La mémoire est un déluge, enfants. Il y pleut sans cesse. L'eau coule sur les paysages du passé, à travers le soleil, dans les matins radieux. Mère-grand aperçoit, à des distances immenses, et pourtant tout près en même temps, à la toucher, sa chambre d'enfant, si calme, près du boulevard Dolgorouki. La lumière de l'après-midi traversait le feuillage des arbres de la rue, et puis entrait par la fenêtre, déployant ses ailes tièdes sur le lit, sur la table. L'image est devenue plus nette avec les années, on voit distinctement, aux murs, les affiches de spectacles de marionnettes, on voit le grand Pinocchio en bois, on voit le bureau et la chaise peints en blanc, la petite bibliothèque blanche remplie de livres de contes que l'enfant passait des heures à relire, loin de tout, rêvant les métamorphoses des dieux et des hommes, les déguisements et les mutations, installé dans l'éternité.
Sur tout cela, il pleut sans relâche. L'eau glisse sur les tranches des livres, on la voit luire sur les lattes cirées du parquet, se frayer un chemin sur le bureau. Elle nappe le visage très doux de maman, coule sur les cheveux de papa, baigne les murs de la cuisine où cet enfant d'il y a un siècle aime à faire ses devoirs, au sein des parfums du dîner en préparation, dans la quiétude qu'approfondissent les tintements de casseroles et de cuillers.
Rien de tout cela n'existe plus, il n'en subsiste qu'une empreinte quelque part au fond de ce corps qui dans ces lieux se désassemble, empreinte aussi fragile que la trace d'un doigt dans la poussière. Et la pluie, enfants indifférents, il semble qu'elle les pleure, qu'elle cherche, maladroitement, à les consoler, tous, avant cet ultime départ dans le néant, la pluie, mais vous n'écoutez pas le radotage de Mère-grand, la pluie les palpe ainsi qu'une main très souple et très douce, afin qu'une dernière fois soient connus tous les détails de leur forme, toutes les nuances de leur couleur, tout ce qu'on n'a pas su voir et qui était là, et la même pluie bientôt les effacera.
La lumière sur le garage avait l'air de nous faire signe, comme les lumières du soir, jadis, dans l'enfance tranquille, comme l'odeur de la terre mouillée, comme un souvenir très ancien qui, au moment où l'on s'endort, remonte, effleure la surface, avec toute sa charge d'émotion, mais sans images et sans mots, juste le déchirement de sa présence, et replonge dans l'oubli sans qu'on l'ait reconnu, comme toutes ces impressions d'un instant qui vous creusent le cœur et le ventre, appelant ce qui ne sera pas, regrettant ce qui n'a pas été.
Courant d'air ! Quelqu'un saura-t-il jamais fermer proprement cette lourde ! Qu'est-ce que vous foutez, maritornes à bas blancs ! Pour ce qui est de foutre, vous vous faites foutre, oui, par l'interne, on le sait, troussées à plat ventre sur la table, le porte-jarretelles en travers de votre gros cul pâle, parmi les gobelets de café et les assiettes en carton maculées, tandis que les rhumatismes écartèlent Mère-grand. Courant d'air, bon Dieu ! Le vent circule dans sa carcasse, il y est comme chez lui, elle aimerait mieux, au lieu de vent, du vin.
Des carcasses, nous en avons vu beaucoup, dans le garage.
Le matin de notre arrivée, Schlangenfeld était entrée la première, en avant-garde. Elle n'avait vu personne, était ressortie pour nous faire signe de la rejoindre. Nous avions arpenté ces lieux étranges, ce petit intérieur posé comme un œuf au milieu du grand vide extérieur, sans rencontrer personne que sous forme de photographies ou de fantômes vestimentaires accrochés aux patères et aux dossiers des chaises. Nous nous étions tous retrouvés tout au fond, dans la microscopique cuisine, décidés à manger ce qui pouvait être mangé, quand l'occupant des lieux s'est tout à coup dressé devant nous, surgi on ne sait d'où, sans un bruit, exactement comme s'il s'était décollé du mur ou déplié d'un bocal. Il nous barrait la porte de la cuisine, armé d'un fusil à canon scié. Le garage était garni d'un garagiste. Nous étions faits.
Il a fallu toute une journée pour l'apprivoiser. Durant notre court séjour chez lui, il nous a fait la cuisine et la conversation. Nous n'avons jamais réussi à comprendre comment il parvenait à disparaître ou à se rematérialiser quelque part sans qu'on y prête attention.
C'était un grand et long garagiste, tout desséché par les privations, tout calciné par quelque chose, au-dedans, qui le dévorait. La petite coupole jaune de sa calvitie entre deux touffes grises qui avaient l'air de s'enraciner dans les oreilles, ses yeux enfantins au milieu de larges cernes bistre, la salopette qui lui flottait sur les os et ses croquenots sans fin lui donnaient l'air d'un clown, d'un Pierrot rêveur, encombré de ses longs bras et de ses longues jambes.
Il passait beaucoup de temps dans le placard infect qu'il appelait cuisine, à préparer des plats avec rien : des herbes, des fèves, des bouts de lard, et on ne savait quoi. La nuit, avec des précautions de Sioux, il allait fureter sur le plateau, ou au bord de l'espèce de mer intérieure, et il en revenait au petit matin, avec un sac plein de champignons, de poissons, de racines, de plantes, de batraciens, de machins dont on n'aurait jamais soupçonné qu'on pût les ingérer. Il déballait, triait, grattait, lavait, préparait tout ça avec de petits rires et des commentaires en sourdine.
Schlangenfeld n'a guère profité de ses préparations. Depuis Bardino, elle avait pris ses distances. Elle conduisait notre petit groupe d'épaves, puisqu'il n'y avait plus rien à tirer du Maréchal, perdu dans ses chimères, sans parler de Mère-grand, qui n'était plus bonne qu'à vaticiner, et à manger. Quant à son chef théorique, Sterne, il avait abdiqué toute autorité. Le vieillard endormi en lui avait été réveillé par la pierre qui avait cogné à son crâne. Ce qui subsistait de jeunesse dans son regard bleu, dans la fermeté de ses traits, avait foutu le camp d'un coup. Le vieux s'était installé comme chez lui. Sterne se contentait d'approuver d'un air entendu les décisions que Schlangenfeld lui annonçait pour la forme.
Le soir, elle sortait les cartes et les confiait au Maréchal et à son ministre. Ils chuchotaient longuement, leurs vieux doigts suivant les routes, délimitant des zones, cherchant des villes. On aurait dit des gamins se racontant des histoires fabuleuses. Pendant ce temps, elle avait la paix.
Dans la nuit qui a suivi notre arrivée au garage, elle a disparu. L'étonnant était qu'elle ne l'eût pas fait avant. Il n'y avait pas d'issue, au bord de la mer nouvelle qui avait pris la place du paysage. Mais d'issue, enfants, il n'y en avait jamais eu, elle le savait depuis le début. Elle nous a laissés au bord de ce grand vide grisâtre et mouvant, qui pouvait à peu près nous tenir lieu de néant, et puis elle s'est esquivée, comme si elle n'avait jamais existé. D'une certaine manière, nous étions arrivés à bon port. Elle a disparu étrangement, sans rien emporter, laissant des affaires en ordre et soigneusement pliées, et le souvenir de son mutisme.
Schlangenfeld incarnait à la perfection l'esprit des Services : exister le moins possible, se fondre dans le décor, se mêler à la foule, disparaître dans le motif du papier peint, pas d'émotion, pas d'identité. Il fallait que le garagiste soit très fort pour être parvenu à la surprendre, et l'idée a traversé Mère-grand qu'il avait pu en être, lui aussi, autrefois. Mais elle n'a jamais eu le temps d'approfondir cette question.
Mère-grand en avait bien connu, quelques-uns de ces agents. Presque tous étaient faits sur le même modèle, et on se demandait quelle méthode de formation leur avait permis d'atteindre à cette souveraine indifférence. Ils avaient tous l'air de n'être absolument personne, comme les génies et les imbéciles. Peut-être certains trouvaient-ils quelque jouissance dans cette disparition intérieure, mais cela ne se voyait pas.
Malgré tout il y avait, pour l'observateur attentif, de fines nuances dans cette inexistence. Sterne représentait bien la nuance pointilleuse et bureaucratique. Schlangenfeld, malgré son talent et le soin qu'elle avait mis à effacer toute trace de femme chez elle, continuait à vaguement exister sur le mode féminin.
Pour ce qui est de déceler une ombre de tendresse, macache, mais il restait quelque chose quand même, de l'ordre de l'indéfinissable. Elle n'avait pas réussi à ôter complètement la grâce de certains gestes, et lorsqu'ils échappaient à ce corps tout entier militarisé, croyez-le, enfants, ils vous prenaient à la gorge, comme l'ultime reste d'enfance dans la voix d'un vieux connard qui va mourir.
Comme elle s'était déguisée en femme pour les besoins de notre expédition, Schlangenfeld, pendant des jours, a été une femme déguisée en homme déguisé en femme. Elle en rajoutait un peu sur l'homme, lorsque nous étions entre nous, comme pour ne pas se faire piéger par les oripeaux de la femme, ce qui l'obligeait à sortir de son inexistence. En en rajoutant sur l'homme elle ranimait comme par inadvertance une femme qui n'était pas la femme jouée, la femme déguisée.
Pendant qu'elle conduisait la voiture qui nous éloignait de Bardino, sa chemise noire, en partie déchirée, avait glissé sur son épaule gauche, dévoilant une bretelle de soutien-gorge large et blanche. On ne songeait pas que Schlangenfeld pût porter des soutiens-gorge. La bretelle avait glissé, elle aussi, laissant une fine trace rouge sur la peau très blanche de l'épaule. Mère-grand regardait ça, depuis le siège arrière, le chemin étroit tracé sur la peau, les festons blancs de la bretelle à présent relâchée, à peine, comme le signe imperceptible d'un abandon.
C'était cela, cette permanente, cette tendre et cependant indifférente pression, dont on ne voyait plus à présent que la trace, mémoire d'un baiser, ombre d'un enlacement, c'était cela, le soutien-gorge de Schlangenfeld, l'idée que dans le secret de sa peau, elle était étreinte par elle-même, liée dans un amour d'elle-même qui était aussi l'amour de personne.
Sa main, pour replacer la bretelle et la chemise, a eu une inflexion que Mère-grand n'avait jamais observée nulle part, comme la passe d'un magicien qui semble du même geste caresser et puis escamoter. Si Mère-grand se réincarne, enfants, priez les dieux séniles et malentendants pour que ce soit en soutien-gorge.
Elle était donc partie dans la nuit, avec ses silences, son soutien-gorge et son inexistence, et il n'en a plus jamais été question. Sauf pendant quelques minutes, au petit déjeuner, où Sterne l'a vouée aux gémonies, aux supplices ignobles réservés aux déserteurs et aux traîtres, tout en tachant sa chemise de café. Il disait cela comme il l'avait toujours dit, sans colère, sans passion, avec la même indifférence méticuleuse qu'il mettait à accomplir toute chose, sucrer son café, beurrer ses tartines, et la cruauté de ses mots glaçait encore plus dans sa bouche de vieillard que l'impuissance ne faisait pas renoncer.
On imaginait le vieux Sterne lançant aux trousses de son agent infidèle tous les fonds de tiroir du maréchalisme, les fossiles surgis du passé, les tueurs égrotants, les assassins perclus de rhumatismes, tendant des Luger vintage au bout de bras parkinsoniens.
— De toute façon, dit le Maréchal, il aurait fallu la faire abattre, une fois de l'autre côté.
Mère-grand le savait, qui avait beaucoup plus de bouteille que Schlangenfeld, et connaissait son Maréchal par cœur. Ce pur trait de maréchalisme avait traversé l'embrouillamini des songes du vieux. Jamais il n'aurait laissé vivant derrière lui quiconque l'avait vu affaibli ou avait eu un peu trop longuement prise sur lui. Mère-grand devinait aussi que les deux croulants, aussi liquéfiés de la matière grise fussent-ils, avaient tacitement décrété le décès sans phrases du garagiste, du bon, du généreux garagiste qui les nourrissait de ses herbes et de ses machins, les abreuvait de ses macérations. Jamais de témoin, jamais personne derrière. Mère-grand avait l'habitude, ça ne la touchait pas plus que ça, mais c'était dommage, tout de même.
Dès que le Maréchal se trouvait hors de vue, Sterne s'approchait de la chaise où Mère-grand, devant la porte, tentait de se chauffer au soleil presque toujours occulté par le passage de lourds convois de nuages. Le peu de tiédeur qui filtrait ne pénétrait rien, se perdait dans les plis de la robe noire, tentait de timides incursions sous la peau elle-même densément plissée de Mère-grand.
Le très redoutable patron des Services tirait une chaise en plastique à côté, et entreprenait, apparemment, de ranimer sa couenne à l'avare chaleur automnale. Tout en gardant les yeux clos, très semblable à un touriste du troisième âge sur le pont d'un paquebot de croisière, il chuchotait, presque sans bouger les lèvres. Au début, Mère-grand avait du mal à s'y retrouver dans ses circonlocutions et ses périphrases, mais petit à petit les choses se sont éclaircies, comme lorsqu'on se remet à une langue étrangère.
Le vieux crocodile paraissait bien suggérer que, le Génie de la nation étant, selon lui, devenu définitivement gâteux, il importait, pour son bien, d'envisager une solution de rechange, l'hypothèse d'un retour au pouvoir ayant perdu beaucoup de sa crédibilité. Dans cette impasse, tous les dangers pouvaient survenir. Le mieux était, d'après lui, de s'en remettre aux forces internationales, on trouverait bien un moyen de les contacter grâce au garagiste. Il comptait sur Mère-grand pour distraire le Vieux, le dissuader de toute aventure stupide. Il ajoutait des allusions à des documents qu'il savait où trouver, d'où il ressortait que Mère-grand avait travaillé pour on ne sait qui, au cas où elle aurait été tentée par on ne sait quoi.
Le vieux flic reprenait le complot, la trahison et la manipulation, il ne pouvait pas s'en empêcher, c'était instinctif, mais il ne parvenait plus à le faire qu'avec ses pauvres moyens, ses oublis, ses pertes de lucidité, ses radotages et ses siestes prolongées, comme on intrigue contre son voisin de table dans une maison de retraite. Peut-être même oubliait-il ce qu'il avait dit entre deux tentatives, puisqu'il y revenait, se répétait avec des variantes, et Mère-grand se demandait s'il était sérieux, s'il savait ce qu'il faisait, si peut-être il ne cherchait pas à tester sa fidélité, à susciter un aveu de trahison avant d'obtenir du Maréchal un ordre d'exécution.
Parfois, attendant la réponse de Mère-grand qui tardait, il s'endormait sur sa chaise. Un peu de bave séchait à ses commissures. L'ombre des nuages passait sur son visage gris, comme un linge miséricordieux.
Un matin, le vieux serviteur n'a pas pu résister. Devant l'eau où s'écoulaient, avec l'ombre des nuages, de grands arbres déracinés, il a parlé au Patron. Il lui a confié les murmures de Sterne, sans rien cacher de ses scrupules. Le Patron n'a rien dit, il a détourné le regard de l'eau. Au bout de quelques secondes de silence, il a serré le bras de Mère-grand.
Sa grande main ligotée de veines entourait l'entier du bras du vieux serviteur, pressait doucement la chair sur l'os, et l'on sentait l'énorme force intacte et retenue. Il a relâché, et ç'a été tout.
Le garagiste, spontanément, s'était pris d'une espèce d'affection pour le Maréchal. Parmi les paquets que contenait la brouette, il avait trouvé l'uniforme de général de la Garde verte, que le Guide avait tenu à conserver, en vue de sa réapparition solennelle, afin de galvaniser les soldats et les foules qui le verraient reparaître, non pas en bourgeois, mais tel que les affiches le conservaient, semblable à lui-même, hors du temps. Mère-grand se souvient encore du garagiste, en maillot de corps, repassant la vareuse et le pantalon d'uniforme, époussetant la casquette.
Pour accéder à l'arrière-salle où nous prenions les repas, il fallait sortir de l'atelier, et passer par la petite boutique vitrée où se trouvaient la caisse, les bidons d'huile, le matériel d'entretien. Le deuxième matin, en arrivant, clopin-clopant, sur ses deux cannes, le vieux serviteur a vu, à travers la vitre encrassée de la boutique, le Maréchal debout, tout raide, en uniforme. Le garagiste faisait reluire avec un chiffon les ors de la casquette, qu'il a ensuite posée sur le crâne du Guide comme s'il finissait de costumer un mannequin de pompiste chargé d'attirer le chaland.
C'est depuis ce matin-là que, tous les jours, le Maréchal est allé regarder l'eau dans son uniforme d'autrefois, soigneusement plié, chaque soir, par le garagiste. Il entourait le Guide d'attentions, l'aidait à s'asseoir à table, lui apportait du thé, sans que l'on sût très bien à qui tout cela s'adressait, au vieillard, au Père de la Nation, à on ne sait qui, le garagiste ne parlait guère. Nulle servilité cependant dans les gestes et les regards du garagiste, on n'y lisait ni révérence ni admiration, juste de la patience, de la méticulosité, une très grande douceur, et le spectacle de l'habillage de ce tueur, sans qu'elle sût pourquoi, avait laissé Mère-grand figée devant sa vitre, bouleversée autant que pouvaient l'être ses os qui en avaient vu d'autres, avec peut-être, elle croit se le remémorer, quelque chose comme le germe d'une larme coincé dans le profond de la chair.
Au petit jour, le Maréchal sortait. Il avançait tout doucement, sur la route vide, en s'aidant d'une canne que le garagiste lui avait donnée. Il n'en avait peut-être pas besoin, mais on le connaît, sans doute s'en munissait-il pour l'air patriarcal qu'elle lui conférait. Patriarcal et blessé. Il prenait le virage qui se faufilait dans une échancrure de la colline, et s'avançait jusqu'au bord de l'eau.
Une demi-heure ou une heure plus tard, Mère-grand le rejoignait. La fin des pluies, les pommades et les cataplasmes concoctés par le garagiste avaient réussi à décoincer un peu les os. Avec deux cannes, elle parvenait à tituber sur le bitume englué de boues et de croûtes de poussière, semblable, se disait-elle, à un gros coléoptère malhabile, d'autant plus que sa robe noire de digne veuve avait pris des nuances bronze, ou verdâtres, selon les plis, qui rappelaient des irisations d'élytres.
Elle ne se décidait pas à la quitter, par fidélité à la fiction qui les avait menés jusque-là, à la dernière, se disait-elle, de toutes les fictions dont l'entrelacement dessinait la carrière du Leader suprême, et aussi parce que, dans un renversement ironique, cette fiction épuisée proclamait sa vérité secrète à elle, Mère-grand, à sa petite façon honteuse, comme une parodie invisible de la grande duplicité qu'incarnait le Maréchal.
Et cette vieille et pesante robe puait aussi dur qu'un cheval mort. Sa puanteur était plus lourde à porter encore que ses kilos de velours, comme si elle avait emmagasiné sous forme olfactive toute la saloperie de ce voyage inutile, et votre bonne Mère-grand craignait toujours qu'à son passage les oiseaux, foudroyés, ne tombent raides du haut du ciel et ne s'étalent sur les cailloux avec des bruits mous. Une humidité tenace y stagnait encore, au fond de plis lointains, au cœur de régions inexplorées, et dans ces lagunes noires on sentait fermenter le passé.
Finalement votre vieille sorcière rejoignait le Maréchal. Il se tenait debout, appuyé sur sa canne, et il regardait l'eau. Mère-grand s'accroupissait dans ses jupes odoriférantes et regardait aussi. Il est vrai qu'il y avait du spectacle.
Où êtes-vous, petits salauds ? Où êtes-vous ? Où les médecins, les infirmières ?
Il fait nuit. Tout le monde est parti. On le savait bien qu'il viendrait, ce moment où tout le monde s'esquive en silence. Allez, revenez, quoi, elle n'est pas si méchante, la vieille, il n'est pas si toqué, le vieux. Peut-être reste-t-il des bonbons dans la table de nuit.
Pourquoi êtes-vous partis, petits fantômes de merde ? Il n'est pas rigolo, le vieux pantin cassé ? Il peut chanter des chansons idiotes, raconter des blagues, imiter les accents. Il a plein d'histoires à raconter. Il sait faire craquer ses os, et surtout il sait, digne disciple du Maréchal à la fin de la route, larguer des caisses comme personne, écoutez-moi ça, si c'est pas de l'artillerie lourde, si ça ne sent pas la mort, la mort ridicule, qui pue qui pète.
Vous êtes partis parce que vous avez bien senti le moment, hein. Il y a toujours eu ce moment, rien d'autre n'a eu lieu que lui, ce moment d'éternité où le vieux corps du vieux devin se glisse entre les draps de la mort.
Des draps, oui, c'est à cela que faisait songer l'étendue grise qui s'étendait devant le Maréchal, des draps mouvants, aux innombrables plis, sous lesquels on aurait voulu se glisser, comme au creux d'un lit sans fin, dans la tiédeur, pour y retrouver les enfants de jadis, les jeux, les cachettes, les fous rires étouffés, et puis dormir, à l'ombre des eaux.
Le Maréchal regardait l'eau passer. Un lent courant la poussait vers l'ouest, et l'on aurait dit que toute une mer s'était mise en route, lourdement, comme un énorme animal sentant le moment venu d'aller mourir très loin, hors des regards. L'eau emportait toutes sortes de choses, certaines très éloignées, presque invisibles, d'autres toutes proches, à des vitesses différentes.
La question a traversé fugitivement Mère-grand de savoir à quoi était destinée cette présentation mouvante. S'agissait-il d'acheter ? Fallait-il tirer, pour gagner une peluche ? Passaient, avec des lenteurs qui appelaient le recueillement, des commodes Louis XV, ventre en l'air, des chevaux à la panse ballonnée, des sortes d'îles plates et verdoyantes, des paravents chinois, des fauteuils, et surtout des morts, des morts méditatifs et pâles, aux vêtements gonflés, aux visages graves, comme dans des tableaux préraphaélites. Le premier matin, une vache, une belle vache normande, blanc et noir, sagement couchée sur une sorte de grand panneau de bois, nous a regardés curieusement, comme si c'était la terre qui glissait vers l'arrière, nous emportant, le Maréchal et moi, agrippés à nos pierres, et puis nous nous sommes perdus de vue, elle et nous.
Vers onze heures, il commençait à faire chaud, nous repartions. Quand nous arrivions, le garagiste triait toujours quelque chose. Il conservait tout, toutes ses trouvailles, tout ce qu'il ramassait, tout ce qui avait servi et pouvait resservir, les vieilles boîtes, les clous, des cailloux remarquables choisis parmi les millions de cailloux remarquables du plateau, et surtout les ossements.
D'après lui, les pluies diluviennes des dernières semaines avaient provoqué des glissements de terrain qui avaient mis à nu des couches profondes, et le débordement du fleuve avait arraché des pans de roche, soulevé et emporté de vastes étendues de sol, de sorte que la terre et l'eau régurgitaient ce qui avait été enseveli dans des temps très anciens. En se promenant le long de la rive, ou en fouillant du côté des amas de boue arrachés aux collines, on tombait, disait-il, sur des vestiges très curieux. Il parcourait ainsi des kilomètres, certains matins, tirant consciencieusement sa petite charrette à travers les ravines et les étendues couvertes d'épineux du plateau. Il la ramenait chargée d'un fouillis d'ossements qu'il passait de longues heures à tenter d'assembler.
Le garage était rempli de sa collection. Les quelques carcasses de voitures restantes disparaissaient entre les squelettes pendus aux poutres métalliques qui soutenaient le toit de tôle, ou édifiés tant bien que mal, sur le sol, grâce à un système de fil de fer, de crochets et de ruban adhésif. Même sous les coupoles du Musée d'histoire naturelle, où s'étaient tenues, pendant le siège, les conseils des ministres, Mère-grand ne se souvenait pas d'avoir vu pareilles monstruosités.
Des étiquettes soigneusement calligraphiées indiquaient la date et le lieu de leur découverte, et leur attribuaient des noms en latin de cuisine. Le garagiste assurait qu'il avait trouvé la plupart d'entre eux entiers, mais aucune de ces créatures ne devait être répertoriée par les paléontologues, ou bien les connaissances de Mère-grand en matière de reptiles préhistoriques devaient elles-mêmes être antédiluviennes, et pourtant elle avait jadis, par courtisanerie, partagé le goût puéril du Maréchal pour les dinosaures.
Le Guide contemplait sans mot dire ce pandémonium figé, ces ricanements silencieux, ces cages osseuses fermées sur le vide, ces déploiements de pattes et de nageoires hissant les corps hors de ténèbres immémoriales comme il aurait regardé des photos de famille. Pendant que Mère-grand le regardait les regarder, l'évidence s'est imposée à elle : le Maréchal appartenait à la même race qu'eux, il était comme eux un vestige exorbitant du passé, la carcasse d'un grand prédateur oublié, terrifiant et fragile comme une chimère faite de pièces et de morceaux mal raboutés, et cette pensée a un soir retenu sur ses lèvres la phrase qu'elle s'apprêtait à lui glisser, et dont elle a senti qu'elle le décevrait :
— Il doit les avoir fabriquées en assemblant les fragments de fossiles disparates.
Le garagiste nous avait installés juste à côté de l'atelier où il entreposait ses monstres, dans une remise aveugle équipée d'une demi-douzaine de lits, comme s'il prévoyait des visites inattendues, des voyageurs fatigués, de lointains cousins, des fils prodigues. On l'imaginait, un soir doré, ouvrant sa porte à l'enfant poussiéreux et affamé, le prendre dans ses bras, le conduire doucement vers la cuisine où mijotent des ragoûts.
Un lit d'acier blanc et un lit en rotin voisinaient avec de simples paillasses. Il n'y avait pas de porte, la remise donnait directement sur le vaste atelier, éclairé par une verrière qui occupait presque toute la façade. La nuit, la lune projetait les ombres immenses des fossiles, qui entrecroisaient leurs ossements, comme si une seule créature infiniment compliquée avait été stockée là, un pauvre vieux monstre dépouillé de sa chair et de ses entrailles, échoué pour l'éternité, empêtré dans ses propres ramifications, prisonnier de sa complexité grotesque. Mère-grand, travaillée d'insomnies, attaquée de rhumatismes, se voyait dans son demi-sommeil en Jonas de ce Léviathan, squelette dans le squelette, créature difforme dans la créature difforme, et se demandait quelle créature plus monstrueuse encore les contenait tous dans la cage de son ventre.
Une nuit, un petit bruit avait tiré Mère-grand de l'entrelacs des ossements. Cela ressemblait à un grincement, à un cri de souris, peut-être à un rire étouffé d'enfant. Elle ne trouvait pas le courage de se lever, ces mouvements lui coûtaient de douloureux efforts. Mais le bruit continuait, s'arrêtait quelques moments avant de reprendre. Sterne et le Maréchal dormaient profondément.
Mère-grand s'était étayée, avait boîté jusque dans l'atelier, où la lumière de la lune semblait faire osciller doucement les grandes carcasses, comme si quelque chose dans l'os pressentait l'eau toute proche, qu'attirait à elle la planète morte.
On ne pouvait pas situer facilement le bruit : on croyait l'entendre venir d'en haut, et puis on le localisait du côté de la verrière. Finalement, cela venait du coin de l'établi, de l'autre côté de la fosse à vidange. Une ombre humaine se tenait là, penchée sur la longue table de métal. Elle tournait le dos à votre serviteur, mais il l'a reconnue, c'était celle du garagiste, dans son maillot de corps et son pantalon de toile. Il devait avoir entendu depuis longtemps les craquements et les claquements émis par votre serviteur dans sa pénible reptation, mais il ne s'est retourné qu'au moment où l'athlète de la béquille est arrivé à sa hauteur.
La lune qui l'éclairait révélait dans son visage la parenté qui les unissait, cet air distrait qu'elle a parfois, ce mélange d'étrangeté et de familiarité. Son visage rond, livide et froid luisait faiblement, comme une lune, et dans la confusion de son esprit ensommeillé, Mère-grand a attribué cela à cette ressemblance, jusqu'à ce qu'elle se rende compte que le visage du garagiste était baigné de larmes. Le petit bruit était un bruit de sanglots.
Il a fallu du temps pour comprendre, d'autant que le garagiste s'exprimait de manière confuse, comme à son habitude. Il ne pleurait pas sa solitude, ni la mort d'une hypothétique famille, ou on ne sait quoi qui pouvait faire verser des larmes à un polichinelle dans son genre.
Tout en balbutiant à voix basse, le dos à nouveau tourné, il ne cessait pas de tripoter des machins sur son atelier. Il s'est retourné encore une fois, les culs de bouteille embués, brandissant sous le nez de Mère-grand quelque chose qu'elle n'a pas distingué tout de suite. C'était un clou, un gros clou de cinq centimètres de longueur. Et, bref, Mère-grand sait bien que la chose est difficile à expliquer, mais le garagiste sanglotait sur un clou.
Il faudrait écouter encore un peu, bientôt il n'y aura plus d'histoire, plus personne pour raconter. Il faudrait écouter. Non, ce n'est pas qu'il s'était fait mal avec ce clou, il ne s'agissait pas de comique de bricolage. Non, malgré ses airs ineptes le garagiste de la lune n'était pas fou, ni complètement idiot, il nous en a donné bien des preuves durant notre séjour. Non, le clou ne revêtait pour lui aucune valeur symbolique, il ne s'agissait pas d'un souvenir, aucun membre de sa famille n'avait été, au moyen de ce clou, crucifié par les rebelles, comme ils le faisaient de temps à autre à ceux qu'ils appelaient des traîtres, alignant ainsi par dizaines le long des routes, pour l'exemple, des condamnés qui paraissaient ouvrir grands les bras pour accueillir, dans l'agonie, le voyageur qui passait.
Si Mère-grand a bien compris les discours encombrés du garagiste, qui parfois, sans prévenir, se liquéfiait derechef comme un veau, il pleurait cette nuit-là sur le clou comme, à d'autres moments, les nuits de lune surtout, quelque chose le soulevait et l'emmenait mouiller de larmes n'importe quoi, l'une de ses carcasses, une salade, des traces dans la poussière, un balai, la maigre silhouette d'un arbuste sur un plateau. Chacun de ces machins, tout à coup, sans prévenir, lui semblait infiniment digne d'amour, de compassion, et cet amour brutalement révélé ne parvenait pas à s'assouvir, ce qui, pendant qu'il l'expliquait à votre serviteur, paraissait en effet à celui-ci l'élément le plus rationnel de l'histoire.
Il ne saurait jamais aimer ce clou, se lamentait-il, jamais il ne parviendrait à faire entrer ce clou tout entier dans son cœur. Jamais son amour ne sortirait ce clou de lui-même, ce clou était perdu parmi la masse des clous, et y retournerait. Ce clou était enfermé dans l'obscurité de sa prison matérielle. Personne, disait le garagiste, n'avait jamais eu pitié des clous qui avaient crucifié le Christ.
Là-dessus, il s'était esquivé, comme un rêve.
D'autres nuits, ou bien dans les creux de l'après-midi, comme Sterne et le Maréchal faisaient la sieste, et que seules les mouches bougeaient encore, il arrivait que le garagiste fût pris d'extase, sans prévenir, à l'endroit où il se trouvait. Du coin du lit, ou depuis sa chaise, Mère-grand l'apercevait, immobile, inondé de larmes comme par une soudaine averse.
Il voyait Dieu, chuchotait-il. Dieu qui l'ouvrait de sa lame, c'étaient ses mots, qui l'ouvrait de sa lame, comme un fruit, et le faisait jaillir hors de lui-même. Dieu qui le crucifiait. Alors, disait-il, il sentait affluer en lui la douleur, la noire humeur de tout ce qui ne voyait pas Dieu. Sterne, qui l'avait une fois entendu, avait tourné vers Mère-grand son sourire froid, et cligné de l'œil.
Nous avions fini par comprendre que les innombrables photos qui encombraient tous les coins de la boutique et du logement n'étaient pas celles de la famille du garagiste, mais qu'il les avait ramassées n'importe où, chinées dans les brocantes où les réfugiés, les expropriés, les gens ruinés par la guerre bradaient leurs biens pour ne pas mourir de faim, ou bien rachetées directement, soit à des rebelles, soit à des miliciens, avec tous les effets de leurs victimes.
Il s'en était fait une famille, puisque lui-même n'en avait jamais eu. Il y avait là ses arrière-grands-parents, ses grands-parents assis sur des chaises dans leurs habits du dimanche, ses parents sous des arbres, en costumes d'été, tendant leurs verres en souriant, des oncles et des tantes à foison, et toute une foule d'enfants, de petites filles en robes blanches, de petits garçons sérieusement cravatés dont il essuyait consciencieusement les visages inaltérables. Sterne, parfois, s'amusait à parodier la méticulosité de ses gestes.
Qu'est-ce qui a été dit ? Qu'est-ce qui est arrivé ?
Quelle heure est-il ?
Il fait nuit noire. Les chiffres bleus, sur le radio-réveil, affichent un 7 inexorable. Il doit être en panne. Peut-être qu'il l'a toujours été.
Quelque chose est là, qui a brisé le sommeil, comme un rire étouffé, la plainte d'un oiseau. Il faudrait aller voir, traverser la cage impalpable des ombres croisées.
Qui pleure là-bas ? Est-ce que c'est le garagiste ? le Maréchal ? Est-ce que c'est un enfant ?
Est-ce que c'est toi, qui te recroquevilles dans l'ombre ?
Ne pleure pas, Mère-grand est là, pour te consoler. Tiens, elle peut te raconter de belles histoires. Ne pleure plus. Écoute. Attends. Ça va venir.
Mais plus d'histoires, plus rien en mémoire. Qu'est-ce qui a été dit ? Qu'est-ce qui a été fait ? Tout est au fond de l'oubli.
Ne pleure plus. Quel est ton nom ?
Attends, peut-être que les histoires vont revenir. Il était une fois…
Est-ce qu'on s'est moqué de toi ? Est-ce qu'on t'a battu ? Dis à Mère-grand. N'aie pas peur. Viens, approche. Es-tu fille ou garçon ? Ça, tu le sais, n'est-ce pas ? Ou tu ne le sais pas ?
Ah, cela revient, à présent. Le vieux serviteur est sur son lit et ne peut plus servir. Il n'accourra plus jamais aux ordres de son maître. Ce lit est dans la chambre où ronronnent les machines, où clignotent les diodes. Cette chambre est dans le palais babélien où les souffles errants croisent les plaintes solitaires. Ce palais est quelque part, va savoir où, on ne sait plus.
Mais avant cela ? Attends, ne pleure pas, le temps de tout reconstruire, les belles histoires vont revenir.
Serviteur, donc. Ou servante. Mais de quel maître ? Qui fut servi par votre serviteur ? Quel était le visage du Maître ?
À moins que ce serviteur ne soit le Serviteur en soi, ou la Servante, prête à rejoindre la maison du maître qu'elle n'a jamais vu, et qui l'attend depuis très longtemps. Alors la très vieille servante s'agenouillera sur le seuil, avant d'entrer dans la maison, et de prendre enfin son service. Tu vois, les histoires, on y vient.
Qu'est-ce qu'il y avait avant ?
Un noir très profond.
Oui : avant, il y a eu l'opération. Ils ont endormi la Servante, le Serviteur. Ils ont déposé sa mémoire et sa conscience en vrac à côté de lui, et puis ils ont coupé.
C'est cela. Il lui semblait bien que ses jambes étaient là, il les sent encore, mais ils ont coupé. Thrombose, gangrène, ils disaient ça. Qu'importe, pour ce qu'elles servaient.
Va savoir où ils les ont jetées. Mais au diable, qu'elles aillent donc cavaler en enfer. Quand on pense à tout ce qui fut tranché et retranché sous le Maréchal, sous les rebelles ou sous les autres, l'Érèbe doit grouiller de fragments de corps.
Es-tu là encore ?
Il faudrait parvenir à se soulever un peu dans ce lit pour te voir.
Une sueur amère oint le Serviteur du crâne jusqu'à l'aine, ses neuf cheveux, il les sent qui se dressent, comme tirés par la main de l'ange, et le voici, miracle, qui édifie son torse, tout ce qui lui reste de lui, émergeant trempé de la houle des draps, dans le noir absolu, saisi par ce qui est plus grand que lui, et veut parler par lui, mais le Serviteur est un serviteur bien fautif, bien imparfait.
Il ne te voit pas, toi qui te plains ici, pourtant il sait qu'il t'a déjà vu. Figurais-tu sur les photographies ?
Les photos, c'est étrange, elles reviennent, l'une après l'autre, avec une précision nouvelle, comme si ce n'est qu'aujourd'hui qu'elles se mettaient à exister. Où étaient-elles ? Oui, accrochées sur tous les murs, posées sur tous les meubles, chez le garagiste.
Est-ce de là-bas que tu reviens ? Est-ce de ne plus pouvoir y revenir que tu pleures ici ? Est-ce parce que Mère-grand est la dernière créature vivante à se souvenir de toi ?
Mais lequel es-tu ? De tous ces visages quel est le tien, de tous ces sourires le tien ? De tous ces après-midi joyeux, de ces soleils fixes, de ces vélos sur les routes bordées d'herbe les tiens ?
Écoute encore.
Un peu en aval de l'endroit où la route s'enfonçait sous l'eau, une éminence formait un léger promontoire. Des arbres, des branches, toutes sortes d'épaves venaient s'accumuler là. Un matin, parmi les débris, il y avait une barque. Une large barque plate de pêcheur à la ligne, peinte en vert foncé, avec deux bancs, et même, au fond, un seau en plastique attaché par une ficelle au banc avant.
C'est le Maréchal qui l'a inspectée en détail. Après avoir pataugé dans l'eau jusqu'aux cuisses, vêtu de son bel uniforme, il a réussi à la tirer sur la terre ferme. Mère-grand le regardait s'activer, de loin, sans pouvoir l'aider. Après quoi, il s'est mis à extraire de l'eau des brassées de branchages, des paquets de feuilles, des déchets de toutes sortes qu'il a entassés sur la barque. Il a tiré, à grand-peine, des morceaux d'arbres englués de boue pour les laisser en vrac entre la barge et l'eau. Lorsqu'il a eu terminé, l'embarcation n'était plus visible. L'amas de déchets flottants se prolongeait sur la rive, sans solution de continuité, comme déposé là par les hautes eaux.
Deux jours plus tard, le Maréchal a réveillé Mère-grand bien avant l'aube. Elle l'a suivi jusqu'à l'eau, sur ses deux cannes. Dans la nuit, les dorures de l'uniforme de la Garde verte, encore astiquées la veille par le garagiste, luisaient comme des étoiles au ras de l'horizon. Le Père de la Patrie portait les deux grands sacs de voyage en cuir qui avaient naguère tenu compagnie dans la brouette à votre humble servante. Arrivé au point où la route se glisse dans l'eau, il s'est éloigné. Mère-grand a cessé de le voir, mais elle a entendu le raffut qu'il produisait dans le coin où il avait caché la barque.
Il faisait encore nuit noire lorsque le Maréchal a poussé la barque dans l'eau, après y avoir assis son fidèle serviteur. Mais elle se refusait obstinément à quitter le marécage de rebuts entassés contre le promontoire, vers lequel la repoussaient les remous. En s'aidant d'une longue branche qu'il utilisait comme une gaffe, le Maréchal a fini par s'arracher à cette zone, et à lancer la barque dans le courant principal. L'eau les a portés, et Mère-grand s'est endormie.
Le froid l'a réveillée. Il faisait jour, mais la barque était tellement emmaillotée de brume qu'on ne voyait ni ciel ni rive. Le silence était complet, troublé seulement par le clapotis de l'eau contre le bois. Debout à l'arrière, face à Mère-grand, le Maréchal regardait le brouillard. Il remuait dans l'eau une grosse branche qui se terminait en fourche.
L'humidité glacée écartelait Mère-grand, à hurler. Progressivement, le brouillard s'est levé. Un soleil pâle, qui paraissait lui aussi composé d'eau, ne réussissait pas à réchauffer les corps. La barque traçait toujours sa route au milieu de ce lac en mouvement, escortée à distance par les arbres, les bidons et les animaux morts, et Mère-grand se disait, elle s'en souvient bien, que le Maréchal présidait au défilé triomphal qui le verrait rentrer solennellement dans sa capitale, parmi des forces sur lesquelles désormais il pouvait asseoir sa puissance, les ordures et les cadavres.
La rive a fini par émerger doucement des dernières bandes de brume. C'étaient des maquis, des ronces, des bouquets d'arbres bas. À la main droite du Maréchal, à tribord, l'étranger, la possibilité d'échapper à nos ennemis, mais il n'avait visiblement pas l'intention de tenter d'y accéder. Nous suivions la ligne frontière, qui coïncidait avec ce qui jadis avait été le canyon creusant le fond de la dépression désormais noyée. Le Maréchal restait muet.
Plus tard, en phrases confuses, elliptiques, il expliquerait ses intentions à votre humble servante. Il avait décidé de gagner l'embouchure, non loin de la capitale. Il lui fallait courir ce risque. Il ne finirait pas dans une prison étrangère, ou en exil, accueilli par un régime indulgent, en bourgeois anonyme tentant d'échapper aux curiosités de la presse.
Il s'imaginait les populations exténuées accueillant son grand retour avec l'enthousiasme de l'oubli ou de la nostalgie, les généraux félons pliant le genou pour lui baiser la main, la masse du peuple et des soldats grossissant derrière lui durant la marche vers la capitale, les puissances étrangères embarrassées, n'osant pas faire tirer, obligées de composer. Il parlait comme en dormant.
Mère-grand se demande encore à présent ce qui l'avait menée là, habillée en douairière, sur une barque de pêche vert bouteille dérivant au milieu d'une inondation, en compagnie d'un général en grande tenue, agrippé à une branche de peuplier. Jamais elle n'avait songé à quitter le Maréchal, jamais elle n'avait pu s'imaginer devenir autre chose que son fidèle serviteur. Qu'aurait-elle été sinon ? Qui, hors de sa servitude ? Et comment s'arracher à ce qui vous détruit si cela, année après année, vous a fait ? Hors de la fidélité aveugle aux cruautés et aux avanies du Guide, elle n'entrevoyait alors qu'une obscurité terrorisante.
Mais la souffrance physique a été la plus forte. Elle ne pouvait plus tenir dans cette barque, mal assise, les pieds dans les flaques, broyée par l'humidité. Toutes ses articulations paraissaient se désassembler, chacun de ses os était pris dans des brodequins qui les serraient lentement, de plus en plus fort.
On commençait à dépasser des villages, sur les rives lointaines, et des huttes de pierre et de bois, construites sur les pentes à présent plus vertes, s'échappaient des filets de fumée. Il fallait la débarquer, on la secourrait, on l'emmènerait quelque part où on pourrait la soigner. Ou bien on la massacrerait tout de suite, et elle ne souffrirait plus.
Le Maréchal n'écoutait pas ses plaintes et ses supplications, attentif à diriger la barque, essayant d'éviter les obstacles à petits coups de branche. Parfois le courant nous rapprochait dangereusement de la rive, à tel point qu'il lui fallait en éloigner l'embarcation en s'appuyant sur le bâton, puis se désempêtrer des troncs et des déchets. Il était presque miraculeux qu'il s'en sorte chaque fois. Jusqu'où irait-il ainsi ?
Vers la fin de l'après-midi, l'eau a paru s'éclaircir, le courant se calmer. La rive gauche s'était éloignée jusqu'à devenir indistincte. Insensiblement, nous nous rapprochions de la rive droite, en direction d'une langue de terre plate et verdoyante qui formait un large coude. Le Maréchal ne parvenait pas à ramener la barque au milieu. Aussi lent qu'il fût, le courant était irrésistible.
Un peu avant de toucher la rive, nous sommes passés, avec douceur, au-dessus d'un village. Comme celle d'un nuage, l'ombre de la barque glissait sur les toitures de lauze, quelques mètres au-dessous de la quille, sur les places et leurs fontaines, sur les jardins clos et les ruelles étroites.
La transparence était telle que l'on distinguait tous les détails, conservés et comme éternisés dans la lumière verte. L'eau les avait lavés de leur insignifiance. En plongeant la main, on aurait presque effleuré le haut des cheminées, et pourtant le village appartenait à l'évidence, désormais, à un monde infiniment lointain, composé d'une matière plus dense et plus accomplie que le matériau terrestre, et dont rien ne pourrait jamais rompre l'aimable, la douce, l'absolue solitude.
Peu après le village, le courant nous a drossés sur la langue de terre. Elle était divisée en clos entourés de murets de pierres sèches, d'où émergeaient des bouquets d'arbustes aux feuilles jaunissantes. Une petite route passait entre les murs avant d'aller se lover sous l'eau. Mère-grand a supplié le Maréchal de la laisser là, assise sur une grosse pierre plate aux arêtes adoucies, le dos contre un muret que le soleil du soir chauffait.
Oui, il faut avouer que, pendant qu'il l'extrayait de la barque, le fidèle serviteur a poussé des cris mélusiniens, qui ont envenimé la quiétude des jardins. Précautionneusement, avec ce qui subsistait dans son grand corps de sa force herculéenne de jadis, le Maréchal a extrait un sac de pure douleur, l'a traîné, l'a déposé, au cœur de la tache de lumière, sur la pierre où le sac a continué, de longues minutes, à exhaler le même chant andalou, qui, entre les murets, les feuilles immobiles, le calme du soir, ondulait et tordait ses anneaux au plus haut des aigus, comme si le ciel même et la douceur de l'air le rongeaient jusqu'au fond. Perché sur le mur, un oiseau muet regardait.
Au moment où Mère-grand reprenait haleine, elle a vu, face au soleil, descendant vers le fleuve, le Maréchal en ombre chinoise, exactement découpé, debout dans son embarcation que l'eau redoublait, glisser vers la reconquête du pays.
Depuis, elle n'en a plus jamais entendu parler. Pour le monde entier, le Maréchal est mort les cervicales brisées par la corde, à l'aube, dans la cour d'une prison. Celui qui a traversé les provinces de son pays en ruine jusqu'à ses confins inondés n'a jamais existé, et il arrive encore à Mère-grand de se demander lequel était une illusion.
L'histoire est finie, petit. Après il n'y a plus rien. Il n'y a jamais rien eu d'autre que ce moment, au bord extrême de l'obscur, en lequel tous les autres viennent se déverser.
Ce n'était pas une très belle histoire, bien sûr.
Ne pleure plus. Comment t'appelles-tu ?