Chapitre 15
T
RÈS, TRÈS LENTEMENT, CŒUR DE Feu recula vers les fougères. Même si le chasseur du Clan de la Rivière avait cessé de humer l’air, il épiait encore la berge.
Le jeune chat fit demi-tour, toujours accroupi, et commença à ramper vers la frontière. Il entendit un léger plouf derrière lui : une bête s’était jetée à l’eau. Il regarda par-dessus son épaule, le cœur battant. À travers les fougères, il voyait une tête grise se diriger vers lui. Rivière d’Argent ! Mais où étaient donc les deux autres félins ? Il rebroussa prudemment chemin, la gueule entrouverte afin de mieux capter leurs effluves. Pas trace des deux animaux dans les parages. Ils avaient dû continuer leur route. Il observa la chatte nager avec détermination vers le bord. Un instant, il se demanda s’il s’agissait d’un piège et songea à fuir. Cependant, la pensée de Plume Grise le poussa à rester.
La chatte grimpa sur la berge et souffla :
« Cœur de Feu, je sais que tu es là. Je sens ton odeur ! Tout va bien, Pelage de Silex et Nuage d’Ombre sont partis. »
Il resta à couvert.
« Cœur de Feu, je ne laisserais jamais rien arriver au meilleur ami de Plume Grise ! » Elle semblait impatiente. « Crois-moi, pour l’amour de nos ancêtres ! »
Il sortit avec méfiance de sa cachette. Elle le scruta, la queue frémissante.
« Que fais-tu là ?
— Je te cherchais », chuchota-t-il, mal à l’aise à l’idée de se trouver en territoire ennemi.
Elle agita les oreilles, affolée.
« Plume Grise va bien ? Sa toux s’est aggravée ? »
Son anxiété irrita Cœur de Feu. Il ne voulait pas savoir à quel point la chatte tenait à son ami.
« Il va bien ! jeta-t-il, toute prudence balayée par la colère. Mais s’il continue de te voir, cela ne va pas durer ! »
Elle se hérissa aussitôt.
« Je ne permettrai à personne de lui faire du mal !
— Ah oui ? Comment le défendras-tu ?
— Je suis la fille de notre chef.
— Et alors ? Tu crois pouvoir contrôler les guerriers de ton père ? Tu sors à peine de ton initiation !
— Comme toi ! rétorqua-t-elle, indignée.
— En effet, admit-il. C’est d’ailleurs pourquoi je doute de réussir à protéger Plume Grise de la colère de son propre Clan – ou du tien – s’ils découvrent que vous vous fréquentez. »
Elle s’efforça de le fixer avec sévérité, sans parvenir à dissimuler l’émotion qui l’avait envahie.
« Je ne peux pas cesser de le voir, murmura-t-elle. Je l’aime.
— Mais la tension entre nos deux tribus est déjà assez forte ! grommela-t-il, trop furieux pour ressentir la moindre compassion. Nous savons que le Clan de la Rivière chasse sur notre territoire… »
Elle le toisa avec défi.
« Si le Clan du Tonnerre connaissait nos raisons, il ne nous refuserait pas ce gibier !
— Quelles sont-elles ?
— Nous avons faim. Nos petits pleurent parce que leurs mères n’ont plus de lait. Les anciens meurent faute de nourriture. »
Cœur de Feu la regarda, pris au dépourvu.
« Vous avez le torrent, pourtant ! » protesta-t-il.
Tout le monde savait que le Clan de la Rivière disposait des meilleurs terrains de chasse des environs : aux poissons du cours d’eau s’ajoutaient les petites bêtes des champs vivant sur l’autre rive.
« Ça ne suffit pas. En aval, les Bipèdes nous ont pris nos territoires. À la saison des feuilles nouvelles, ils y ont bâti un camp et ils sont restés tant qu’il y a eu du poisson. Lorsqu’ils sont partis, il n’en restait presque plus. Et leur présence a chassé le gibier. »
Malgré sa colère, Cœur de Feu sentit la pitié l’étreindre. Il devinait la gravité de la crise pour le Clan de la Rivière. Ils engraissaient à chaque saison des feuilles nouvelles en prévision des rigueurs à venir. Il fixa sur elle un regard pénétrant. Elle n’était pas seulement mince, mais maigre à faire peur. Sous la fourrure collée à sa peau, on lui voyait les côtes. Il comprit mieux, d’un seul coup, l’hostilité qu’avait manifestée Étoile Balafrée au sujet du plan du Clan du Tonnerre à l’Assemblée.
« Voilà pourquoi vous ne vouliez pas que le Clan du Vent reprenne son territoire !
— Les lapins abondent sur la lande toute l’année, confirma-t-elle. C’était notre seul espoir de ne pas voir mourir nos petits à la saison des neiges.
— Plume Grise le sait-il ? »
Elle fit signe que oui. Il la considéra un moment, perplexe. Mais il ne pouvait pas laisser ses sentiments prendre le pas sur le code du guerrier.
« Quels que soient les problèmes de ta tribu, il faut que tu cesses de voir Plume Grise.
— Non, rétorqua-t-elle, le menton levé, les yeux étincelants. Comment notre amour pourrait-il causer du tort à qui que ce soit ? »
Il lui rendit son regard. Un autre frisson courut le long de son échine. La pluie était glaciale. Il sursauta soudain en entendant la chatte souffler :
« Va-t’en ! La patrouille revient. »
Il perçut un léger bruissement de l’autre côté du torrent. Il semblait inutile – et dangereux – de s’attarder davantage. Le bruit se rapprochait. Sans saluer Rivière d’Argent, il bondit parmi les fougères humides et repartit vers le camp.
Il retourna au pas de course vers le gibier qu’il avait laissé sous le chêne. À mi-chemin, l’odeur du passage récent d’un Bipède l’arrêta net : Princesse, il l’avait oubliée ! Il se demanda s’il avait le temps de faire un détour par la ville. Il brûlait de savoir si elle avait mis bas ou non. Mais elle était sans doute déjà à l’abri dans son panier, et la tribu avait besoin de nourriture. Avec un pincement au cœur, il se rendit compte que Plume Grise n’était pas le seul à avoir une loyauté vacillante.
La pluie commença à dégouliner au bout de ses moustaches. Il s’ébroua et repartit vers la cachette, puis le camp.
À son arrivée, les félins s’abritaient dans leurs tanières. Il traversa la clairière boueuse pour déposer son butin sur le tas. Il y préleva son repas et trotta jusqu’à l’antre des guerriers. Ce soir, il n’avait pas la moindre intention de manger dehors.
Il passa la tête à l’entrée. À son grand soulagement, Plume Grise somnolait. Il allait peut-être se remettre, s’il ne passait pas son temps à vadrouiller dans la forêt à la recherche de Rivière d’Argent.
« Croc Jaune a été trop occupée pour chasser, aujourd’hui, lui lança Tornade Blanche depuis l’ombre de leur gîte. Je pense qu’elle apprécierait beaucoup la souris que tu portes. »
Le jeune combattant ressortit donc. Si la guérisseuse croulait sous la tâche, c’est que les malades devaient se multiplier. Il traversa le camp ventre à terre, prit un autre rongeur sur la pile et longea le tunnel de fougères.
À l’orée de la clairière, un chaton pommelé était étendu sur une couche de mousse placée sous les frondes. Allongée à côté de lui, Croc Jaune tentait de le convaincre de mâcher quelques herbes. Les reniflements du malade, ses yeux larmoyants fendaient le cœur. Son nez coulait. Il devait s’agir du petit atteint du mal blanc.
Au bruit de son arrivée, la vieille chatte se tourna vers le guerrier.
« C’est pour moi ? » s’exclama-t-elle à la vue des souris.
Il hocha la tête et posa son présent sur l’herbe.
« Merci. Puisque tu es là, voudrais-tu essayer de convaincre ce jeune chat de prendre son médicament ? »
Elle s’approcha des deux proies d’un pas raide – sa vieille blessure à l’épaule semblait la faire souffrir – et se jeta sur son repas.
Cœur de Feu rejoignit le petit malade, qui le regarda en ouvrant une bouche minuscule sur une quinte de toux grasse. Le chasseur poussa vers lui un brin d’herbe verte.
« Si tu veux devenir un guerrier, il va falloir t’habituer à avaler tous ces affreux remèdes, tu sais. Quand tu te rendras à la Pierre de Lune, il te faudra mâcher des plantes au goût bien pire. »
Le petit lui lança un regard étonné de derrière ses paupières mi-closes.
« Considère ça comme un entraînement, insista Cœur de Feu. Pour te préparer à grandir. »
L’animal se pencha en avant et avala une bouchée du mélange.
Son aîné ronronna un encouragement. Croc Jaune apparut à côté de lui.
« Bravo ! » s’écria-t-elle.
D’un geste, elle lui indiqua qu’elle désirait lui parler sans témoins. Il la suivit à l’abri du grand rocher où elle dormait. La pluie tombait toujours : la fourrure hirsute de la guérisseuse était toute mouillée et sa queue détrempée traînait dans la boue.
« Étoile Bleue a attrapé le mal blanc, lui annonça-t-elle d’un air sombre.
— Mais cette maladie n’est pas trop grave, si ? »
Elle secoua la tête.
« Elle s’est déclarée très vite et l’a beaucoup affaiblie », expliqua-t-elle.
Au souvenir du nombre de plus en plus restreint de vies qui restaient à leur chef, l’angoisse serra les tripes de Cœur de Feu.
« Je l’ai prévenue de ne pas s’approcher des malades, mais elle tenait à les voir, reprit Croc Jaune. En ce moment, elle dort dans sa tanière. Pelage de Givre veille sur elle. »
La peur qui brillait dans les yeux de Croc Jaune lui donna à réfléchir : savait-elle la vérité ? Il croyait être le seul à connaître le secret d’Étoile Bleue – le Clan pensait qu’elle disposait encore de quatre vies –, mais peut-être une guérisseuse sentait-elle ces choses-là d’instinct.
En réalité, Étoile Bleue n’en avait plus qu’une en réserve.