CHAPITRE XXX

Où l'on constate que les manipulations du colonel Gris

entraînent des conséquences inattendues

 

Souviens-toi. Essaie, disait la vieille à son fantôme. Ta mémoire doit être pire encore que la mienne, et s'en aller par lambeaux, n'est-ce pas, tu tentes encore de t'accrocher à des morceaux de souvenirs, et peut-être ne sais-tu même plus de quoi je te parle, dans ta vieille tête pleine de courants d'air il ne reste que des souvenirs d'enfance et de jeunesse, bien avant tout cela, l'ombre d'un rocher sur une plage, la chevelure d'une mère qui vient masquer la lumière de la lampe, le sein alourdi d'une femme encore belle, le profil d'une petite fille qui s'endort dans son lit. Mais je veux que tu m'entendes, je veux que ce qui a été ne te quitte plus, et que tu le saches à jamais.

Tu t'étais fait nommer ministre de la Défense du gouvernement provisoire. Pasquin avait pris le commandement en chef des armées. Les Services de renseignement de l'ancien régime, tu les avais fait placer sous l'autorité de ton ministère, de sorte que tu avais en main à la fois l'armée et les Services secrets. Comme la police avait été à peu près réduite à rien par la guerre civile, et qu'il fallait la reconstruire complètement, c'est l'armée qui assurait l'essentiel des tâches de police. Par conséquent, c'est toi qui avais été chargé d'assurer le bon déroulement des élections libres et démocratiques, en collaboration avec les troupes d'intervention occidentales. Tu ne laissais rien au hasard. Toi, l'invisible colonel Gris, tu sortais de l'ombre, mais non sans avoir pris toutes précautions. Tu étais le vrai maître.

Le résultat figure dans les livres d'histoire : Omar Iskandar rafle les deux tiers des voix, les miettes sont partagées entre les figurants, des libéraux, des communistes (il en restait), des partis régionaux et des partis religieux présentables. La perfection : pas tout à fait un score stalinien, mais une légitimation massive tout de même. Le résultat est validé, de guerre lasse, par les instances internationales, que l'invraisemblable bazar de l'organisation a déjà épuisées. Je ne doute pas un instant que tu n'aies en partie orchestré ce bazar.

Pour mieux incarner avec zèle la toute fraîche vertu démocratique, tu devances le désir de justice des occupants. Ton armée et tes Services pourchassent férocement les anciens collaborateurs du Maréchal, c'est-à-dire tes ex-collègues, accusés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Certains ex-chefs rebelles y passent aussi. En revanche, le gouvernement libre et démocratiquement élu exige d'exercer la justice lui-même. Les criminels ne sont pas traduits devant un tribunal international. Ils sont jugés rapidement, exécutés sans délai, dans le cas où on a réussi à les prendre vivants. Tu effaces systématiquement le passé. Le procès de l'ex-dictateur est mené tambour battant, deux jours après le verdict il est pendu, son corps brûlé, ses cendres dispersées. C'est toi, Gris, qui as anéanti le Maréchal.

Je ne crois pas, disait la vieille, que tu t'étais sincèrement converti aux joies de la démocratie et de la liberté. Ce que je pense, en revanche, c'est que tu avais compris, bien avant les autres, que ça pouvait être payant. L'époque était à l'idéalisme. On intervenait au nom des droits de l'homme. Le choix comportait des risques. Il pouvait se retourner contre toi. Tu as pris ces risques, en te disant que tu pouvais te rendre assez indispensable aux Occidentaux pour les réduire au minimum. C'est bien cela, n'est-ce pas ? Et je te reconnais là. Plus malin que les autres, toujours. Enfin presque toujours. Il y a un moment où il est payant d'utiliser la force pour écraser la liberté. Il y a un moment où il faut utiliser la liberté pour ramasser le bénéfice de la force.

Donc, avec zèle, tu as pourchassé les ennemis de la liberté. On avait dissous la Garde verte, évidemment. D'autres unités avaient vu le jour, les UMOS, les Forces spéciales d'intervention. Tu les avais sous la main. Le commandant Kayser, un homme intègre, qui n'avait jamais trempé dans aucun massacre, a été nommé colonel, et chef des Forces spéciales. C'est-à-dire de la seule unité vraiment efficace. L'armée avait implosé et les Occidentaux essayaient, difficilement, de la reconstituer.

On suivait ça d'aussi près que possible, dans notre villa, au fond de cette rue tranquille où ne passaient que de rares voitures. Tes soldats pourchassaient les extrémistes religieux, les ex-maréchalistes, les seigneurs de la guerre, toute une ménagerie politique qui mettait le pays à feu et à sang. Dans les villes sous ton contrôle, on arrêtait les prédicateurs fondamentalistes, qui s'étaient mis à grouiller partout après la chute du Maréchal, sans parler des Guides suprêmes ressuscités qui naissaient ici et là, et regroupaient des partisans éphémères, avant d'être tués ou démasqués, en attendant que d'autres fassent leur apparition. Dans le nouveau gouvernement, tu avais fait le ménage aussi, dégagé les plus louches représentants des anciens temps, pour placer quelques vieux démocrates respectables. Iskandar signait tout les yeux fermés. Tout semblait fonctionner à merveille. Le seul problème, c'est que ni toi ni les Occidentaux n'arriviez à mettre de l'ordre dans le chaos où s'enfonçait le pays.

Par la suite, je me suis dit que je m'étais sans doute trompée sur tes relations avec Son Gendre. J'ai eu l'occasion de parler avec Sterne. Nous n'avions guère que cela à faire, parler, pendant cette période. D'après lui, avant que je ne débarque, l'hostilité entre vos deux clans n'était pas aussi intense qu'elle l'est devenue par la suite. J'ai construit une théorie là-dessus.

Pour moi, tu avais dû chercher une potiche docile pour remplacer le Maréchal, puisque tu ne pouvais pas le faire toi-même. Tu as dû essayer Sacha. Inévitable. Un dépravé alcoolique, ça aurait pu faire l'affaire. Mais tu le croyais facile à manipuler, et tu as dû t'apercevoir qu'en réalité, il était incontrôlable. Peut-être as-tu tenté de t'entendre avec Son Gendre. J'imagine bien ce que tu as pu lui proposer. Ou du moins lui laisser entendre : l'argent et les honneurs pour lui, la réalité du pouvoir pour toi. Là encore, ça n'a pas fonctionné. Le gros voulait tout, évidemment. Il se croyait assez fort pour l'obtenir.

Il ne te restait qu'à les éliminer, à montrer au Guide à quel point tu étais un serviteur zélé, en attendant de trouver autre chose pour te débarrasser de lui. Tu étais assez intelligent pour savoir que son régime était devenu difficilement acceptable. Les temps changeaient. Les vieux dictateurs lassaient. Si le Maréchal tombait, tu tomberais avec lui. Il m'a fallu un moment pour y voir clair, et je ne suis même pas tout à fait sûre que les choses avaient cette évidence, même pour toi, le grand calculateur. J'imagine qu'il a dû y avoir des tâtonnements et de l'improvisation.

Au bout de quelques mois, on comprend que les monstres engendrés par la chute du Maréchal ne pourront pas être éliminés. Les Occidentaux perdent des soldats. Leurs opinions publiques désapprouvent la guerre. Ils envisagent le retrait de leurs troupes. Les Fous de Dieu prolifèrent, dévorent progressivement les autres factions de la résistance armée. Même les maréchalistes se réclament de la religion. Tout ça est ennuyeux pour toi. Je t'imagine combinant d'autres plans plus subtils les uns que les autres. Mais il y a un moment, tu vois, où la plus grande intelligence ne sert plus à rien. Et, finalement, ta créature t'échappe.

Le président Iskandar se met à prendre des initiatives. Des initiatives qui ne te plaisent pas. J'imagine que vous avez dû avoir quelques échanges difficiles. D'un côté, il se met à verser dans la bondieuserie, lui aussi. Il promulgue des décrets discriminatoires envers les autres confessions, introduit dans la loi un certain nombre de pratiques religieuses, châtiments corporels, obligation pour les femmes de porter le voile, etc. Il donne des gages aux factions extrémistes de la résistance. Et puis il commence, avec l'accord des Occidentaux, à entamer des négociations avec certaines d'entre elles, qu'il présente comme moins extrémistes que les autres. Il est question de refaire le coup du gouvernement d'union nationale. Les Occidentaux sont contents. Ils achèvent de replier leurs troupes terrestres. Ils ne laissent que des instructeurs et des avions.

Évidemment, tu ne peux pas accepter ça. Les religieux te haïssent. Pendant des années, chef des Services secrets du Maréchal, tu les a emprisonnés, torturés, pendus, fusillés, ils veulent ta peau. Et tu sais qu'avec eux tu ne pourras pas négocier. Bien sûr tu as dû envisager quelques coups tordus, mais à quoi bon prêter aux factions rebelles de faux carnages et de fausses horreurs ? Plus tu les rends atroces, plus Iskandar voudra négocier. L'obstacle, c'est lui.

Mais c'est aussi toi. Tu sais que s'il veut continuer sur cette voie, il devra oser te débarquer. Je t'imagine, à ce moment, pesant le courage d'Omar Iskandar, les appuis dont il pourrait disposer pour se débarrasser du plus puissant personnage de son régime, l'indispensable colonel Gris. Comment te défaire d'un président élu, soutenu par tes amis occidentaux ? Qui mettre à la place ? Quelles cartes te reste-t-il ? Tout est en ruine, tout le monde est mort ou en fuite. Et, pendant ce temps, dans la villa, nous ne savions à peu près rien. Le monde passait loin de nous, et nous n'en recueillions que des rumeurs incertaines. Plusieurs de nos contacts avaient disparu, et Sterne s'évertuait, sans grand succès, à rétablir des liens.

Je connais Omar. Il n'a jamais été très courageux. Il n'aurait rien osé contre toi si on ne lui avait pas donné certaines assurances. Quelqu'un lui a certifié qu'il pouvait se lancer. Peut-être même l'a-t-on poussé. Il t'a fait le coup classique, celui du faux coup d'État.

Je suppose que tu t'attendais à quelque chose dans ce genre-là. Un matin, tu apprends, très tôt, à la radio, le remaniement gouvernemental. Tu es viré, ainsi que deux ou trois ministres, des gens sur lesquels tu avais la main, bien entendu, des survivants de l'ancien régime, je crois, je ne me souviens plus très bien. Tu apprends aussi que certaines unités se sont insurgées à cette nouvelle, une partie de l'armée s'est rangée derrière toi, qui en es le chef, alors que tu n'es au courant de rien de tel, tu n'as aucune nouvelle de ces prétendus partisans, mais des blindés loyalistes ont pris position devant divers bâtiments officiels pour les protéger de ta pseudo-tentative de putsch.

L'insurrection bidon permet à Iskandar de vous déclarer hors la loi. Bref, on te force la main, on te fait sortir du bois, toi, le spécialiste inégalé de ce genre de manœuvre. Et je t'avoue qu'en apprenant ça, moi aussi, je me suis demandé qui avait bien pu apprendre à Omar à jouer à ce genre de jeu. J'ai compris ensuite.

Tu n'as pas le choix : avec le petit groupe des destitués, tu proclames un contre-gouvernement. Vous avez réussi à trouver refuge dans un des bunkers des Services, dans la banlieue de la capitale. Vous dénoncez le coup de force. Qui avais-tu mis en avant, pour ce coup-là ? Quel guignol présentable et docile ? Je ne sais plus très bien, et toi non plus sans doute. Il me semble que c'était Hamann, un vieux démocrate qui avait passé quinze ans dans les geôles du Maréchal. Nous oublions ensemble. Écoute encore pourtant, écoute encore, je veux que tu entendes jusqu'au bout le récit de ce que tu crois savoir, disait la vieille.

Il y a quelques heures de confusion où on ne sait plus qui fait quoi, ni qui obéit à qui. J'imagine pourtant que tu es relativement sûr de toi, n'est-ce pas ? Tu as bien verrouillé le système. Tu n'ignores pas que l'armée est partagée. Pasquin, le général en chef, est avec toi, c'est ta créature, mais Pasquin n'a pas la confiance de l'état-major, ni de tous les soldats. Plusieurs généraux te sont hostiles. D'autres s'accommodent mal de la concurrence des Forces spéciales d'intervention. Peu importe : l'armée, ce n'est plus grand-chose. Les Forces spéciales ont les blindés modernes et les troupes bien entraînées. Elles sont ta chose. Kayser, ton satellite, les commande. La clique d'Iskandar ne tiendra pas une semaine.

Ce qui s'est passé ensuite, tu ne l'as toujours pas compris, n'est-ce pas ? Et personne ne l'a compris. Je ne suis même pas sûre qu'on ait vraiment cherché à le faire, ce n'est au fond qu'un détail parmi la foule des détails qu'on n'approfondit pas. Il y a tellement de causes possibles, et qui s'entremêlent, qu'on renonce à chercher celles qui peuvent mouvoir des personnages secondaires. Les hypothèses plausibles suffisent. On se dit qu'il y a une nécessité de l'histoire, et que tu appartenais de toute façon au passé. C'est une pensée reposante.

Kayser avait toujours été ton molosse. Je ne sais pas comment tu le tenais, mais le fait est que tu paraissais bien le tenir. Et puis tu savais que, pour lui, te perdre, c'était s'exposer. Sans toi, toutes les haines et toutes les envies se seraient déchaînées contre lui, l'étranger, le soudard, la brute. Aucune trahison ne pouvait te surprendre tout à fait, bien sûr, encore moins t'affecter, mais je me plais à croire que cette trahison-ci t'a un peu fait vaciller, juste un instant.

Tu ne dis rien, murmurait la vieille. Tu me regardes, avec tes yeux vides. Tu ne ressembles plus à grand-chose. Parfois, j'ai du mal à cerner ton image, à te distinguer des motifs du papier peint et des contours des ombres. Ne t'en va pas, pas tout de suite, reste encore, il faut que je te dise. Ce qui t'est arrivé, je n'y suis pas étrangère.

Les Forces spéciales ont pris parti pour le gouvernement d'Iskandar. En une demi-journée, l'affaire a été réglée. Elles ont pris d'assaut le siège du gouvernement factieux. Il y a eu un peu de casse, un incendie s'est déclaré. Ton Premier ministre s'est rendu. Dans sa grande mansuétude, on ne l'a condamné qu'à la prison à vie. De sorte que s'il s'agissait bien du vieux Hamann, il a dû aller retrouver la forteresse de Tarvas, qu'il n'avait quittée qu'une année, le temps de prendre l'air. Pasquin a été livré par ses propres soldats à Kayser, qui l'a abattu de sa main. Et Iskandar, l'homme du progrès, l'incorruptible, a pu continuer sa politique d'ouverture en direction des religieux. Ça n'a pas servi à grand-chose, d'ailleurs, ni les fondamentalistes les plus enragés, ni les ex-maréchalistes, ni les seigneurs de la guerre, ni les indépendantistes de toute espèce, ni ce qui restait de l'ALN ne voulaient entendre parler d'un accord avec lui.

On n'a jamais retrouvé ton corps. Pour certains, qui se fondent sur le témoignage de l'un des soldats survivants, tu t'es tiré une balle dans la bouche, et ton corps a été brûlé par tes gardes dans l'un des fours crématoires du bunker, qui servaient à faire disparaître les cadavres de ceux que les Services avaient interrogés. Pour d'autres, tu es mort dans l'incendie d'une partie du bâtiment.

Il y en a quelques-uns, pas beaucoup, qui ont continué à te croire vivant, décelant, ici ou là, des traces de ton passage, ta marque de fabrique dans telle bizarrerie politique. Une fois passés les grands soubresauts de l'histoire du pays, qui n'ont occupé les journaux du monde que quelques mois, par intermittence, il fallait être initié pour connaître ne fût-ce que ton nom.

Ce nom, Gris, on le retrouvait dans les longs délires avec lesquels les obsédés du complot ont rempli des pages obscures, puis des sites internet fréquentés par leurs semblables. On ne savait pas vraiment à quoi tu ressemblais, rarissimes et incertaines étaient les photos sur lesquelles on pouvait mettre ton nom, et pourtant on te voyait ressurgir ici ou là, comme jadis le tsarévitch, ou Louis XVII. Fantomatique toute ta vie, jusqu'à, pour certains, n'avoir d'existence qu'hypothétique, tu étais devenu un fantôme de fantôme, l'ombre d'une ombre. Ce que tu es aujourd'hui n'est que la conséquence logique de ce que tu as cherché à être. Tu as si peu vécu que tu ne parviens pas à mourir. Et moi, je te regarde, sans fin, ne pas mourir.

Ce serait bien de toi, que d'avoir organisé l'illusion de ta mort, et de disparaître dans une déflagration, à la manière du prestidigitateur. Le Maréchal affirmait ne pas s'y tromper. Sterne abondait dans son sens. Il y avait bien des choses que l'on ignorait, au fond des bunkers des Services, bien des manières de disparaître, sans parler des complicités secrètes. Des années plus tard, à un moment où j'avais définitivement perdu de vue Sterne et le Maréchal, ils auraient vu, comme moi, un indice supplémentaire de ta survie dans le sort d'Hellequin-Kayser.

Un ennemi ordinaire se serait contenté, pour avoir sa peau, de faire sauter sa voiture, même au prix de la vie de cinquante personnes. Et, s'il y avait eu un enjeu politique, ils l'auraient tué plus tôt. Ceux qui se sont occupés de lui ont pris des risques. Il était l'une des personnes les mieux protégées du pays. Ils ont été patients. Combien de temps après ta disparition ? Je ne sais plus. Trois ans, quatre ans, quelque chose comme ça. Pour une fois, il ne séjournait pas dans une caserne, mais dans un hôtel de luxe, au bord de la mer, évidemment flanqué de dizaines de barbouzes. Il faisait venir des filles.

Un matin, on ne l'a pas retrouvé dans son bungalow. Ni lui, ni les filles, ni certains de ses barbouzes. Quelques jours après, il a réapparu dans une décharge, sous forme de cadavre. Un cadavre horriblement mutilé. J'ai encore les journaux qui racontent cet épisode sordide. Tu l'avais voulu vivant, tu avais voulu qu'il sache à qui il devait sa mort, et tout ce qui l'a précédée.

Je me souviens qu'en lisant l'article, j'ai pensé à la face d'Hellequin, j'ai pensé à ce qu'Ivan m'avait raconté de lui, et j'ai lu les déformations de son visage comme l'annonce de l'horreur qui l'attendait, comme la connaissance, inscrite secrètement dans son corps, de ce à quoi il était destiné. M'est apparue la réversibilité des têtes de bourreaux, et dans la souffrance des victimes que la brutalité de leurs traits prophétise, j'ai vu leur propre souffrance, celle qui leur revient, dès l'origine. Pas la souffrance au nom de laquelle leurs avocats cherchent sempiternellement à leur obtenir des circonstances atténuantes, un père violent, une mère alcoolique, souvent rien de tout cela, non, rien qui puisse les racheter de quoi que ce soit, mais autre chose, de quasi inaccessible, en deçà même de la conscience, et qu'il m'a semblé deviner chez des êtres comme Sacha ou Hellequin, l'intime évidence d'être à jamais exclu de la grâce. Le refus originel du pardon. Je n'ai éprouvé aucune sorte de compassion en apprenant la fin atroce que tu avais réservée à Hellequin. Elle était à lui, il lui fallait la recevoir, comme l'impossibilité de ta fin est à toi, qui te condamne à devoir m'entendre pour l'éternité, du moins pour ce qu'il en reste.

Quant à ce qu'il est advenu du Maréchal, du moins de celui que la vieille présentait comme le Maréchal, et qui était peut-être un fou qui se prenait pour lui, ou l'une des créatures de Gris laissée à elle-même après la disparition du démiurge, et continuant à fonctionner comme une mécanique, je n'ai pas pu en savoir beaucoup plus. Sur la dernière bande magnétique qui le concernait, la voix de la vieille hésitait un moment lorsque je l'interrompais, et puis elle se remettait en marche, creusant plus profond les galeries du passé, comme si je n'avais rien dit, comme si cette voix que j'entendais, que je reconnaissais comme la mienne, n'avait pas existé.

Tandis que les UMOS, les Forces spéciales et les troupes internationales tentaient difficilement de reprendre du terrain aux rebelles, le Maréchal, qui pour le monde entier était mort pendu dans une caserne, et dont le corps avait été inhumé dans un lieu inconnu, s'extrayait de sa léthargie. Il avait traversé sa mort. Désormais, il ne traînait plus devant les fenêtres, à regarder la pluie, ne passait plus ses nuits dans le silence nocturne des pièces. Il avait décidé de réveiller ses contacts dans le pays.

Souvent, disait la vieille, je devais me lever tôt le matin, rejoindre le centre-ville, et prendre le bus vers la capitale, ou vers une des quelques grandes villes que l'on pouvait encore rejoindre sans traverser des zones de guerre. Les adresses que l'on m'avait données ne conduisaient souvent qu'à des immeubles détruits par les bombardements, ou à des hôtels sordides, où l'on ne semblait jamais avoir connu celui que je cherchais, même si je me risquais à essayer les différents noms possibles de mon contact.

D'autres fois, je tombais sur des types qui me considéraient d'un œil torve, et faisaient semblant d'ignorer de quoi je voulais parler. Ceux-là, j'avais ordre de les faire disparaître. Ils ne se méfiaient pas. Le lacet autour du cou les surprenait toujours. Je les laissais là, entre leur vaisselle et leur bouteille entamée, un cadavre de plus ne dérangerait personne. J'arpentais un monde semblable à une fiction. Les noms, les adresses, les messages, tout l'arsenal de paroles dont on m'avait équipée ne correspondait à rien dans la réalité. Il m'arrivait de me demander si le Maréchal n'était pas en train de se raconter, avec mon aide, la peu crédible histoire de sa reconquête du pouvoir grâce à ses réseaux cachés.

Je parvenais cependant parfois à joindre des contacts qui savaient de quoi je parlais. Je me méfiais pourtant. Il pouvait tout aussi bien s'agir d'indicateurs, les nouveaux Services en avaient partout, qui recueillaient des informations sur les différents mouvements de résistance. Sterne avait prévu une batterie de questions précises qui devaient servir en principe à les démasquer. S'ils ne passaient pas l'épreuve, ils avaient droit à la cordelette. Je me disais, en serrant, que le temps avait coulé, et que peut-être ils avaient, en me répondant, commis une erreur de bonne foi. Je ne savais pas qui j'étranglais. Quant aux autres, ils étaient censés transmettre les instructions du Maréchal aux chefs de guerre qui se réclamaient de lui, en dépit de sa mort officielle. On leur assurait qu'il était vivant, et qu'il ne tarderait pas à faire son apparition, lorsque le moment s'y prêterait.

Sterne passait régulièrement à la villa. Certains soirs, on entendait, dans le silence de la rue, le chuintement des pneus de sa voiture. Le carillon de la grille tintait. Depuis la fenêtre, je surveillais l'allée du jardin. Je le voyais cheminer, légèrement voûté, sous les branches qui se délestaient sur lui de leur pluie. Avec son chapeau et son imperméable mastic, il avait l'air d'un agent d'assurances, d'un cousin ennuyeux en visite. Je me demandais combien de gens il avait fait exécuter, combien il en avait abattus de sa main.

Le Maréchal et lui se livraient à des conciliabules prolongés sous la lampe du salon. On avait sorti du buffet les cartes d'état-major et le porto. Le Guide suprême avait posé ses lunettes sur son nez. Cela se prolongeait tard. J'allais me coucher avant qu'ils aient fini.

Dans la nuit, certains bruits me réveillaient, qui venaient de la chambre du Maréchal. Je m'approchais de sa porte, qu'il fermait toujours à clé. Sterne était parti depuis longtemps, pourtant le Maréchal parlait. La voix que j'entendais, derrière la cloison, il me semblait bien qu'il s'agissait de la sienne, mais ce n'était pas le ton de qui, dans la solitude de sa chambre, se parle à soi-même, comme font les vieux, et comme je sais qu'il m'arrive de le faire. Ce n'était pas non plus cette voix étrange que j'avais parfois entendue. C'étaient de longs récitatifs, des déroulements ininterrompus de phrases auxquelles je ne comprenais rien, prononcés d'une voix uniformément basse. Des silences l'interrompaient. Puis la voix reprenait, mais bien plus basse. Je me demandais s'il s'agissait bien de la même. On aurait dit qu'on l'avait traitée avec un filtre. Le son en était anamorphosé comme les traits d'un visage dans un miroir déformant. Au bout d'un moment, la voix bien connue revenait. Elle parlait d'un ton pressé, altéré. Par moments, elle criait, des formules que je ne comprenais pas. La première fois, j'ai supposé que quelqu'un, un messager, était arrivé tard, pendant que je dormais, et qu'il tenait avec le Maréchal une conférence houleuse. Mais cela a recommencé. J'ai veillé. Personne ne passait la porte de la villa, aucun pas ne faisait craquer l'escalier.

J'en ai parlé à Sterne, un soir, en le raccompagnant jusqu'au portail. Il m'a écoutée, il a ouvert la grille sans répondre. Il ne garait jamais sa voiture devant la maison, mais à quelques rues, jamais dans la même. Vieille routine d'agent des Services. La rue s'étendait loin de part et d'autre, vide sous les lampadaires. Il ne passait jamais personne la nuit. On voyait peu de chose des maisons, derrière les hauts murs et les haies au-dessus desquels dépassaient les branches des arbres chargés de pluie. Peu de véhicules en stationnement, et toujours les mêmes. Il a réfléchi un instant, il a refermé la grille.

Il a allumé une de ses cigarettes bon marché qu'il mettait des heures à finir. Il m'a regardée, et il m'a semblé voir s'ébaucher un demi-sourire sur sa face blême de vieux bureaucrate. J'étais pourtant censée être au courant. Mais il est vrai qu'au début, ça surprenait toujours un peu. Le Maréchal retrouvait ses vieilles habitudes. Est-ce que c'était bon signe ? Allez savoir. Il m'avait déjà parlé, disait-il, de la fascination du Guide pour la magie, et de toutes les légendes qui couraient sur lui. De fait, il convoquait les morts.

La vieille disait que Sterne lui disait ça tranquillement, avec la petite pointe d'ironie qu'on a pour décrire la marotte d'un ami. Sterne, qui parlait si peu, s'était mis à parler, de sa voix froide, sous l'acacia dont les branches retombaient sur la grille qu'elles absorbaient, semblables aux tentacules innombrables d'une méduse, comme si tout cela n'avait plus tant d'importance.

Le Maréchal n'avait jamais pu laisser les morts à leur mort. Ses ennemis exécutés le laissaient inassouvi, il en voulait à la mort de les lui enlever, il lui fallait encore aller les chercher chez elle pour les tourmenter. Pendant des années, ç'avait été un vrai travail que de l'empêcher de tomber sous l'influence de toutes sortes de thaumaturges, sorciers, charlatans, quimboiseurs et médiums de tout poil, qui prenaient sur lui une influence dangereuse. Certains exigeaient des sacrifices humains pour faire tourner leur petite industrie. Ça n'était pas un gros problème, mais à la longue, ils en faisaient une grosse consommation. On avait fini par se débarrasser des plus encombrants, parfois, bien sûr, en leur attribuant des complots imaginaires. D'autres fois, la méfiance naturelle du Guide avait suffi. En tout cas, il avait appris certaines techniques. À présent, il pratiquait tout seul. Il lui fallait parfois certaines matières premières. De la substance vivante, notamment. On tâchait de lui en fournir, aussi discrètement que possible.

Les morts, me disait la vieille que Sterne lui avait dit que le Maréchal lui avait confié, lorsqu'ils se trouvaient dans de bonnes dispositions, lorsqu'on réussissait à les contrôler à peu près, acceptaient d'annoncer l'avenir. Ou plus exactement, la chose était difficile à décrire avec précision, et le Maréchal ne consentait pas souvent à en parler, ils décrivaient les images d'un avenir en voie de réalisation, un fœtus encore incomplètement formé dans le ventre du présent.

Cela dit, ajoutait Sterne, les morts sont une population difficile à contrôler, bien plus que toutes les tribus de notre beau pays. Une fois qu'on leur a ouvert la porte, il devient très difficile de la refermer. Le Maréchal n'est pas capable d'empêcher les intrus de s'introduire chez lui. Depuis longtemps, ses victimes viennent le visiter, dans l'état où la mort les a prises, et ce n'est pas toujours beau à voir. Elles lui font des reproches. Il ne se laisse pas faire, mais il y a eu des jours où je l'ai vu sortir de sa chambre livide, épuisé, couvert de sueur. Heureusement, cela reste exceptionnel. Dans l'ensemble, il s'en sort bien.

La vieille ne parvenait pas à savoir si Sterne parlait sérieusement, s'il y croyait, ou s'il se contentait de décrire avec indifférence les lubies de son chef, en précisant que les morts favoris du Maréchal étaient l'ancien Président de la République, le docteur Gobronski, qui s'avérait, paraît-il, particulièrement disert, mais peut-être avait-il pu adjoindre à ses interlocuteurs habituels de plus récents défunts, le choix était large.

Peut-être aussi cherchait-il à recruter. La manœuvre, disait Sterne que le Maréchal lui avait parfois laissé entendre, était délicate, il fallait prendre maintes précautions pour éviter que l'affaire ne tourne mal. Le Guide prétendait qu'il avait malheureusement, à une ou deux reprises, laissé filer dans la nature des morts de très mauvaise composition. Pour s'en débarrasser, ensuite, c'était toute une affaire. Car il exigeait que les Services fassent pour lui la chasse aux morts en vadrouille, aux défunts marrons, si on peut dire. Sterne se souvenait que Gris, naguère, levait les yeux au ciel, en dehors de la présence du Guide, les Services avaient bien des chats à fouetter avec les vivants sans s'occuper des morts, mais enfin il fallait obéir au chef, ou tout au moins faire semblant.

Bon, évidemment, il était arrivé qu'on ramasse des vagabonds passablement bizarres, et même parfois dotés de caractéristiques, comment dire, incompatibles avec la notion ordinaire d'humanité. On enfermait ça dans des cages, le Maréchal venait secrètement leur parler, en s'entourant de toutes sortes de charmes, il était content. Sterne croyait savoir, mais ce n'était pas de son ressort, que Gris avait fini par détenir, dans certaines parties des caves profondes, presque des cités souterraines, que géraient les Services, toute une faune bizarre, c'est ce qui se disait, et qu'il fallait les nourrir de chair humaine, enfin des mômeries, le règne du Guide avait été fertile en légendes. Quoi qu'il en soit, il valait mieux penser que tout cela présageait d'un regain d'intérêt du Maréchal pour la situation. C'est ça : le Vieux reprenait du poil de la bête, on allait dire ça. Et puis après tout, si de cette manière il parvenait à recruter des renforts, on ne s'en plaindrait pas, n'est-ce pas.

Et lui-même, Sterne, pâle et froid, avec son ironie squelettique, sous l'arbre pleureur, détaché de l'ombre par la seule lueur de sa cigarette où paraissait s'être concentré tout ce qui restait de vivant en lui, il m'est apparu, soufflait la vieille, un iota au-dessus du silence, comme pour ne pas réveiller les esprits endormis autour de nous, comme un soldat de l'armée somnambule du Thaumaturge suprême, levé dans la mort même, et encore tout englué d'elle.

Quelques jours plus tard, ils sont arrivés à la villa. Le Maréchal m'avait confié, ou plutôt, tandis que je massais son encolure de percheron, sa voix avait confié au salon, au miroir, aux vases jumeaux dans le miroir, au yucca alarmé qui paraissait toujours se serrer frileusement dans ses feuilles lorsque la masse obscure du Leader suprême pénétrait dans la pièce, qu'une décision importante devait être pesée. Le temps, peut-être, était venu de la résurrection. Le temps peut-être était venu pour que le corps du Maréchal se déploie hors des limbes et surgît dans sa gloire. Il y aurait encore de longs combats, beaucoup de morts et de sacrifices, avant qu'il puisse abattre sa main sur la chair de ses ennemis. Il la sentait déjà, il en humait d'ici l'odeur méphitique et délicieuse à la fois, disait-il à la pendule de bronze, aux fauteuils en faux Louis XV, à la cheminée de marbre vert, disait la vieille aux murs nus où s'écaillait la peinture.

J'ignorais ce que cela signifiait matériellement. Aurions-nous à quitter l'abri de la villa ? À abandonner les petits assassinats d'occasion pour nous lancer ouvertement dans le conflit ? Avec quelles forces ? Pourtant, tu vois, pour moi, il n'y avait pas à hésiter. Ce vieux-là, avec sa férocité et ses mains pleines de sang, je le suivrais. C'est pour lui, jusqu'au bout, que je serais l'humble servante.

Servir, disait la vieille aux murs, disait la vieille à l'ombre croissante, à l'ombre dont il me semblait presque entendre le souffle profond sur la bande magnétique, voilà quelque chose que tu connaissais bien. Au fond, servir, tu n'as jamais voulu que cela. Non pas te servir toi-même, je le sais, ce n'est pas pour toi que tu montais tes subtiles mécaniques d'horlogerie, mais pour une abstraction, qui devait se nommer l'État, le pays, quelque chose comme ça. À travers lesquels tu servais une autre entité, qui dévore ses enfants, et qui s'appelle le Pouvoir. Et je suis sûre, on peut au moins te rendre ça, que c'est avec une sorte d'abnégation que tu te donnais au Pouvoir, jusqu'à ta propre disparition.

Alors, sans doute, par cette férocité dans le dévouement, c'est de toi que je tiens. Mais je suis allée un peu plus loin que toi. J'ai cru d'abord qu'il s'agissait de l'État, et je me savais gré de ma vertu, puis du Pouvoir, et je me savais gré de ma force. Or, là où j'en étais rendue, les dernières illusions étaient tombées, je ne me savais plus gré de rien. Celui que je servais était une sorte de déchet de l'histoire, sans bonté, sans repentir, pourrissant dans l'oubli, noué de haines et de crimes, et se préparant sans doute à en commettre d'autres. Un monstre, pauvre monstre difforme, inassouvi, terrifiant, pathétique. Même la consistance intérieure semblait lui faire défaut à présent, il s'effondrait sur lui-même, se ressassait lui-même, se réduisait à une vieille histoire remplie de sang et d'angoisses que se marmonne un salopard rendu inoffensif par la sénilité. De cela, parce que c'était cela, la dernière chose qu'on pût avoir des raisons de servir, j'ai voulu être l'humble servante.

Ne crois pas que c'était facile, ne crois pas qu'on devient la servante parce qu'on l'a choisi librement. On ne l'est jamais. À chaque instant, on souffre de l'être et de ne pas l'être, on ne sait pas. Ce qui s'est passé quelque part, au fond d'une cave, du côté de la frontière nord, m'a dépouillée d'à peu près tout. Et petit à petit j'ai compris, lorsque Sterne est venu me chercher, qu'il me restait encore cela, servir en soi, être la servante tout entière soumise au dernier des hommes, et essuyer ses pieds avec mes cheveux. Ce qui est une image, je m'étais rasé la tête.

Pour tenter d'y parvenir, j'ai même cessé d'être une femme. Le travail avait été fait en partie. J'avais renoncé à mes cheveux, pendant ma captivité mon visage s'était creusé, durci, et sous le reste d'enfance était apparu quelqu'un que je ne connaissais pas bien. Quelqu'un qui sans doute te ressemblait, avec des traits ascétiques et durs.

Je ne pouvais plus rien être, tu comprends, plus rien qui pût recevoir un nom, plus rien qui pût vouloir être soi, et en souffrir. C'est avec soulagement que j'ai fini de détacher la femme de moi. Elle avait commencé à me quitter. Elle est restée en arrière, semblable à une petite fille qu'on laisse entre les mains d'un vieux parent, et qui regarde par la fenêtre sa mère qui s'éloigne. Je n'ai plus très souvent pensé à elle, après cela. Longtemps le fil ténu d'un souvenir m'avait retenue à elle, des choses auxquelles j'adhérais presque inconsciemment, un reste de désir de plaire aux hommes, un vieux fond de maternité, quelques idées touchant à des manières d'être. Tout cela m'a paru définitivement vain, privé de contenu.

Et pourtant, je dois te l'avouer, après m'être défait de presque tout, je n'ai pas été capable d'être jusqu'au bout la servante de celui que j'avais choisi, choisi précisément parce que c'était la plus mauvaise option, celle de la fidélité contre toute raison. À nouveau j'ai été lâche. Lui, le vieux tyran, a su au moins aller jusqu'au bout de sa folie. Moi, un moment est arrivé où j'ai reculé devant l'absurde, le morbide, la certitude de la perte, instinctivement, comme on retire la main du feu. Je l'ai abandonné.

Dans mon souvenir, l'histoire s'arrêtait là. Je n'ai jamais revu la vieille après cet ultime après-midi. Elle y évoquait aussi, en d'interminables digressions, ses pérégrinations après qu'elle a eu quitté le pays. Ça ne m'intéressait pas, mais je ne parvenais pas à la faire revenir vers le sujet sur lequel j'aurais voulu en savoir un peu plus, même si, au fond, cela n'avait plus qu'une importance secondaire dans cette histoire, à savoir ce qu'il était finalement advenu du Maréchal.

En réécoutant nos entretiens, j'entendais ma voix, cette voix déjà lointaine de l'homme jeune que j'avais été, qui s'immisçait, incongrue, timide, au sein de son discours obstiné, pour lui suggérer, d'un ton vaguement geignard, de revenir à nos moutons, et il me semblait alors, avec un frémissement de tout le corps, comme un brusque accès de fièvre, prendre conscience de la foule des fantômes silencieux qui entouraient cette voix, je percevais leur rumeur, et la voix qui était la mienne, au milieu de cela, inconsciente, à découvert comme un corps nu traversant la chambre où s'accumulent les ombres. Je passais vite, à la fois parce que les détails de sa vie errante ne m'intéressaient pas, et aussi comme on se hâte de sortir d'une maison habitée de présences nocturnes.

J'essayais de réécouter les bandes dans l'ordre chronologique, mais il m'arrivait de me mélanger. Je les avais étiquetées assez soigneusement, mais sur certaines d'entre elles l'écriture s'était effacée, ou l'étiquette avait disparu. De sorte que j'hésitais parfois sur l'ordre des récits que j'écoutais, sachant que ma mémoire avait reconstitué une cohérence que les discours de la vieille n'avaient pas toujours.

Un jour, je suis tombé sur une bande dont je ne me souvenais absolument pas. Le contenu de beaucoup, bien sûr, s'était estompé dans mon esprit, comme les détails de ces interminables récits de meurtres et de complots, mais à les réécouter je parvenais parfois à reconstituer les circonstances de leur audition. Celle-là, non, rien ne me revenait. J'aurais pourtant dû difficilement oublier ce qu'elle contenait.

La vieille monologuait, sans aucune question de ma part. J'avais dû m'endormir. Cela m'arrivait de temps à autre vers la fin, je sommeillais quelques minutes, la vieille ne s'apercevait de rien, elle ne savait même plus que j'étais là. Il avait fallu que, cette fois, mon assoupissement ait duré longtemps, presque toute la durée de la séance.

La bande s'est achevée sans que j'aie entendu ma voix, comme si je n'étais pas là, et que l'enregistrement se fût effectué de lui-même. La vieille s'interrompait longuement. Dans les plages de silence, on entendait, plus distinctement qu'ailleurs, les bruits parasites : des coups intermittents, profonds, qui faisaient songer à des travaux dans l'appartement du dessus. Des sortes de plaintes aussi, des gémissements semblables à ceux que pourrait émettre quelqu'un qui rêve. Et aussi des sons moins identifiables, grognements, ou ronflements, respirations, et parfois, presque inaudibles, comment venant de très loin, de petits hoquets qui auraient pu être des sanglots ou des rires retenus.

Sur la bande, la voix de la vieille disait, à propos de la vie qu'elle avait menée pendant de longues années au cours desquelles tous ces événements accroissaient doucement leur part d'insignifiance, quelque chose de définitif, quelque chose qui pouvait, sinon expliquer tout, du moins éclairer d'un jour différent l'accumulation de ces événements confus. Mais ce n'était pas tout ce qui me troublait dans mon complet oubli de cet enregistrement. Si du moins ma mémoire, qui me quitte à présent, ne me trompe pas sur cet oubli. Je crois bien me souvenir que j'ai oublié.

Je me souvenais alors que la vieille pouvait parfois être habitée par des voix qui n'étaient pas tout à fait la sienne, ainsi qu'on dit que l'étaient jadis les possédés, ce que je ne me résolvais pas à n'attribuer qu'à l'imperfection technique de l'enregistrement. Sur la bande, la voix était la sienne sans être la sienne, c'était bien la même basse étouffée, un peu rauque, comme voilée par les cigarettes et l'alcool, mais l'accent était différent, une sorte d'accent des pays de l'Est où l'on roule les r, et les intonations aussi, me semblait-il parfois, un peu plus ironiques et comme plus enjouées que d'habitude.