Chapitre 20
G
RIFFE DE TIGRE, DÉPITÉ, se tourna vers ses guerriers.
« Ce n’est que partie remise », maugréa-t-il.
La patrouille fit demi-tour et reprit le chemin du camp. Cœur de Feu adressa une prière de louanges muette au Clan des Étoiles, mais il se sentait empli d’amertume. Aurait-il été capable de se battre ? Il ne le saurait jamais. Il ne se méfiait plus seulement de Plume Grise, mais aussi de lui-même, désormais.
Pendant tout le trajet, il ne prononça pas un mot. De temps à autre, il voyait le lieutenant l’observer à la dérobée. Le retour sembla durer une éternité. La lumière du jour diminuait lorsqu’ils finirent par arriver au sommet du ravin. Cœur de Feu laissa les autres passer devant lui. Quand il traversa le tunnel d’ajoncs, le vétéran racontait déjà au Clan déçu le dégel de la rivière.
À la recherche de Plume Grise, Cœur de Feu longea le périmètre de la clairière. Son ami s’était-il glissé hors du camp ? D’instinct, il se dirigea vers la pouponnière. En approchant de l’enchevêtrement de ronces, il entendit un cri familier :
« Cœur de Feu ! »
Une bouffée d’espoir l’envahit. Peut-être son camarade voulait-il le remercier d’avoir pris la dernière place dans la patrouille ? Il suivit la voix jusque derrière le buisson.
Il n’y voyait goutte dans la pénombre. Il l’appela donc discrètement. Soudain, il fut heurté de plein fouet et fit volte-face, ses sens en alerte. Malgré l’obscurité, il vit se dresser la silhouette de Plume Grise.
Le chat cendré se rua de nouveau à l’attaque. Cœur de Feu se baissa juste à temps pour éviter la patte de Plume Grise, qui visait son oreille.
« Mais qu’est-ce qui te prend ? » bafouilla le félin roux.
Les oreilles couchées en arrière, son agresseur cracha :
« Tu ne me fais pas confiance ! Tu as cru que j’allais trahir le Clan ! »
Il assena un nouveau coup, qui porta. La douleur et la colère firent s’étrangler Cœur de Feu.
« Je voulais simplement t’épargner d’avoir à faire un choix ! Même si, en effet, je ne sais pas à qui va ta loyauté en ce moment. »
Plume Grise se jeta sur lui et le renversa. Ils roulèrent à terre, toutes griffes dehors.
« Mes décisions ne regardent que moi ! » rugit le matou cendré.
Mais sitôt dégagé, son camarade lui sauta sur le dos et s’écria :
« J’essayais seulement de te protéger.
— Je me débrouille très bien sans toi ! »
Aveuglé par la colère, Cœur de Feu agrippa la fourrure de Plume Grise, qui le précipita au sol. Ensemble, ils déboulèrent dans la clairière.
Les autres félins s’écartèrent de leur chemin. Cœur de Feu hurla de rage quand son adversaire lui mordit la patte. Il le griffa à son tour au-dessus de l’œil. Plume Grise se vengea aussitôt en lui plantant ses crocs dans la cuisse.
« Cessez immédiatement de vous battre ! »
Au miaulement sévère d’Étoile Bleue, ils s’arrêtèrent net. Cœur de Feu vit Griffe de Tigre ricaner, incapable de cacher sa jubilation, les babines retroussées. Il lâcha prise et recula, grimaçant de douleur. Son ami l’imita, l’échine hérissée.
« Cœur de Feu, je veux te voir dans mon antre, et tout de suite ! gronda Étoile Bleue, furieuse. Plume Grise, retire-toi dans ta tanière ! »
Le reste du Clan se fondit parmi les ombres. Le jeune guerrier suivit Étoile Bleue en boitant. Las et désorienté, il marchait la tête basse.
La reine s’assit sur le sol sablonneux de son repaire et l’observa, incrédule, avant de déclarer :
« Pourquoi vous affrontiez-vous ? »
Il demeura silencieux. Malgré sa colère, il ne pouvait pas révéler le secret de son ami.
Étoile Bleue ferma les yeux et inspira à fond.
« Je me rends bien compte que la tension est grande au sein de la tribu, ces temps-ci, mais je n’aurais jamais imaginé vous voir vous disputer, Plume Grise et toi. Es-tu blessé ? »
Il sentait son oreille et sa patte arrière le brûler.
« Non, marmonna-t-il.
— Vas-tu m’expliquer la raison de votre dispute ? »
Il soutint son regard avec autant de calme que possible.
« Je suis désolé, Étoile Bleue. Je ne peux pas. »
Au moins, ça, c’est vrai, pensa-t-il.
« Très bien, finit-elle par murmurer. Vous réglerez ça entre vous. Le Clan est confronté à une période difficile, et je ne tolérerai aucune lutte interne. Compris ?
— Oui, répondit-il. Puis-je m’en aller ? »
La reine ferma les paupières à demi. Il pivota et se glissa dehors, conscient de l’avoir déçue. Mais comment lui faire confiance ? La dernière fois, elle avait rejeté les accusations portées par Nuage de Jais contre Griffe de Tigre. Si, cette fois encore, elle refusait de le croire, il aurait trahi son meilleur ami.
Malade d’inquiétude, il se traîna à travers la clairière et se coula dans la tanière des guerriers. Il s’installa sur sa couche, à côté de Plume Grise, et se roula en boule. Il resta étendu là, immobile, à écouter le souffle régulier du matou cendré, jusqu’à ce que le sommeil l’emporte.


Il se réveilla tôt le lendemain matin, avant le lever du soleil. Il traversa la clairière vide vers la tanière de Croc Jaune. Il voulait voir Nuage Cendré.
La guérisseuse dormait encore, pelotonnée près des petits de Plume Blanche. Les yeux clos, ils remuaient sans bruit sur leur couche. La vieille chatte ronflait très fort. Cœur de Feu rampa en silence vers le nid de son apprentie.
Nuage Cendré dormait, elle aussi. On avait lavé le sang qui maculait sa fourrure. Il se demanda si elle s’était débarbouillée elle-même ou si Croc Jaune s’était chargée de sa toilette. Il se tapit à côté d’elle et l’observa respirer. Ses flancs se soulevaient à un rythme régulier. Elle semblait bien plus tranquille que lors de sa dernière visite.
Il resta avec elle jusqu’à ce que la lumière de l’aube perce les fougères. Quand il entendit la tribu se réveiller, il se pencha vers la novice et lui toucha doucement le flanc du museau.
Il allait partir, quand Croc Jaune s’étira et ouvrit les yeux.
« Cœur de Feu ?
— Je suis venu voir Nuage Cendré, chuchota-t-il.
— Elle va mieux », murmura la guérisseuse, qui se redressa.
Soulagé, il sentit les larmes lui monter aux yeux.
« Merci, Croc Jaune. »
Quand il ressortit dans la clairière, Griffe de Tigre s’adressait à un groupe de guerriers et d’apprentis.
« C’est gentil à toi de daigner te montrer, Cœur de Feu, maugréa le lieutenant. Plume Grise vient à peine d’arriver, lui aussi. Il sort d’une petite conversation avec Étoile Bleue. »
Le chat roux regarda son ami, qui fixait obstinément le sol. Les autres chasseurs attendirent en silence qu’il les rejoigne et s’assoie à côté de Nuage de Sable.
« Pendant le redoux, les bois grouilleront de gibier, leur annonça le vétéran. La faim les poussera à quitter leur terrier. À nous d’en attraper autant que possible.
— Mais il reste des proies dans la réserve », intervint Nuage de Poussière.
— Ce ne seront bientôt plus que des charognes. Toutes les occasions de reconstituer nos provisions sont bonnes. À mesure que la saison avancera, les proies vont se faire plus rares et n’auront que la peau sur les os. »
Les félins acquiescèrent. Griffe de Tigre se tourna vers un des guerriers.
« Longue Plume, je veux que tu organises les expéditions de chasse. »
Le chat crème s’inclina. Le lieutenant se dirigea aussitôt vers la tanière d’Étoile Bleue. Sur des charbons ardents, Cœur de Feu le regarda s’engouffrer à l’intérieur : leur chef et son plus proche conseiller allaient-ils discuter de l’altercation de la veille ?
La voix de Longue Plume le tira de ses pensées.
« Cœur de Feu ! Tu partiras avec Nuage de Sable et Poil de Souris. Plume Grise chassera avec Tornade Banche et Nuage de Fougère. Mieux vaut ne pas vous mettre dans le même groupe… »
Des rires parcoururent l’assemblée. Le félin roux, furieux, les pupilles étrécies, se consola en regardant l’entaille qu’il avait faite à l’oreille de Longue Plume le jour de son arrivée au camp.
« Joli combat, hier soir, lui jeta Poil de Souris, espiègle. Ça valait presque la bataille qu’on a manquée.
Cœur de Feu se renfrogna quand Nuage de Poussière ajouta :
« Oui ! Belle technique… pour un chat domestique. »
Cœur de Feu serra les dents et fixa le sol en sortant ses griffes.
Les deux groupes quittèrent le camp ensemble. Tandis que les chasseurs gravissaient la pente en file indienne, le jeune guerrier scruta le ciel. Les nuages qu’il avait vus s’amasser la veille au soir cachaient le soleil, et la neige fondait sous ses pattes.
Poil de Souris mena l’apprentie et Cœur de Feu à travers les Grands Pins.
« Je vais prendre Nuage de Sable avec moi, annonça-t-elle. Chasse de ton côté. On se retrouve au camp à midi. »
Malgré lui, Cœur de Feu fut soulagé d’être seul. Il s’éloigna entre les arbres, encore incapable de croire que son camarade et lui aient pu se battre avec une telle férocité. Il se sentait perdu sans Plume Grise, même s’il reconnaissait à peine son vieux complice. Pourraient-ils jamais redevenir amis ?
Ce n’est que lorsqu’il goûta la douceur des feuilles sous ses coussinets qu’il s’aperçut qu’il était parvenu à la chênaie en bordure de la ville. Aussitôt il pensa à Princesse, se demanda pourquoi ses pattes l’avaient porté vers sa maison.
Il se dirigea droit vers sa clôture, sauta dessus et appela sa sœur à voix basse. Il retourna ensuite dans les bois pour l’attendre au milieu des broussailles.
Bientôt, les fougères frémirent, et Princesse apparut, tenant un chaton blanc par la peau du cou. Lorsque Cœur de Feu s’avança vers elle, elle le salua joyeusement.
L’animal était tout jeune. Le guerrier estima qu’il ne serait pas sevré avant au moins une lune. Sa mère balaya un peu de neige fondue de la patte et le déposa avec délicatesse sur les feuilles. Elle s’assit derrière lui, sa queue épaisse enroulée autour de ses pattes.
Cœur de Feu avait la gorge serrée : un membre de sa famille, né chat domestique comme lui ! Il se dirigea lentement vers Princesse, fourra le museau contre son flanc, se baissa et renifla le petit. Il sentait le lait chaud – une odeur étrange mais familière. Quand Cœur de Feu lui donna un coup de langue sur la tête, il miaula, ouvrit sa bouche rose sur une minuscule rangée de dents blanches.
Princesse regarda son frère, les yeux brillants.
« Je l’ai amené pour toi, murmura-t-elle. Je veux que tu le ramènes à ton Clan pour en faire ton apprenti. »