A
UCUN DES FÉLINS NE BOUGEA NI NE PARLA. Puis Patte Folle grommela :
« N’importe quel Clan peut voir ces nuages. Le message ne s’adresse peut-être pas à nous. »
Des miaulements soulagés parcoururent l’assemblée. Le chef observa les siens avant d’ajouter d’une voix forte :
« Quel que soit l’avenir que nous réserve le Clan des Étoiles, aujourd’hui nous rentrons chez nous. Je sens l’odeur d’une averse qui se prépare. Il est temps de partir. »
Son ton calme rassura Cœur de Feu. Ils n’avaient pas besoin de la panique que risquait de provoquer cette inquiétante prophétie.
Étoile Filante les conduisit dehors, dans l’air glacé du matin. Les deux jeunes guerriers du Clan du Tonnerre sortirent les derniers. Le chef avait raison : la pluie n’allait pas tarder.
« Veux-tu que nous partions en éclaireurs ? proposa le chat roux.
— Oui, s’il vous plaît. Faites-moi savoir si vous apercevez des chiens, des Bipèdes ou des rats. Ma tribu a retrouvé des forces, mais nous avons été surpris par deux molosses en venant. Nous devons rester vigilants. »
On comprenait à son air inquiet que la mise en garde d’Écorce de Chêne l’avait plus troublé qu’il ne le laissait paraître. Le groupe avait beau avoir repris du poil de la bête, il n’était pas de taille à repousser une embuscade.
Cœur de Feu détala, suivi de Plume Grise. Ils se relayèrent ensuite pour retourner confirmer aux félins que la voie était libre, ou, au contraire, leur conseiller de rester cachés le temps qu’un Bipède passe avec son chien. Les chats obéissaient en silence, progressant lentement malgré la nuit de repos.
À midi, de lourds nuages noirs s’étaient à nouveau amoncelés : les premières gouttes tombaient déjà. Le sol montait à présent en pente douce. Une fois la dernière haie franchie, Cœur de Feu reconnut le chemin de terre rouge qui menait du territoire des Bipèdes à celui du Clan du Vent. Ravi, il lança à son ami un regard triomphal. Ils y étaient presque !
Un bruit de pattes étouffé s’éleva derrière eux. Le jeune guerrier fit volte-face : la troupe les avait rattrapés. En tête, Patte Folle sembla surpris de voir Cœur de Feu.
« Par ici », indiqua ce dernier en désignant le passage pratiqué entre les branches ruisselantes.
Il lui tardait de voir la réaction des félins quand ils apercevraient les contreforts du plateau, de l’autre côté. Toujours précédés du lieutenant, ils traversèrent la haie les uns après les autres.
Bientôt, cependant, Patte Folle et deux chasseurs sautèrent le fossé et se faufilèrent sous les buissons. Ils avaient accéléré l’allure : à l’évidence, ils savaient où ils se trouvaient. Cœur de Feu dut courir pour les rejoindre. Il se coula à travers le mur de végétation et les accompagna sur la longue montée vers leurs terres.
Au pied du versant, les trois matous attendirent leurs congénères. Les yeux plissés à cause de la pluie, ils gardaient toutefois la tête haute. On voyait leur poitrail s’agiter : ils humaient les odeurs familières descendues des hauteurs.
Cœur de Feu repartit à la recherche de Belle-de-Jour. Elle marchait à côté d’un mâle pommelé qui portait son petit. Elle ne cessait de tendre le cou afin de renifler le chaton trempé. Très bientôt maintenant, elle pourrait l’installer dans la pouponnière de la tribu.
Le jeune guerrier alla rejoindre Plume Grise à l’arrière. Les deux amis échangèrent un regard joyeux, gagnés par la jubilation du Clan. Même les anciens avançaient à présent à vive allure, la tête rentrée dans les épaules et les paupières mi-closes pour mieux affronter l’averse. Quand le gros de la tribu parvint au bas de la pente, Patte Folle se releva, remplacé par Étoile Filante à la tête de la procession. Sans s’arrêter, le chef s’engagea sur l’étroite piste à moutons qui serpentait au milieu des hautes herbes et de la bruyère.
En approchant de la crête, certains des chasseurs se mirent à galoper. Ils dessinaient au sommet de fières silhouettes sur le ciel orageux, avec leur fourrure ébouriffée par le vent. Devant eux s’étendaient leurs anciens terrains de chasse. Soudain, deux apprentis, dépassant Cœur de Feu, bondirent au milieu des bruyères. Étoile Filante se raidit aussitôt.
« Attention ! cria-t-il. Vous risquez de croiser des patrouilles d’autres Clans ! »
Les novices s’arrêtèrent immédiatement et revinrent à fond de train vers le groupe, les yeux brillants.
Enfin, depuis une arrête rocailleuse, Cœur de Feu vit le creux qui dissimulait le camp. En ronronnant de joie, Belle-de-Jour reprit son chaton au matou qui le portait et se précipita en avant. Leur chef agita la queue : trois guerriers s’élancèrent pour l’escorter. Ils disparurent dans le repli du terrain.
Tandis que le reste de son Clan se hâtait parmi les buissons, Étoile Filante resta en arrière. Enfin, il se tourna vers les deux étrangers.
« Ma tribu vous remercie de votre aide, déclara-t-il. Vous avez tous les deux prouvé que vous étiez des chasseurs dignes de nos ancêtres. Nous sommes rentrés chez nous : c’est votre tour, maintenant. »
Cœur de Feu éprouva une légère déception. Il aurait voulu voir Belle-de-Jour installée dans la pouponnière avec son petit. Mais le chef avait raison : rien ne les retenait plus ici.
« Comme des patrouilles sillonnent peut-être les environs, Moustache et Patte Folle vont vous accompagner jusqu’aux Quatre Chênes. »
Le chat roux acquiesça.
« Merci, Étoile Filante. »
Après avoir appelé ses guerriers pour leur transmettre ses ordres, le chef posa sur les deux amis un regard las.
« Dites à Étoile Bleue que nous n’oublierons pas que c’est le Clan du Tonnerre qui nous a ramenés chez nous. »
Le lieutenant les conduisit ensuite vers le vallon où se tenaient les Assemblées. Moustache marchait à leur hauteur. L’étroit chemin traversait un dense bouquet d’ajoncs qui les abritait assez bien de l’averse. Ils restèrent serrés les uns contre les autres.
Soudain, Moustache s’arrêta net et huma l’air.
« Un lapin ! » s’écria-t-il, fou de joie, avant de s’engouffrer à toute allure dans les broussailles.
Patte Folle fit halte. Dans ses yeux épuisés brillait une lueur de fierté. On entendit une course précipitée, le bruissement de la végétation, puis plus rien.
Un instant plus tard, le jeune chasseur revint avec un gros lapin dans la gueule. Plume Grise se pencha vers son ami.
« Mieux que les guerriers du Clan de la Rivière, hein ? »
Cœur de Feu s’esclaffa. Moustache déposa sa proie sur le sol.
« Qui a faim ? »
Ils dévorèrent la bête sans attendre. Une fois sa part engloutie, le félin roux se releva en se léchant les babines. Il se sentait revigoré, mais il était transi jusqu’aux os et ses pattes lui faisaient mal. S’ils passaient par les Quatre Chênes, comme à l’aller, il leur resterait une longue route. Pourquoi ne pas couper par le territoire du Clan de la Rivière ? Après tout, leur mission avait été approuvée, à l’Assemblée du moins, par les trois tribus. Pouvait-on vraiment leur refuser le passage ? Ce n’était pas comme s’ils venaient chasser.
« Vous savez, on irait plus vite si on remontait le torrent », hasarda-t-il.
Plume Grise interrompit sa toilette.
« Mais ça voudrait dire pénétrer sur les terres de ceux de la Rivière.
— On pourrait suivre la gorge. Ils n’y chassent pas : la berge est bien trop haute. »
Plume Grise reposa sa patte humide sur le sol.
« J’ai mal partout, même aux griffes, murmura-t-il. Je serais content de prendre un raccourci. »
Pleins d’espoir, ses yeux jaunes se posèrent sur Patte Folle, qui semblait pensif.
« Étoile Filante nous a ordonné de vous accompagner aux Quatre Chênes.
— Si vous ne voulez pas venir, nous le comprendrons, se hâta d’ajouter Cœur de Feu. Nous ne passerons chez eux que très brièvement. Que pourrait-il nous arriver ? »
Le lieutenant secoua la tête.
« Nous ne pouvons pas vous laisser pénétrer seuls sur le territoire du Clan de la Rivière. Vous êtes à bout de forces. Si vous tombiez sur une patrouille, vous ne seriez pas en état de l’affronter.
— Nous ne croiserons personne ! »
Cœur de Feu était décidé à persuader aussi leur escorte.
« Si nous empruntions cette route, dit alors le vétéran d’un air songeur, le Clan de la Rivière serait informé de notre retour. »
Les oreilles du chat roux se dressèrent : il avait compris le sous-entendu.
« Et s’ils l’apprennent, ils hésiteront à revenir chasser le lapin sur vos terres », termina-t-il.
Moustache, qui se léchait les babines afin d’effacer toute trace de son repas, s’exclama :
« On pourrait être de retour chez nous avant le lever de la lune !
— Tu veux être sûr de te réserver une couche moelleuse dans ta tanière, c’est ça ? rétorqua son aîné, la voix sévère, mais une lueur joviale au fond de l’œil.
— Alors, c’est décidé ? On passe par le territoire du Clan de la Rivière ? demanda Cœur de Feu.
— Oui », confirma Patte Folle.
Il changea de direction et les conduisit sur une ancienne piste de blaireaux qui les éloigna du plateau. Bientôt, ils entraient en territoire ennemi. Malgré le vent et la pluie, ils entendaient au loin gronder la rivière.
D’un coup, le sentier se rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un étroit ruban d’herbe perché au bord de la gorge. D’un côté, la falaise s’élevait, abrupte et rocailleuse, de l’autre, elle plongeait droit vers le torrent. La berge opposée se trouvait à peine à quelques longueurs de renard. On était tenté de franchir d’un bond cet espace si étroit. Cœur de Feu se demanda s’il en était capable. Peut-être sans la faim et la fatigue… Malgré la peur de tomber qui lui paralysait les pattes, il ne put s’empêcher de regarder en bas.
L’escarpement tombait à pic. Des fougères poussaient à même la roche : sur les feuilles scintillaient des gouttelettes projetées par la rivière tumultueuse qui bouillonnait au fond de la gorge.
Il recula, la fourrure hérissée par la peur. Devant lui, les trois autres progressaient à grand-peine, la tête basse. Au bout de ce chemin, ils pourraient bifurquer à travers l’étroite bande boisée qui s’étendait entre eux et le territoire du Clan du Tonnerre.
Il s’élança pour les rattraper, les pattes chancelantes. Les oreilles de Patte Folle étaient dressées, sa queue traînait presque dans la poussière. Moustache aussi semblait très nerveux : il ne cessait de scruter le sentier derrière lui, comme s’il entendait des bruits suspects. Cœur de Feu ne remarquait que le grondement de la rivière, cependant la méfiance des chats du Clan du Vent le mettait mal à l’aise. Il regarda derrière lui, les yeux braqués tantôt à droite, tantôt à gauche.
La pente était de moins en moins escarpée : ils finirent par pouvoir cheminer un peu plus loin du précipice. La pluie leur cinglait le museau, et le soleil se couchait dans un ciel sombre. Heureusement, ils n’allaient pas tarder à atteindre les bois. Ils y seraient au moins à l’abri de l’averse. La pensée du gibier et de la couche douillette qui l’attendaient était réconfortante.
Soudain, Patte Folle grogna. Le jeune chasseur se raidit, le nez en l’air. Une patrouille du Clan de la Rivière ! Un cri retentit derrière eux, et ils firent volte-face : six guerriers se précipitaient dans leur direction. L’angoisse leur tordit l’estomac. Ils étaient encore trop près de la gorge et du torrent tumultueux.
Un matou brun foncé se jeta sur Cœur de Feu, qui roula le plus loin possible du gouffre en agitant les pattes en tous sens. Il sentit des crocs s’enfoncer dans son échine et se débattit sous le poids qui l’écrasait. Il s’agrippa à la terre humide pour tenter de se dégager. Les griffes aiguisées de son adversaire lui éraflèrent le flanc. Le chat roux se contorsionna, mordit son assaillant. Il serra fort les mâchoires, mais malgré ses hurlements, l’autre le griffa avec une férocité décuplée.
« C’est la dernière fois que tu oses pénétrer sur notre territoire ! » cracha-t-il.
Autour de lui, ses compagnons se démenaient comme de beaux diables. Ils étaient aussi épuisés que lui par la longue marche. Il entendait Plume Grise feuler à la mort. Moustache grondait de douleur et de rage. Puis, dans la forêt derrière eux, un autre cri retentit. Plein de colère, il remplit pourtant d’espoir Cœur de Feu, qui flaira l’odeur d’une patrouille du Clan du Tonnerre. Le groupe, prêt au combat, approchait à toute allure. C’étaient Griffe de Tigre, Fleur de Saule, Tornade Blanche et Nuage de Sable.
Miaulant et crachant, ils se jetèrent dans la mêlée. Relâché par le chat brun, Cœur de Feu se releva aussitôt. Il regarda le vétéran plaquer au sol et mordre à la patte arrière un mâle gris pommelé, qui s’enfuit en hurlant dans les buissons. Le vainqueur fit volte-face et fixa son regard d’ambre sur Taches de Léopard. Le lieutenant du Clan de la Rivière s’acharnait sur Patte Folle, qui, avec sa blessure, n’était pas de taille à se défendre. Cœur de Feu s’apprêtait à bondir à son secours, mais Griffe de Tigre le devança. Le guerrier au poil sombre plongea tête baissée, attrapa la reine par les épaules. Avec un cri assourdissant, il la sépara de son adversaire.
Entendant un miaulement de rage, le félin roux se retourna : Nuage de Sable était au corps à corps avec une autre chatte ennemie. Elles roulaient enlacées sur l’herbe humide, toutes griffes dehors, crachant et se débattant. Cœur de Feu poussa un hurlement horrifié. Elles se dirigeaient vers le rebord de la falaise ! Une culbute de plus, et elles tomberaient dans le précipice.
Il se rua vers elles. D’un vigoureux coup de patte, il débarrassa l’apprentie de son assaillante, qu’il poussa loin du rebord. Nuage de Sable, au contraire, fut refoulée vers l’abîme. Cœur de Feu se jeta en avant, la saisit par la peau du cou et l’éloigna du danger. Furieuse, elle planta ses griffes dans la boue afin de l’en empêcher. Elle se releva d’un bond sitôt qu’il lâcha prise et lui souffla au visage :
« Je n’ai pas besoin de ton aide, je sais me battre ! »
Il allait lui répondre quand un miaulement terrible les cloua sur place. Plume Grise était penché au bord du ravin, arc-bouté. À côté de lui, Cœur de Feu aperçut une patte blanche accrochée à la falaise. La gueule ouverte, le chat cendré se pencha pour rattraper son adversaire, mais la petite tache de fourrure se volatilisa sans crier gare. Plume Grise poussa un cri désespéré qui résonna entre les parois de la gorge.
Tous cessèrent le combat. Cœur de Feu se figea ; l’épuisement et le choc le faisaient haleter. La patrouille du Clan de la Rivière se précipita jusqu’au rebord. Il les suivit lentement et scruta le vide. Loin au-dessous d’eux, à travers les vagues grondantes du torrent, il distingua un point sombre, la tête du guerrier ennemi, disparaître sous l’eau bouillonnante.
Glacé d’horreur, il se rappela alors les mots du guérisseur du Clan du Vent : « Cette journée verra une mort inutile. »