncle, il ne pouvait plus sortir de cette peau ni reprendre sa place dans le conflit. L'idée de cette vie, qu'il ne se représentait que comme une épopée, venant s'engluer dans les soupes au poireau et les tisanes tilleul-menthe, le rendait fou. Par un étrange effet du destin, et de tes machinations, qui parvenaient à ressembler au destin, tout s'était retourné, il avait travaillé à devenir rien.

Nulle pensée, disait la vieille, sur laquelle il pût se reposer ; toutes les positions mentales étaient devenues intenables, il ne pouvait que passer du grotesque au sordide. Cela, il n'en disait rien, mais j'avais fini par le connaître assez pour deviner ce qui l'agitait. Une partie de lui aurait admis une fin tragique, pourvu qu'elle soit éclatante, c'était là le Maréchal d'autrefois, le dictateur flamboyant. Celui-là ne pouvait pas endurer la pensée de cette disparition dans l'anonymat. Une autre partie de lui, un Maréchal plus subtil, plus intériorisé, avait voulu disparaître, et que l'absolu du pouvoir se confondît avec l'absolu de l'invisibilité. Ce Maréchal-là, qui croyait avoir atteint la plénitude dans l'effacement, se trouvait ridiculisé, puisque la disparition, la pure et simple disparition se montrait à lui dans sa vérité, bête et banale, et qu'il ne pouvait la supporter. Il voulait n'être rien, mais à condition que l'univers le sache. Être caché, mais sous un regard absolu.

Le chaos sanglant dans lequel était plongé tout le pays, et que la capitale reproduisait en miniature, avait fini par faire désordre aux yeux de la communauté internationale. D'autant qu'elle redoutait l'exportation du chaos et la déstabilisation de toute la région. Le maréchal Ghor avait remporté quelques brillants succès militaires en Araxie, mais son intervention avait suscité un début d'implosion du pays. Ghor se maintenait difficilement, au prix d'opérations militaires toujours plus sanglantes.

La prise de Bohu par les rebelles, facilitée par la trahison du général Pasquin, qui avait finalement lâché le dictateur, avait donné lieu à des scènes d'horreur insupportables. Le Maréchal était prisonnier, on avait vu des photographies d'un géant vieillissant, une sorte de vieux clochard clignant des yeux pendant que des soldats hilares l'exhibaient. Les Services disposaient de réseaux à l'étranger, payaient des journalistes et des parlementaires américains ou français qu'ils chargeaient de faire du lobbying en faveur d'une intervention « humanitaire ». Tu as obtenu ce que tu voulais, ce que dès le début tu avais prévu. Les blindés occidentaux ont ramené Omar Iskandar dans la capitale. Et toi aussi, bien sûr.

Tu n'étais plus tout à fait le dragon caché, l'invisible Gris, patron des Services secrets. Tu évitais les télévisions et les photographes, mais on te consacrait des articles dans des magazines sérieux, assortis d'images anciennes. Ce qui paraissait les exciter tous, c'est que tu étais mystérieux. On avait peu de photos de toi, des récits contradictoires de ta vie circulaient, tu t'étais toujours « tenu à l'écart des projecteurs ». Les clichés pleuvaient dru, comme d'habitude : tu avais été « l'éminence grise » du régime, « l'homme de l'ombre ». Ils s'ingéniaient à ne jamais employer une formule qui ne fût préfabriquée. Comme ils étaient incapables de livrer beaucoup d'informations sérieuses sur toi, incapables de révéler ce secret autour duquel ils tournaient, ils faisaient en sorte que ton secret ait l'air du secret habituel, du secret banal, celui qui s'exprime en formules connues, celui dont on parle en des termes si exténués qu'on a le sentiment de tout en savoir depuis longtemps.

Je demandais à la vieille si elle se souvenait de quels magazines il s'agissait, si elle en avait conservé des exemplaires. Elle ne m'entendait pas, et quelques recherches en bibliothèque, vite découragées, ne m'ont rien donné qui corresponde à ses descriptions.

Sur ces photographies, disait la vieille, je cherchais à reconnaître l'image de mes souvenirs d'enfance. Mais je n'avais pas d'images précises de toi dans mes souvenirs, et c'est plutôt à les susciter, à fixer une vague impression de sorte qu'elle devienne un souvenir que je m'évertuais en regardant ces clichés un peu flous. On y voyait un homme jeune, en uniforme, le visage ascétique, les joues creuses, fixant l'objectif de ses yeux pâles profondément enfoncés dans les orbites, comme pour enregistrer le signalement de celui qui prenait la photo. Ce n'était même pas un physique original, sa perfection tenait justement à sa relative inconsistance, et sa maigreur même était en quelque sorte un genre de maigreur répertorié, sans excès.

Je ne sais même pas si tu as jamais ressemblé à cette image, si ce qui a été saisi de toi à cet instant indéterminé n'était pas un de ces visages inconnus qui affleurent parfois malgré nous à la surface de celui auquel nous sommes habitués, et ne se manifestent plus. Ou si, plus simplement, tu ne faisais pas circuler de fausses images de toi. J'ai fini par comprendre que, au-delà de la simple précaution, ton désir était de n'être personne, de ne ressembler à rien. Nous y parvenons tous, passé le court moment où, peut-être, on se ressemble un peu à soi-même. C'est ici que je suis à présent, je rejoins cette époque de ma vie où, jeune fille, j'habitais l'indéfini. Mais cela, que l'on subit, tu as cherché à en faire le principe de ta force. Je me suis demandé si, inconsciemment, le Maréchal n'avait pas cherché à t'imiter, lui qui dans ses excès semblait l'exact opposé de toi.

La vieille épiloguait sur ce que je savais. Je connaissais les grands traits de la présidence d'Iskandar. Les forces d'intervention l'avaient remis à la tête du gouvernement provisoire, en lui assignant pour tâche immédiate d'organiser des élections présentables, dans un territoire qui n'était que très partiellement contrôlé. L'homme fort du régime était en réalité le colonel Gris, un transfuge de l'ancien régime qui avait essayé de s'acheter une conduite, un spécialiste des coups tordus miraculeusement converti à la démocratie. On s'accordait à le considérer comme le sous-marin des Américains. Oui, pour autant que je me souvienne, c'est ce qui se dégageait de la documentation que j'avais consultée. Mais je ne me remémore pas de faits précis qui seraient venus asseoir cette thèse. J'ai peut-être oublié. Je crois aussi que sa présence au sein du gouvernement avait suscité quelques polémiques dans les journaux occidentaux. On le présentait comme un tortionnaire. Là encore, il me semble bien que les histoires que l'on rapportait à son sujet ne constituaient que des présomptions, sans preuves formelles.

Pour toi, disait la vieille, l'histoire était terminée, les temps étaient révolus, tout menait à cet accomplissement eschatologique, au règne éternel des Services. Tu avais enlevé la poupée Kobal qui recouvrait la poupée Maréchal, tu avais enlevé la poupée Maréchal, et dans la poupée Maréchal il ne restait plus qu'Iskandar, c'est-à-dire rien, c'est-à-dire toi. La réalité advenait enfin, au terme des illusions. Tu n'imaginais pas ne pas être la dernière poupée, tu n'imaginais pas que l'on pût à ton tour te soulever pour révéler une autre poupée. Tu n'as pas tout compris, il reste encore quelque chose à dire que je n'ai jamais dit, et que tu n'as pas su, toi qui sais tout.