CHAPITRE XXXIV

Où le Maréchal se met en route

vers la reconquête de l'Hyrcasie

 

Les deux grosses voitures ont quitté sans encombre la ville. Il y avait peu de contrôles dans cette zone de banlieue résidentielle que l'agitation du reste du pays n'avait guère atteinte. Après le fragment d'autoroute de contournement qui attendait depuis vingt ans un hypothétique prolongement, elles ont pris la route du sud. Le véhicule avant était occupé par deux gorilles des Services, une femme de quarante ans à vue de nez qui arborait le grade de colonel et le nom de Schlangenfeld, et Sterne, leur chef à tous. Le véhicule arrière transportait l'humble serviteur du Guide suprême, le Guide soi-même, en chair et en grandeur, un chauffeur massif et laconique, comment s'appelait-il déjà, et puis un ministre nommé Chassagnol, gros, gras, rouge et volubile. On n'entendait que lui.

Tout le monde, là-dedans, était plus ou moins grimé. Sur la banquette arrière, le Maréchal arborait chapeau et barbe de patriarche, lunettes noires et canne, tout à fait le vieux père qui se rend au mariage de sa fille chérie, avec les membres de son clan, selon le scénario qu'avait récapitulé Chassagnol, avec force détails oiseux, roulements d'yeux et postillons. Chassagnol lui-même faisait un oncle de campagne assez réussi, boudiné dans son costume des dimanches. L'égrotant serviteur incarnait la grand-mère. Du coup, Chassagnol avait décidé de l'appeler Mère-grand. Ça le mettait en joie, toutes les occasions de dire « Mère-grand » étaient bonnes, il ne pouvait pas prononcer le mot sans pouffer. Eh oui, c'est de ce temps que date le sobriquet.

Bien sûr, il y avait déficit de femme dans cette expédition matrimoniale, il fallait bien une aïeule, une pauvre femme percluse d'infirmités, que des soldats n'auraient pas le cœur de fouiller. Et moins encore une respectable matrone portant la longue robe noire traditionnelle, le foulard noir et le voile dissimulant le visage, de rigueur dans les familles pieuses. Rien de plus pratique pour voyager incognito. Les soldats de la force internationale hésitaient toujours à violer le rempart sacré du voile, préférant ne pas provoquer d'incidents. Sous la robe, Mère-grand était équipée d'un .45, à toutes fins utiles.

Mais on ne pouvait pas s'y tromper, le seul équilibre de la distribution, dans la farce que nous allions jouer, ne justifiait pas ce travestissement. Il avait été voulu par le Guide pour humilier son vieux serviteur, le rappeler à sa condition ancillaire, et sans doute aussi le renvoyer à un passé très lointain dont il s'agissait de signifier qu'on n'en ignorait rien, qu'on pouvait à volonté le faire ressurgir. Le Maréchal entendait toujours montrer que ceux qui se trouvaient en son pouvoir n'étaient rien d'autre qu'une pâte humaine qu'il modelait à sa guise, dont il pouvait changer même l'identité et le sexe. Tel était le prix à payer pour n'avoir pas tout à fait donné satisfaction durant son occultation, et Mère-grand l'acceptait, ce n'était pas cher, croyez-la. Elle l'acceptait d'autant plus que l'humiliation, depuis bien des années, était son lot.

Qu'est-ce que vous croyez, hein ? Qu'est-ce que vous vous imaginez, pauvres ignorants, qu'à fréquenter les grands on séjourne dans la gloire et les toasts au caviar ? Vous ne savez pas tout ce qu'il faut avaler d'amer, toute la fierté qu'on doit abandonner, comme on se dépouille de ses vêtements, et dans quelle bassesse on se résout à séjourner. Mais vous le saurez, croyez-moi.

Quant au chauffeur, dans la farce routière, il faisait le chauffeur, et s'en tirait très bien. Il avait un dos très expressif. Dans la voiture avant, c'était un peu la même guignolade, mais la distribution des rôles est devenue imprécise, depuis le temps.

L'habitacle sentait la sueur, les vêtements humides et le tabac, car le Maréchal, de temps à autre, allumait un puro dont il tirait quelques bouffées symboliques, histoire d'asseoir sa domination. Chassagnol, dans ces moments, blêmissait, son bavardage tarissait, il serrait les dents mais tenait bon. Le dos du chauffeur ne cillait pas, si on peut s'exprimer ainsi. Le chuintement des essuie-glaces ne cessait pas. On voyait à peine la route à travers les marées qui déferlaient sur le pare-brise. Chassagnol considérait que c'était une chance, car cela ôtait le goût aux soldats de faire du zèle dans les contrôles.

De fait, au bout de quatre heures de route, nous avions passé trois postes militaires sans nous arrêter, ou quasiment. Depuis la guérite, les soldats emmitouflés nous faisaient signe de passer. Chassagnol calculait tout haut notre moyenne, se gargarisait de chiffres. D'après lui, il nous fallait à peu près deux jours de route pour rejoindre le faux mariage, si tout se passait sans encombre. Mais la pluie qui noyait la chaussée et diminuait la visibilité obligeait le chauffeur à conduire lentement. Nous n'avons parcouru que trois cents kilomètres lorsqu'un nouveau contrôle nous oblige à nous arrêter. Il doit être midi, nous n'avons pas encore mangé.

Cette fois, ce n'est plus un barrage de la Force internationale, comme les précédents. Les soldats portent l'uniforme de la petite armée nationale que les occupants tentaient difficilement de reconstruire. Bien sûr, ils se sentaient tenus de faire du zèle, lorsque ça ne coûtait pas grand-chose.

Le chauffeur rassemble les passeports et les tend au soldat. Il pose des questions sur l'identité, la destination, la provenance, et puis s'éloigne vers les bâtiments brouillés de pluie. On attend. Chassagnol ne peut pas s'arrêter une seconde de bavarder, déblatère des calembours, des blagues, des prévisions météo et des horoscopes.

Le soldat qui a pris les passeports revient, flanqué d'un sous-officier enveloppé d'une capote de pluie. Il faut descendre, le chauffeur tend un grand parapluie noir de marchand de veau sous lequel se glisse le Guide, qui n'oublie pas de prendre le bras de Mère-grand, en patriarche soucieux du respect que l'on doit au grand âge et à la féminité. Et c'est ainsi qu'ils font leur entrée, en tête du cortège, tout doucement, clopin-clopant, dans la sinistre salle jaune où il faut encore attendre, on ne sait quoi ni pourquoi.

Comment dire, petits enfants qui écoutez, tandis que la morve attentive vous coule sur la lèvre supérieure, toute percluse qu'elle pût être alors, toute travaillée par l'arthrose, l'asthme et l'effondrement des vertèbres, Mère-grand, pendue au bras puissant du Guide, a senti une chaleur envahir ses chairs froides. Quelque chose s'accomplissait, dans ce local sordide constellé de taches brunes, baigné d'une lumière avare, qui devait de toute éternité s'accomplir, l'union mystique, parfaitement, même si vous ignorez ce que ça peut bien vouloir dire, l'union mystique de deux principes complémentaires, les noces occultes du savoir et de la puissance.

Et nous avons attendu encore, et attendu, tandis que la pluie glissait le long des murs et des vitres, avec des frôlements, avec des murmures, et l'on pressentait l'apparition translucide d'un vieux bal avec ses crinolines et ses étoffes, qui aurait continué à tourner là, à bas bruit, depuis des siècles. La totalité des temps passés venait nous visiter et chuinter à nos oreilles avec cette insinuation de la pluie, et il a tout à coup paru évident qu'aucun autre lieu ne pouvait être plus favorable à la réapparition du Maréchal. Le conseil de la pluie me le disait, c'est entre ces murs jaunes, et justement parce qu'ils étaient tristes et crasseux, que le Souverain Berger devait se lever, se faire reconnaître, et par sa seule aura subjuguer la soldatesque.

Ah, dieux, dieux qui n'êtes nulle part, est-il concevable de souffrir à ce point ? Le squelette de l'excessif vieillard qui gît ici se révolte, ce qui reste de lui veut quitter ce corps avant qu'il soit trop tard, oui, la carcasse cogne à la peau, pousse aux angles pour sortir, Mère-grand perd les os, Mère-grand s'apprête à accoucher, dans la mémoire encore trempée de ce déluge d'autrefois, elle va se libérer d'un affreux enfant tout entier fait de métatarses et de fémurs, de cartilages et de moelle. C'est la mémoire qui veut sortir, mais la bonne Mère-grand est trop frêle à présent pour lui laisser le passage, le bébé se présente mal, son corps monstrueux occupe tout le corps de la parturiente, il le disloque, il l'éclate, dans quelles tourbières nicotinées vous poissez-vous les ailes, infirmières qui ne venez jamais ?

Infirmière, il a mal, papy, il lui faut la morphine, l'opium, la vodka, n'importe quoi, fissa, il vous en prie. Non, il n'a pas été. Oui, il baigne dans sa pisse, bien vu. Il a essayé d'appeler. Personne n'est venu. Il n'a pas pu se lever. Il ne peut plus, il souffre trop, et il a peur de se démantibuler à la moindre tentative. Non, il ne veut pas, n'essayez pas. Parlez plus fort, infirmière, approchez-vous de son oreille, il n'entend plus très bien. De quoi ? Des couches ? Lui mettre des couches ? Jamais. Non, il ne sera pas bien obligé d'y passer comme les autres. Injectez-lui un sédatif, ou laissez-le souffrir tranquille, même la vue des monumentaux nichons que vous penchez vers son nez ne parvient pas à le soulager.

Qui sait ce qui se serait passé si le Maréchal avait prononcé les quelques mots fatidiques ? Qui sait où Mère-grand serait à présent, au lieu de pourrir dans ce manoir fécal, parmi d'autres chairs pourrissantes ? Le sous-officier avait reparu, au bout de près d'une heure d'attente, avec les passeports, et avait recommencé à poser les mêmes questions que le soldat. Chacun racontait sa vie, corroborait les déclarations de l'autre. Lorsque le tour est venu de l'aïeule, l'inspiration l'a visitée. Elle a fait la gâteuse, la rombière qui tourne en boucle dans ses vieilles récriminations. Elle a évoqué le bon vieux temps, quand il y avait encore de l'ordre. Sous le Maréchal, on pouvait dire ce qu'on voulait, tout n'était pas rose, pour sûr, mais au moins le pays était tenu fermement en main, on ne voyait pas tous ces crimes, tous ces brigands, et ces étrangers qui se partageaient le pays.

Assis sur la banquette d'en face, le Chassagnol en avait perdu ses belles couleurs. Il était blême, et l'unique ampoule de la salle, au-dessus de sa tête, étirait jusqu'à son menton l'ombre inquiète de son énorme pif. À côté de lui, Schlangenfeld, serrée dans son tailleur de laine grise, fixait Mère-grand de son œil sévère. Quant au Guide, les yeux mi-clos, il ne bougeait pas plus que ses colossales statues de granit, à présent toutes abattues.

Mère-grand se trouvait dans un état d'exaltation suffisant (avait-on déjà fait circuler dans l'habitacle cette fiasque de schnaps qui fit souvent son apparition par la suite ? Cela aussi a été emporté par les inondations de la mémoire) pour se figurer que le seul nom du Guide allait pousser cette poignée de bidasses négligés à avouer leur affinité secrète, leur nostalgie. Et s'ils n'étaient pas des partisans cachés, on ne pouvait pas, croyait-elle, exclure que la lumière se fît en eux, d'un coup, dans cette ténèbre où l'orage continu plongeait la salle.

Mais le sous-officier s'est contenté de prendre avec indulgence les déclarations de l'ancêtre. Il a rendu les passeports avec un demi-sourire, glissé au Guide une plaisanterie sur l'opiniâtreté des vieilles dames. Le Guide a rétorqué sur le même mode. Le sous-officier a expliqué la minutie du contrôle par un regain de tension dans le secteur. On y aurait vu le Maréchal, dans des villages de la montagne. Il nous a avertis aussi que le voyage ne serait pas facile. La route était encore sécurisée pendant quelques centaines de kilomètres, mais au-delà, jusqu'à Saint-Front, c'était l'incertitude. On ne savait pas très bien par qui était tenu le territoire. Certaines zones restaient calmes pendant longtemps, mais ailleurs, des petits groupes armés, surgis on ne sait d'où, attaquaient parfois les voyageurs, et les enlevaient contre rançon, ou bien les massacraient. Ils nous laissaient passer à nos risques et périls, c'était le dernier point de contrôle.

Chassagnol, dans la voiture, a éclaté de rage. Recruter, oui, mais pas comme ça, pas n'importe comment, dans l'improvisation. On allait, sinon, au désastre, éructait-il. Mère-grand, impavide, laissait dire, et rajustait avec dignité son voile devant son nez. Le Maréchal, derrière, demeurait de marbre. Il donnait l'impression d'être plongé dans une somnolence perpétuelle. La voiture a continué à tracer sa route entre les fondrières.

On a réussi à manger quelque chose dans une auberge de campagne, déserte et noire. Des plats gras, de grandes quantités de pain et de fromage, du vin. Progressivement, nous avons quitté les zones où les bouseux cultivent la patate, le blé, la vache ou je ne sais quoi dont ces gens se nourrissent. C'étaient des landes coupées de bois épais, avec ici et là des étangs, bordés de ces plantes qui poussent au bord des étangs et dont le nom m'indiffère. Des étangs ronds et noirs, comme si la terre était percée de trous. Parfois on apercevait, plantés sur la rive, de ces échassiers gris qu'on est censé voir là, qui doivent s'appeler héron, ou grue, va savoir, Mère-grand n'en avait jamais vu auparavant. Ils avaient l'air de regarder dans le trou. L'un ou l'autre s'envolait lourdement sous la pluie et disparaissait au-dessus des bois. Bref, c'était encore plus sinistre que les patates. Parfois, la route avait l'air de s'interrompre. Le bitume disparaissait sous l'eau. Il fallait passer très doucement, quelques cahots secouaient la carrosserie. Cela ne réveillait pas Chassagnol, qui ronflait doucement contre la vitre depuis le déjeuner. La voiture tanguait comme un chalutier, à donner le mal de mer.

Pendant longtemps, on n'a pas aperçu de village. On croisait peu de véhicules. Une carriole à cheval, avec deux paysans ahuris sous un parapluie. Un tracteur bringuebalant dans la boue. Des camions tous phares allumés qu'on avait du mal à éviter sans verser dans le fossé. Le ciel était tellement noir qu'on avançait dans un crépuscule perpétuel. Le chauffeur, à côté de Mère-grand, paraissait fatiguer. Il se frottait les yeux, on sentait qu'il avait du mal à fixer son attention sur la route à travers les paquets d'eau qui traversaient le pare-brise. La buée s'agrippait au verre malgré la soufflerie. La voiture qui nous précédait avait disparu, avalée par la pluie et les ombres.

On a atteint les premières bâtisses d'une bourgade que nul panneau n'avait annoncée. C'était un de ces faubourgs sinistres des provinces de l'est, fait de constructions de fortune, baraquements de tôle aux murs enfoncés, dont les plaques à demi arrachées battaient au vent, maisons de parpaings et de bois aux fenêtres cassées. Personne en vue. La pluie s'était calmée, réduite à un égouttage lancinant.

Le chauffeur a freiné sec. Devant, sur plusieurs mètres, la rue était sous eau. Et au milieu de cette lagune, on apercevait deux ombres, assez semblables aux échassiers qui parsemaient les marais, mais, pour autant qu'on pût y voir quelque chose, en plus dépenaillé, en plus voûté, plutôt vautour que héron, peut-être. La voiture s'est avancée au pas, mais les deux formes n'ont pas bougé. Le chauffeur a allumé les phares, qui ont sorti de la pénombre deux figures bizarres, indéchiffrables, deux épouvantails déposés au beau milieu de la rue. Il a corné, sans succès. Il s'est décidé à se risquer sous la pluie. Mère-grand en a fait autant, plus par désir de se dégourdir les jambes que par curiosité, rassemblant d'une main le fardeau de ses jupes, brandissant de l'autre un riflard, cahotant difficilement sur ses embranchements de douleurs articulaires.

Ce n'étaient pas des oiseaux, ni des épouvantails. C'étaient deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon se réduisait à un tronc posé sur une caisse munie de roulettes. Il portait des lambeaux d'une espèce de houppelande munie d'une capuche. Pas de bras, apparemment, mais peut-être les dissimulait-il sous la houppelande. Sous la capuche, on distinguait un merveilleux petit visage brun aux grands yeux noirs, trempé par la pluie. La fille tenait une grosse corde reliée à la caisse à roulettes. Elle avait bras et jambes, en quantité normale. Elle arborait une robe longue en laine bleu ciel qui lui couvrait les pieds, et une capeline en feutre rouge, aux bords affaissés, d'où l'eau s'écoulait en rideaux mouvants autour d'elle. La capeline surmontait quelque chose qui n'avait plus grand-chose à voir avec un visage, une masse boursouflée, dépourvue de lèvres, d'oreilles et de nez, dans laquelle on distinguait à peine deux paupières closes.

Lorsqu'il nous a vus approcher, le garçon s'est mis à bêler des supplications d'une voix nasillarde, que la fille a aussitôt reprises en chœur, mécaniquement, en tendant le bras. L'antienne tournait en boucle. Le chauffeur leur intimait rudement de dégager la route, mais les deux gosses n'avaient pas l'air de l'entendre, et continuaient à débiter la rengaine de la même voix geignarde. C'est alors qu'on a vu le Maréchal sortir de la voiture, s'avancer sous la pluie et, fastueusement, exhiber un billet de cinq dollars, puis le fourrer dans la main de la fille, en refermant ses doigts sur la coupure. Il a étendu le bras vers elle, comme pour la bénir, lui flatter paternellement l'épaule, voire la guérir des écrouelles, de la lèpre, de la blessure au lance-flamme ou de va savoir ce qui lui avait ravagé le visage. Il n'en a pas eu le temps.

Malgré le soir tombant, aucun réverbère ne s'allumait. La rue était bordée de carcasses de voitures sans pneus, à demi calcinées. Certaines des baraques avaient aussi partiellement brûlé. On s'était battu là, ou bien la ville avait été pillée par les bandes qui infestaient le pays. Des silhouettes se sont extraites des carrosseries, se sont détachées de l'ombre des maisons avec laquelle elles s'étaient confondues. Elles ont convergé vers nous en vacillant, paraissant tirer avec elles, au prix d'efforts épuisants, de longues traînes d'eau et de pénombre dont elles ne parvenaient pas à se désengluer.

Lorsqu'elles sont entrées dans le halo des phares, elles se sont racornies comme sur une flamme, pour se réduire à des corps de gamins. Des dizaines de gamins, presque tous infirmes. Culs-de-jatte, éclopés, secouant sous nos nez des moignons, des membres couverts de pansements suppurants dont on ne pouvait pas savoir s'ils couvraient des plaies réelles ou factices. Et de tous ces haillons de corps montait, comme un bourdonnement de ruche, la même mélopée nasillarde. Ils nous entouraient, s'accrochaient à nos vêtements, entreprenaient de nous escalader, se démantibulaient pour nous fourrer sous les yeux leurs plaies. Leur obstination d'insectes résistait à nos tentatives d'arrachement. Une toute petite fille, qui ne devait guère avoir plus de trois ans, avait mordu le bas de la robe de Mère-grand. Elle tournait vers elle un minuscule visage à demi dévoré par une énorme chevelure aux tentacules noirs. Deux bandes crasseuses enveloppaient ce qui restait de ses avant-bras.

Le Père de la Patrie semblait tétanisé. Noyé dans une grappe d'enfants, il se laissait escalader, fouiller, explorer sans esquisser d'autre défense que de petits grognements d'effroi. Chassagnol, prudent, ne se montrait pas. Le chauffeur, de son côté, s'énervait.

Il a réussi à se dégager des mendiants les plus entreprenants, s'est rué vers le coffre, en est revenu en brandissant un gourdin. Quelques coups ont suffi à disperser la cour des Miracles. Les gamins ont reflué à la vitesse du rêve, se sont repliés dans les recoins calcinés des baraques, ont fondu dans l'ombre l'appareillage grotesque de leurs amputations et de leurs brûlures. Sous les phares de la voiture, d'un coup, il n'y avait plus rien, que la flaque vide dans laquelle les gouttes résiduelles ouvraient des cercles, le Maréchal toujours immobile, bras ballants, et le chauffeur avec son bâton, comme si rien ne s'était passé, qu'une mêlée d'ombres et de courants d'air. Le chauffeur a pris le Père de la Patrie par le bras et l'a reconduit dans la voiture. Nous sommes repartis.

Il nous a fallu rouler un moment dans la cité vide avant de parvenir à retrouver la première voiture. Eux nous cherchaient de leur côté. Il n'y avait guère de téléphones mobiles à cette époque, en tout cas pas dans nos contrées, et donc aucun moyen de rester en contact. Tout le monde s'attendait à ce que Sterne se fasse passer un savon par le Maréchal, pour avoir perdu de vue la deuxième voiture, mais rien, à la question du chauffeur lui demandant s'il fallait poursuivre jusqu'à ce qu'on trouve un hébergement, il s'est contenté de répondre en hochant la tête. Il s'est remis à égrener silencieusement le chapelet de bois noir qui n'avait pas quitté sa main depuis le départ du convoi. Mère-grand se demandait s'il priait vraiment ou s'il s'occupait l'esprit avec une maniaquerie de vieillard.

Cela devait être notre seule étape avant de retrouver le faux mariage. Chassagnol avait réservé un hôtel par téléphone, dont il garantissait l'excellence. C'était, disait-il, un établissement de semi-luxe, au milieu de la forêt, au bord d'un lac, où séjournaient des chasseurs venus de la capitale. Il se trouvait encore dans la zone sécurisée, et les officiers supérieurs ne dédaignaient pas de venir s'y mettre au vert et tirer le cerf en saison.

Nous avions pris beaucoup de retard, avec la pluie et l'état désastreux des routes. Les panneaux routiers, dans cette région, appartenaient à une espèce en voie de disparition. Ceux qui subsistaient avaient servi de cible à des tireurs, et les impacts de balles les rendaient illisibles. À presque tous les carrefours, la première voiture s'arrêtait. Notre chauffeur allait délibérer avec son collègue en examinant la carte à la lumière du plafonnier. Nous avions pénétré dans une zone de forêts presque dépourvue d'éclaircies. Les phares extrayaient de la nuit un monotone fatras de branches luisantes d'humidité. Plus personne ne parlait. La route montait régulièrement, devenait de moins en moins praticable, il fallait parfois franchir de véritables rivières, sans savoir vraiment si nous allions quelque part.

Nous étions à la fin de la nuit lorsque la forêt s'est écartée d'un coup, et que les phares de la première voiture ont découpé, sur le fond de l'obscurité, un peu en contrebas, une masse compliquée, un imbroglio de balcons, de colonnades, de toitures, de clochetons et de frontons qui devait être l'hôtel. L'architecture touristique ou gouvernementale du pays avait, dans la plupart de ses réalisations, toujours oscillé entre le genre Walt Disney et le genre Louis II de Bavière. Le monstre qui venait de se dresser devant nous rappelait beaucoup, en plus petit, le palais du Peuple que l'on avait commencé à construire dans la capitale au début du règne du Maréchal, et qui n'avait jamais été complètement achevé. Il aurait pu, proclamaient les journaux officiels, contenir trois fois Saint-Pierre de Rome, et encore, il serait resté de la place. Pour le construire, on avait rasé tout le vieux quartier. Mais il n'avait jamais servi. Inachevé au moment de la révolution, il prenait déjà l'eau.

La pluie avait fait place à une brume qui couvrait entièrement le sol. Le monstre architectural y prenait des allures d'apparition fantomatique, avec écharpes cotonneuses artistement enroulées autour des balcons, comme dans un film d'animation. Un tel lieu ne pouvait être peuplé que d'enchanteurs, de dragons, de sorcières, et, avec de la chance, de princesses. Il en fallait bien un, château, dans ce conte que Mère-grand tente de vous narrer, entre deux gémissements de douleur, n'est-ce pas, échos peuplés de rumeurs télévisuelles, vents des couloirs, qui n'écoutez pas.

En descendant vers l'hôtel, les voitures sont entrées dans la brume. On n'y voyait plus à cinq mètres, là-dedans. Ah, elle s'en souviendra, Mère-grand, vous pouvez l'en croire, même si vous vous en foutez, de la pénible montée du grand escalier, si trempé qu'on avait l'air de pénétrer dans un château englouti. Éveillées par l'humidité, les douleurs articulaires s'étaient mises au travail, toutes ensemble, avec application. Chaque marche était une étape du calvaire. Mère-grand pliait sous la croix intérieure de ses os. Et pas de Simon de Cyrène, pas de Véronique en vue pour imprimer sur un linge sa trombine obscène de clown mâtiné de sorcière. Heureusement, Schlangenfeld a fait son apparition, qui a effectué une tentative pour l'aider, tout en dérapant sur ses talons aiguilles, de sorte qu'elle s'accrochait à Mère-grand autant que Mère-grand s'accrochait à elle.

Autour, ça n'allait guère mieux, apparemment. L'épaisseur du brouillard ne donnait que des aperçus fugitifs sur les hiérarques agrippés aux gros bras tentant de les hisser sur le degré supérieur, fantômes engloutis condamnés à gravir éternellement, sans jamais avancer, l'escalier par lequel ils pourraient sortir des eaux de l'oubli.

Une vie après, nous étions dans le grand hall. Désert, sous les lustres à la carrure de semi-remorques, à l'exception d'une fuite de rat vers les plinthes, d'une insinuation de scolopendre entre les joints du papier peint. Le petit jour s'annonçait aux verrières genre gothique. On se sentait infime et grelottant, entre les territoires de tapis semés de canapés et de plantes en pot, et les hauteurs vertigineuses des plafonds. Urs, le chauffeur de la première voiture, c'est étrange comme les noms se mettent à revenir à présent, Urs secouait en vain un grelot au comptoir de la réception. Enfin, surgissant de derrière un rideau rouge comme le traître dans un mélodrame, un ectoplasme au sexe indéterminé, plus blême que sa chemise, et parlant comme du fond d'un rêve, nous a attribué des chambres. Nous les avons enfin rejointes, au terme d'une longue expédition dans des couloirs où proliférait la porte, à perte de vue.