Nous ne devions faire halte qu'une nuit, mais la nuit était déjà passée. Nous pensions repartir le surlendemain. Impossible d'avertir de notre retard. Toutes les tentatives de joindre le faux mariage par téléphone s'avéraient vaines. Au mieux, lorsque ça décrochait, on percevait des clapotements et des grincements, le bruit fossile d'une pluie médiévale, une vieille faisant frire des éperlans, l'enregistrement d'un congrès de criquets.
Combien de jours sommes-nous restés dans l'hôtel, en réalité ? Nous reportions chaque fois le départ. La télévision, que nous passions le plus clair de notre temps à regarder, décrivait des désastres météorologiques dans la région : torrents de boue, glissements de terrain. La route que nous devions emprunter était coupée. On annonçait de jour en jour la réouverture, mais les nouvelles n'étaient jamais fiables, dans ces zones mal contrôlées, et la réouverture promise était indéfiniment reportée. Toutes sortes d'informations au conditionnel faisaient état de la multiplication des pillages et des émeutes dans les zones sinistrées que nous devions traverser.
D'ailleurs, pour repartir, il aurait fallu un ordre, et personne ne donnait d'ordre. Les choses semblaient se décider d'elles-mêmes, tacitement. Nous ne repartions pas parce qu'il n'y avait pas de possibilité de repartir, voilà tout. Le Maréchal pétunait, solitaire, dans les salons, et triturait son chapelet. Les gardes du corps ne quittaient pas la télévision. Ils la contemplaient ensemble, dans le grand salon, toute la journée, et ils continuaient le soir, dans leur chambre. Les chaînes nationales subsistantes n'offraient que des programmes étiques, mais où le divertissement dominait. À les regarder, on aurait pu ne pas se rendre compte que le pays était occupé et livré à la guerre civile. Les trois mastards des Services les suivaient avec une concentration émouvante, bouche ouverte, tout en avalant des chips et des sandwiches.
On y voyait, dans des décors rose bonbon et bleu pervenche, des pères de famille avouer leur homosexualité en direct à leurs enfants et à leur épouse, puis les étreindre en versant des larmes, sous les applaudissements du public, tandis qu'un psychologue commentait les aveux avec componction. On y voyait de très vieilles dames, débusquées dans leur maison de retraite, habillées, maquillées, poussées sur une scène où elles étaient invitées à interpréter une récente rengaine devant le public et « l'invité surprise », une créature mamelue, qualifiée de « star » par le présentateur, et qui avait créé la chanson. On y voyait des équipes entières de télévision pénétrer dans la chambre à coucher d'un couple provincial souffrant de léger excès pondéral et d'une propension marquée pour le papier peint à fleurs, interroger madame, puis monsieur, en tenue de nuit entre leurs draps, sur leurs fantasmes, leurs fantaisies et leurs problèmes techniques. Après quoi, on revoyait les mêmes, en tenue de ville, regarder en public l'émission et la commenter doctement. On y voyait des présentateurs se mettre en caleçon et en chapeau melon, puis jouer de la mandoline aux pieds d'un autre présentateur affublé d'une robe de mariée, tandis que le public s'étranglait de rire et applaudissait à torrents. Sur des chaînes moins légères, des prédicateurs fulminaient contre ces symptômes de dégénérescence, et exigeaient la pureté des mœurs.
Sterne et Chassagnol, au début, avaient affecté de ne pas manger de ce pain-là, et puis ils s'étaient laissé aller, et on les trouvait souvent affalés dans les canapés, face à l'écran, en compagnie des trois mastards. Les jours passaient ainsi, fracassants et colorés. Seule Schlangenfeld paraissait ne pas partager la fascination cathodique. Elle fumait nerveusement à l'entrée du grand hall, en regardant tomber la pluie inexorable, et passait d'un talon aiguille sur l'autre. L'inaction la rendait plus agressive et plus sèche que de coutume. En dépit de ses manières policées, et de son strict respect de la hiérarchie, elle laissait transparaître de l'agacement, ou même du mépris pour la passivité de ses chefs vautrés dans l'attentisme.
Mère-grand elle-même s'inquiétait, mes enfants. À l'époque subsistait encore dans son vieux crâne une sorte de foi dans le Maréchal. Il était le Maître, et c'était indiscutable. Cela seul justifiait à ses yeux la folie de cette expédition. Or, à l'hôtel des chasseurs, quelques heures d'immobilité paraissaient avoir suffi aux valeureux aventuriers pour que leur propre projet leur apparaisse comme un absurde fardeau. Le marchand de sable était passé. L'enchanteur des bois avait répandu sur leurs yeux la poudre de léthargie. Ils n'aspiraient plus qu'à attendre, infiniment, dans l'odeur d'humidité et de champignons, parmi les plantes agonisantes de l'hôtel, tandis que la télévision leur dispensait leur dose d'aventure.
Aucun client nouveau ne se présentait. L'hôtel n'était peuplé que d'un reliquat de pensionnaires, qui semblaient quasiment habiter là. Des gens âgés, pour la plupart, que l'on voyait paraître dans le hall, en couple, à l'heure de l'apéritif, lents et vêtus avec une correction désuète, sans doute des retraités, ou des propriétaires terriens de la région, que les aléas de la guerre avaient dû faire échouer là. Au bar, quelques apoplectiques en treillis et casquette kaki commentaient leurs expéditions cynégétiques. On ne comprenait jamais très bien ce qu'ils étaient parvenus à tuer. Ils poursuivaient, croyait-on comprendre, en saisissant au passage leur conversation, une bête d'exception. On l'avait vue tantôt ici, tantôt là, depuis des jours les chiens la rabattaient, certains l'avaient eue dans leur ligne de mire, mais elle disparaissait toujours au moment où l'on croyait parvenir à l'abattre. Ils se juraient de l'avoir sous peu. Difficile de comprendre au juste, à travers le brouhaha de leurs répliques, leurs allusions et leurs expressions étranges, de quelle bête au juste il s'agissait.
Le surlendemain de notre arrivée a débarqué un petit groupe d'officiers. Ils portaient l'uniforme gris et vert des UMOS. Vous ignorez ce que c'était, les UMOS, gamins. Ça a disparu depuis longtemps, ces choses-là. Ça voulait dire Unités mobiles d'ordre et de sécurité. Elles étaient chargées de nettoyer l'arrière-pays, derrière les troupes régulières, ou de sécuriser des régions mal contrôlées, mais dépourvues de front véritable. Le gouvernement avait du mal à recruter, et on engageait un peu n'importe qui dans les UMOS. Des rebelles repentis, des prisonniers de droit commun. On disait aussi que beaucoup d'anciens membres des Services du Maréchal y avaient trouvé refuge. On ne savait jamais à quoi s'attendre lorsque les UMOS débarquaient. Leur présence a immédiatement tendu l'atmosphère. On se demandait ce qu'ils faisaient là. Pour Schlangenfeld, on devait les loger à l'hôtel pendant que leurs troupes quadrillaient la région. Ils allaient et venaient, silencieux, parfois accompagnés de civils qu'on ne revoyait plus par la suite.
Presque toute la fin de son existence, le vieux conseiller du Maréchal l'avait passée au fond des infinis entrelacs des bunkers, et puis dans les prisons. À l'hôtel, par les baies du grand salon, on voyait la barre des forêts jaunissantes, le pied toujours noyé dans une couche d'écume blanche qui faisait songer à la matière ductile et brumeuse des rêves, en laquelle se façonnaient les illusions et les cauchemars. La pluie dactylographiait aux fenêtres un texte infini, avec l'urgence obstinée de l'inspiration. Le dehors était là, comme une forêt de signes à déchiffrer. La nuit, dans ses insomnies travaillées de douleurs, il semblait à votre serviteur que le dehors venait à l'oreille lui murmurer ses invites, qu'il tordait contre lui son corps souple de pute insinuante.
À la fin des journées vides, Mère-grand n'y tenait plus, elle traînait son bouquet d'arthroses sous la grande verrière qui protégeait de la pluie le seuil du hall. Parfois, Schlangenfeld était là, avec sa cigarette. Le dehors expédiait, depuis ses réserves lointaines, un assortiment de rumeurs, de petits cris, de bruits difficiles à identifier, fondus dans un même grondement assourdi. Et cela attirait Mère-grand, comme un alléchant danger. Alors, lorsque la pluie se calmait, vers la fin de l'après-midi, après une journée entière confinée entre les tapis usés et les lustres, elle se risquait à descendre vers le lac.
Sa silhouette noire de veuve se dédoublait sur l'eau sombre. Les gouttes résiduelles et les plongeons de bêtes invisibles suscitaient des cercles concentriques qui venaient, du lointain de l'eau, la prendre par les jupes et la faire onduler comme une gitane de paquet de cigarettes. Une vieille gitane. Et le vieux d'aujourd'hui, sur son lit compissé, se souvient à présent de cette vieille-là, empaquetée dans ses fausses jupes, qui fut lui. Il se souvient de cette paix qu'il n'avait pas connue durant presque toute sa vie, et qui revenait rôder là, sortant des territoires perdus de l'enfance. Et c'est l'enfance qui elle aussi faisait son retour, en animal timide, qui tourne longtemps dans l'ombre avant de se risquer à découvert. Il fallait ne pas bouger, ne pas respirer, la laisser approcher, avec son corps frémissant, la laisser flairer l'heure et le temps, en espérant qu'elle ne s'effarouche pas et disparaisse.
Ce qui faisait revenir l'enfance, ce qui l'attirait comme malgré elle, poussée par un instinct qui la dominait, c'était l'épisode des enfants infirmes saisis par les phares au milieu de leur flaque.
La première nuit à l'hôtel, les deux enfants, avec leurs guenilles désuètes, étaient venus visiter le demi-sommeil du vieux kinésithérapeute-conseiller spécial de dictateur. Et, derrière eux, il avait aperçu toute une foule, qui s'avançait sur les chemins de l'avenir proche. Il avait vu, distinctement, les corps et les visages de ceux qui viendraient par la suite, par milliers. Il avait vu ce que les membres de l'expédition verraient quelques jours plus tard, lorsqu'ils reprendraient leurs pérégrinations, les villages qui avaient l'air presque exclusivement peuplés de mutilés, les maisons sur le seuil noir desquelles s'avançaient des gosses partiels, au regard fixe, il avait vu les bandes d'orphelins errants, fondant comme des oiseaux vers les visiteurs, poussant devant, avec force grimaces, ceux d'entre eux qui présentaient les blessures les plus spectaculaires.
Sa vision même s'était comme élevée, il planait au-dessus des villes et des forêts, il voyait converger en troupeaux, vers la province que le convoi traversait, tous les déchets de la guerre, venus en clopinant des régions avoisinantes, dans lesquelles les opérations étaient plus actives. Il avait vu les mines, les coups de machette, les bombardements en produire industriellement. Il voyait les gosses, avec leurs pansements et leurs prothèses de fortune, pris en main par les mafias qui les envoyaient mendier dans les villes. Il sentait, dans son lit, les douleurs le tenailler, ses membres le tirailler comme si on le tirait à quatre chevaux, et il n'avait pas pu s'empêcher de crier, de grincer des dents, oui, comme en ce moment même, sur un autre lit, appelant le vide, tandis que d'autres visions se précisent. On était entré dans sa chambre alors, il avait cru reconnaître, à travers ses visions, la silhouette massive du Maréchal, qui dormait dans la chambre voisine. Elle était restée là, immobile, noire contre la lumière du seuil, et puis la porte s'était refermée.
Au bord du lac, au moment où le ciel commençait à se refermer lentement, rayant l'eau de cicatrices rosâtres, l'enfance était revenue se fourrer dans ses jambes. Le passé se mêlait à l'avenir, les mutilés de demain aux bancroches d'hier. Il commençait à comprendre ce que vous ne pourrez jamais admettre, triples ignares que vous êtes, et qui s'impose à lui aujourd'hui : ce qui va se produire, nous avons la possibilité, non pas de le prévoir, mais de nous en souvenir. Car ce qui vient, vous m'entendez, vents désertiques, murmures des couloirs, ce qui vient habite le même lieu que ce qui fut, lieu dans lequel ils vivent étroitement mêlés, tels des jumeaux dans le ventre de la même mère. Notre vie les sépare, et pourtant ils sont là, ensemble, à chaque moment.
Est revenu le visiter ce moment de sa vie où l'enfance commence à lâcher prise. Les parents de votre serviteur l'avaient placé dans une bonne école, une école pour les colons, tenue par des religieux, bien entendu, même si ses parents n'étaient guère religieux. À la rentrée, cette année-là, un jeune infirme avait rejoint les effectifs de la classe. En principe, on les regroupait dans des établissements spécialisés, mais ceux-ci n'accueillaient que les enfants des pauvres. L'infirme était fils de colons.
Son visage, c'est ce qui avait frappé votre serviteur, son visage était le même que celui du petit infirme dans sa flaque, au milieu du village ravagé. Ou plutôt, pour que vous compreniez, en le voyant faire son entrée dans la classe, sur son fauteuil roulant, d'où pendaient les deux jambes flasques d'un petit pantalon que ne paraissait habiter qu'une ombre de jambe, quelque chose l'avait saisi et figé sur place. Quelque chose qu'il avait oublié, pour ne s'en souvenir que beaucoup plus tard, au bord de cette eau dans laquelle le ciel noircit. Là, assis à sa chaise, au milieu de la classe que les derniers jours d'été baignaient d'une lumière épaisse, presque palpable, il s'était tout à coup souvenu de l'enfant mutilé, tiré par sa sœur, qu'il ne verrait que soixante-dix ans plus tard. Cela avait exactement la texture et le parfum du souvenir, mais il ne savait pas d'où cela provenait, à quel moment de son enfance il avait pu faire cette étrange rencontre, qui le plongeait dans un bain d'émotion déchirante.
Et puis la vision s'était dissipée. Il n'était resté que le visage de l'enfant pénétrant péniblement dans sa classe, en manœuvrant sa chaise roulante, mais dès lors la même émotion incompréhensible, impossible à maîtriser, s'emparait de votre serviteur chaque fois qu'il le voyait. La tête de l'enfant s'insérait entre des épaules difformes et bossues, qui l'obligeaient, pour pouvoir regarder quelqu'un, à un mouvement étrange du cou, comme si son visage gracieux devait en permanence s'arracher à une matière brute cherchant à l'absorber. Il s'appelait Odon, avait annoncé le maître.
Votre serviteur avait recherché l'amitié d'Odon, à laquelle l'infirme se dérobait instinctivement, semblant vouloir éviter toute relation privilégiée avec un de ses camarades. Il l'avait obtenue, à force de patience et d'attentions. Au bout de quelques semaines, on ne les voyait plus qu'ensemble, l'un poussant la petite voiture de l'autre.
Il avait imaginé que ce corps tordu par la fantaisie de la génétique abritait une conscience tout aussi étrange. Ce n'était pas le cas. Comme par un mécanisme de compensation, la boîte difforme contenait un esprit d'une décevante normalité. On n'y trouvait que des sentences toutes faites, des banalités prudentes, un mélange d'air du temps et de sagesse des nations. Il voulait, désespérément, être comme tout le monde. La loi qui régissait Odon était de ne se risquer en rien, ni en matière d'affection ni en matière d'idées. Avec tout cela, bien entendu, il obtenait des résultats scolaires tout à fait satisfaisants.
Est-ce de cet épisode qu'est né chez votre serviteur le plaisir de servir, précisément ? De s'oublier dans le corps et la volonté d'un autre ? Va savoir. L'infirmité d'Odon permettait cela, sans que cela se voie trop, et c'est venu. Être l'autre et être en dehors à la fois, être ses bras et ses jambes, s'insinuer assez en lui pour se substituer, petit à petit, à sa conscience, mais ne pas être, comme lui, prisonnier de lui, voilà, petits enfants, ce qu'il m'a semblé percevoir en poussant la voiture d'Odon à travers les couloirs de l'école, en lui insufflant des idées qu'il n'avait jamais eues, contre lesquelles il se défendait mal, s'accrochant de toutes ses forces à la rassurante banalité.
C'est qu'il en était lassant, à la fin, le diminué. Son corps seul, au fond, s'avérait intéressant, qu'il pouvait être à la rigueur flatteur d'exhiber avec soi comme un ornement original, comme on arbore une belle fracture ou un pansement spectaculaire. Votre serviteur se trouvait bien généreux de s'intéresser à un infirme, et il lui était agréable de sentir qu'il était l'objet d'une attention toute particulière de la part d'une créature qui échappait à l'ordinaire, comme si, de séjourner dans ces lieux contrefaits, son image lui revenait parée de séductions nouvelles. Mais tout cela devenait ennuyeux.
Il a, finalement, laissé tomber Odon. L'autre a tenté de s'accrocher. La seule affection dont il eût pris le risque lui échappait, et il n'y comprenait rien. Sa petite normalité protectrice s'effondrait. Et puis il n'avait plus votre serviteur pour faire écran aux quolibets et aux agaceries des autres. Lequel serviteur se détournait à son approche, faisait semblant de ne pas le voir lorsque, au milieu de la cour, Odon tournait vers lui son visage d'ange suppliant, serti au milieu de la masse informe de son corps, comme en expiation infâmante de quelque péché. Il fallait cette distance pour retrouver, un peu, la séduction que l'aspect d'Odon avait exercée sur lui à son arrivée. Il n'y a de beauté, s'était-il proclamé un jour, car déjà il aimait l'emphase, que la beauté blessée. Ça lui avait plu, ça, la beauté blessée. Poétique en diable. Il ne croyait pas si bien dire, le jeune phraseur : jamais il n'y en aurait d'autre pour lui.
Il faisait nuit, désormais, et les voiles noirs de la fausse vieille dame se fondaient dans l'obscurité ambiante. Derrière, de l'autre côté de la longue pelouse semée d'arbres qui descendait vers l'étang, l'hôtel s'illuminait comme un vieux manège. L'haleine d'eau morte et de décomposition se faisait plus insinuante. Des bulles de bruit crevaient, des craquements et des chuintements s'éveillaient. Sur l'autre rive de l'étang, à cent mètres à peine, la forêt commençait, dont on devinait encore les complications de branches et de troncs, se découpant en noir sur le fond moins noir du ciel. Dans cette zone incertaine, à la limite des arbres et de leurs reflets, un mouvement s'est produit, accompagné d'un long souffle. Une forme s'est détachée des arbres pour s'approcher de l'eau. Quelque chose d'énorme, dont on n'aurait même pas pu dire si cela s'était tout entier extrait des bois, ou si le plus gros de la masse demeurait à couvert. Ça avait l'air de se déplacer lentement, non en marchant, mais avec des reptations et des ondulations. Ça s'est arrêté un moment, comme pris d'une hésitation.
Pendant quelques secondes, plus rien n'a bougé. Mère-grand, immobile au bord de cette lagune qui sentait la préhistoire, empaquetée dans ses voiles funèbres et son foulard, devait ressembler à une allégorie friedrichienne, face, comme dans un miroir, à cette noirceur, ce trou, cette massive absence. On aurait pu même douter qu'il y eût eu là autre chose que des nuances de l'obscurité et des remuements de brume. Et puis le mouvement a repris, avec le souffle profond, les bruits d'écrasement et de glissement visqueux, comme si la forêt n'en finissait pas d'accoucher d'un énorme rejeton. L'eau impavide de l'étang a été prise d'un spasme qui s'est répandu en vagues jusqu'aux pieds de l'allégorie tétanisée. Et, après cela, plus rien. Au loin, un hululement de hibou, des claquements de pivert. Qu'est-ce que c'était ? Va savoir. Le loup, sans doute. Il fallait bien un loup, dans cette histoire, puisqu'il y a une mère-grand. Reste le Petit Chaperon rouge.
Sterne et Chassagnol tentaient, racontaient-ils, malgré leur évidente apathie, de garder le contact avec les forces occultes du maréchalisme, disséminées à travers le pays, et préparant le grand retour du Guide. La chose, disaient-ils, n'était pas facile. Ils se méfiaient des écoutes téléphoniques, se disaient certains que l'hôtel était placé sous surveillance. Ils effectuaient cependant des tentatives d'appel, dans leurs chambres, dont ils rendaient compte discrètement au Maréchal, en l'assurant que l'usage des codes mis au point par les Services devrait en principe les mettre à l'abri de la curiosité des écoutes policières.
On passait beaucoup de temps dans la salle à manger de l'hôtel. Il n'y avait rien d'autre à faire, et puis le service était interminable, on avait l'impression que les cuisines abritaient une léthargie plus profonde encore que celle qui affectait les convives, le sort d'une méchante fée avait dû ralentir les marmitons jusqu'à la limite de perceptibilité des mouvements, et la soubrette disgracieuse qui servait à table semblait se déplacer dans un temps différent.
C'était la pénurie. On se nourrissait sur les ressources que devaient revendre aux cuisines les pêcheurs et les nemrods à battle-dress et messes basses qui hantaient le bar. Eh bien, osons le proclamer, beuglons-le pour les couloirs déserts, sûrs que nos cris de famine n'atteindront jamais tes lointaines cuisines, palais des escarres et du parkinson, aussi fétides que fussent parfois les mets de l'hôtel, on les regrette à présent, on en sent encore les fumets puissants, ils ont les fragrances de la nostalgie, lorsqu'on mâche tes purées à la colle de papier peint et tes jambons prélevés sur on ne sait quels verrats hydropiques.
La plupart du temps, la servante déposait sur la table un plat rempli d'une viande en sauce. Aux éventuelles questions sur la nature de l'animal dont nous allions ingérer le cadavre, elle répondait par un haussement d'épaules et un grommellement. Lorsqu'on levait le couvercle, des remugles de sauvagine vous assaillaient, exhalés par les morceaux baignés dans une sauce mélancolique, déjà presque figée. Tout de suite, on était pris de l'irrépressible envie de remettre le couvercle, d'en plomber le bord, et d'aller inhumer ces pauvres restes à l'orée d'un bois, par une nuit sans lune. L'odeur et l'aspect terrifiaient les séides, tous habitués à se repaître des hamburgers et des paninis qui avaient depuis longtemps relégué la cuisine traditionnelle du pays au rang de souvenirs folkloriques. Quant au Maréchal, il chipotait pensivement, lui non plus n'avait guère pratiqué les venaisons, leur préférant les grillades et les salades ascétiques. Pour le vieux serviteur seul ces plats ravivaient les agapes du double, qui aimait à se gorger de nourritures funèbres et de viscères, et ces parfums profonds apportaient avec eux la sensation de plaisir coupable attachée à la mémoire de cette intimité.
Quoi que ce pût être, ça se défaisait immédiatement sous la fourchette, s'alanguissait dans la bouche et puis s'écoulait vers l'abri miséricordieux des intestins. La nuit, l'agonie de la chose se poursuivait, pendant des heures. On n'en était pas libéré avant l'aube. Du fond du ventre où cela s'était lové et se tordait encore vous montaient des bouffées d'idées noires, des éruptions de sueur et des crampes, tout un petit Gethsémani qui suspendait indéfiniment la nuit.
Ou bien c'est un poisson qui reposait entier sur le plat de service, sans doute issu des étangs qui abondaient dans la région. Un Léviathan, qui suffisait à notre petit groupe, et même en général il en restait. Son gros œil terne, qui reflétait les lumières des lustres pachydermiques, restait impassible pendant le découpage. On mâchait cette chair au goût de pluie et de placard avec le sentiment de goûter à une bête du Déluge, à un survivant des temps où ne vivaient sur cette terre que des fougères géantes, des batraciens, des insectes et des silures. Lorsqu'il n'en restait que le système effrayant des arêtes, on se demandait s'il n'aurait pas fallu les conserver pour quelque musée.
Entre deux séances télévisées, Chassagnol ne songeait qu'aux repas. Durant son séjour au pouvoir, il avait rivalisé avec le général Kobal pour la réputation de gros mangeur. Les frais de bouche de ses divers ministères engloutissaient des budgets de ville moyenne. Après le café et les pousse-café, aux alentours de trois heures et demie, Chassagnol se risquait entre deux averses, et on ne le voyait plus avant l'apéritif. Son idée était, comme il disait, d'« améliorer l'ordinaire ». Il revenait avec de pleins sacs de champignons, qu'il triait et grattait le soir, devant les variétés et les jeux télévisés. Il assurait connaître les bonnes espèces. Sa récolte nous paraissait très bariolée pour les couleurs, un peu trop exotique pour les formes, de sorte qu'il les mangeait le plus souvent seul, au dîner du lendemain. Nous nous attendions à ce qu'il ne survécût pas à ces ventrées, mais au matin il reparaissait, aussi florissant que la veille. Il herborisait, aussi, sous la pluie. Chaque matin, on apercevait sa silhouette encapuchonnée, boudinée dans un imperméable de plastique rouge, qui se penchait à l'orée des bois sur on ne sait quelle cueillette bizarre, semblable à un monstrueux Petit Chaperon rouge ramassant des fleurs pour sa mère-grand. Il rapportait sa provende aux cuisines, où il séjournait longuement, et nous le soupçonnions d'ajouter sa touche personnelle aux préparations.
Schlangenfeld était la seule de notre petit groupe à ne pas s'être résignée tacitement à un séjour éternel à l'hôtel. Elle continuait à prendre des informations sur l'état des routes, à tenter de discuter avec Sterne de l'éventualité d'un départ. Le faux mariage ne pourrait pas attendre éternellement l'arrivée de la famille. Elle avait étudié les cartes, et tentait patiemment, en fonction des informations fragmentaires qui nous parvenaient, de bâtir un itinéraire en tenant compte des déplacements des fronts et des destructions dues aux intempéries. Mais Sterne temporisait, prétextant l'inertie du Maréchal, qui ne souhaitait pas, paraît-il, un trop long itinéraire.
Le vieux serviteur se demandait ce qu'ils faisaient tous là, au fond, ce qui les poussait à chercher à rétablir un pouvoir mort, au lieu de rester tranquilles dans leur coin. Lui, on aurait pu dire qu'il n'avait pas le choix, c'était le Maréchal ou l'asile. Du moins c'est ce qu'il se racontait alors. Aujourd'hui il sait bien que telle n'était sans doute pas la vraie raison. Le Maréchal avait été son monde, sa planète, et on ne quitte pas sa planète. Le Maréchal avait été sa joie, sa douleur et sa honte, et on ne quitte pas sa douleur, on ne quitte pas son esclavage, parce qu'on n'est plus rien sans eux. Et sans doute des raisons comparables entraient dans l'apparente fidélité des ci-devant ministres et hauts fonctionnaires. Le Maréchal avait su toucher en eux le nerf du servage et de l'humiliation. Depuis, ils le suivaient partout, comme si la question, en présence de celui qui l'avait soulevée, pouvait demeurer éternellement ouverte. Ils ne voulaient pas l'abandonner pour que leur humiliation ne soit pas aussi définitive qu'un destin. Oui, mes enfants, je sais que c'est un peu compliqué pour vous, mais écoutez donc Mère-grand, elle connaît la vie : en faisant durer leur humiliation, ils pouvaient se figurer qu'elle ne leur appartenait pas encore tout à fait.
Il faut dire qu'ils manquaient sévèrement d'imagination, les hiérarques. Dans toute sa carrière, le Maréchal, il le disait lui-même, n'avait guère eu qu'une intelligence exceptionnelle à son service, Gris, et il avait causé sa perte. Les esprits libres, les fortes personnalités, les intelligences brillantes ne faisaient guère carrière, ou, lorsqu'ils y parvenaient, finissaient rapidement dans les caves de Gris, sous des formes peu reconnaissables, mais curieuses. Plus on était médiocre, veule, courtisan, manœuvrier, souple, bureaucrate, plus on avait de chances d'obtenir les portefeuilles ou les étoiles sur la casquette. L'incompétence constituait la meilleure des recommandations, ce qui n'a pas contribué à améliorer les performances de l'armée, comme on a pu l'observer à certaines occasions. D'où le curieux système formé par le régime du Maréchal, mécanisme infiniment complexe et subtil piloté par des imbéciles. S'en rendait-il compte ? Il faut croire qu'en dépit de son omnipotence, il obéissait à une logique dont il n'était même plus le maître.
Sterne et Chassagnol ne se trouvaient pas dans cet hôtel grotesque, cerné par la pluie, en raison de leur fidélité. Ils n'étaient pas foncièrement différents de ceux qui avaient changé d'obédience à chaque changement de régime. Mais, comment dire, leur inertie était supérieure. Ils roulaient sur leur erre. La réalité leur importait peu. Ils continuaient leurs vieux calculs et leurs vieilles spéculations, en supposant que l'ombre énorme du Vieux les protégeait toujours de l'éclat du monde. En dépit de la chute du régime, la masse du Maréchal continuait à peser sur le pays. Aux yeux de Laurel et Hardy, il était inimaginable que cette masse, un moment ébranlée, ne finît pas par retrouver son assise éternelle, en écrasant les insectes hystériques qui avaient cru, dans leur folie, pouvoir se substituer à elle, c'est avec des métaphores comme ça que votre serviteur garnissait ses éditoriaux, au temps de sa splendeur journalistique, avouez que ça en jetait.
Or, justement, le mauvais état de la masse en question les inquiétait. Jamais ils ne l'avaient côtoyée de si près, la masse. Ils voyaient un grand petit vieux mal assuré sur ses jambes, toujours à moitié endormi, perdu dans ses dévotions murmurantes, et ils lui en voulaient de compromettre leurs raisons de croire, ils lui en voulaient de ne plus les écraser suffisamment pour leur laisser penser qu'ils ne pouvaient rien faire d'autre que se soumettre à ce qui les dépassait.
Ils n'osaient pas encore renâcler franchement, leur esprit même n'était pas suffisamment audacieux, sans doute, pour qu'ils prennent conscience des motifs de leur mauvaise humeur, mais insensiblement, leur dévotion terrorisée envers le Maréchal commençait à pâlir. On voyait apparaître des traces de récriminations, des ombres de critiques, et parfois même de ces insolences en demi-teinte qu'on réserve aux vieillards un peu gâteux.
Une ambition les dévorait encore, une ambition d'opérette désormais, dans cet hôtel en décomposition. Ils poursuivaient le Maréchal dans les couloirs, assiégeaient sa chambre, se disputaient son attention à table pour obtenir les plus larges prérogatives lorsque le Guide aurait été rétabli au pouvoir. Chassagnol avait déjà décroché le poste de Premier ministre, et Sterne avait la Défense, mais cela ne leur suffisait pas. Ils ne cessaient de quémander un élargissement de leurs compétences. Chassagnol, qui pensait surtout aux possibilités d'enrichissement, avait obtenu d'avoir la main directement sur les finances, le budget, l'industrie et le commerce. Sterne se plaignait amèrement d'être réduit à la portion congrue, et avait déjà réussi à arracher, outre l'armée, le ministère de l'Intérieur et celui de la Justice, rassemblement qu'il présentait comme nécessaire eu égard à l'état d'urgence qu'il faudrait bien instaurer. Il s'était également fait nommer général d'armée, sautant d'un coup trois grades. Chaque fois que l'un recevait quelque chose, l'autre en voulait plus. Le Maréchal, comme un vieux en proie à la concupiscence de ses héritiers, après s'être cramponné quelque temps, finissait toujours par lâcher. Et il leur fallait aussi des décorations. Le vieux tyran, dans sa chambre, le soir, signait des décrets innombrables qui les bombardaient commandeurs ou grands-croix de quelque chose, parmi les innombrables distinctions honorifiques que comptait le régime défunt.
Mère-grand n'était pas seule à s'apercevoir de leur effronterie. On voyait, à d'imperceptibles raidissements, à des regards plus noirs que d'habitude, que Schlangenfeld supportait mal ces entorses à ce qu'on devait au Père de la Nation. Quant à savoir ce qu'elle faisait là, elle, la chose était plus difficile. Votre serviteur la soupçonnait d'autres perversions mentales, qu'il extrapolait de ses allures ténébreuses, de ses chignons lourds et de ses bas fuligineux. Schlangenfeld était de ceux qui vont jusqu'au bout, se disait-il, qui trouvent leur jouissance à se tordre dans les flammes d'un beau Götterdämmerung. Il voyait en elle, peut-être parce que l'idée le réjouissait, une executive woman de l'apocalypse. Il se demandait aussi, avec inquiétude, si la guerre civile éclaterait un jour dans l'hôtel, au sein même de leur petite communauté.
Le temps, inoccupé, passait avec une lenteur infinie, comme aujourd'hui, dans cet hôtel des vents et des piqûres dans le cul, où rien jamais n'arrive ni n'arrivera, sinon le seul événement d'une vie, le vrai, la mort, mais votre serviteur, à cet instant, se sera absenté, pas de pot, décidément il aura tout raté.
Ça contrastait violemment avec l'agitation démentielle des dernières années, où chaque jour menaçait d'être un bouleversement. Tout allait très vite alors, on n'avait même pas le temps de jeter un œil en coup de vent sur sa montre que le jour était déjà fini. Du moins c'est l'impression qu'on avait sur le moment. À distance, depuis ce marécage interminable aux parfums d'urine et de soupe aux légumes qu'on appelle le grand âge, les perspectives changent.
Vous verrez, mes enfants, vous verrez, sales petits cons qui n'êtes jamais là quand on vous appelle. Vu d'ici, tout se renverse : les jours vides ont l'air d'avoir passé à toute vitesse, tandis que les jours remplis paraissent s'être étendus sur de très longues durées. La mémoire inverse le poids du temps. En ce moment, il me semble que tout est immobile, chaque heure dure comme une vie. Mais si je me retourne vers les mois passés, ils ne pèsent presque rien. On ne peut pas avoir à la fois l'intensité et l'éternité, sinon dans le souvenir.
Où êtes-vous, petits enfants qui n'êtes pas là ? Pourquoi ne venez-vous pas dans le château des échos morts, avec des compliments et des chansons appris à l'école, avec des dessins et des cendriers en papier mâché ? Pourquoi n'accourez-vous pas vous faire flatter la tête, recueillir sur la joue un bisou velu ? Il n'y a jamais eu d'enfants pour Mère-grand, pas de Petit Chaperon avec son pot de beurre et sa galette. Toujours elle a tenu tous les rôles, pépé, mémé, les petits enfants et le grand méchant loup. Elle se fait des enfants avec ce qu'elle a, comme on se refait un visage avec un bout de fesse. Elle les dorlote, elle les gâte, elle leur raconte des histoires, elle les gronde, les enfants qu'elle est, mais ils ne veulent pas l'écouter, ils restent dans leur coin, à bouder, à ne pas vouloir être. Tant pis pour leur gueule.