CHAPITRE QUATORZE

– Tu peux m’expliquer ce que tu fiches ici ? m’interpelle une voix.

Je suis affalée sur un matelas dans l’une des salles. Je suis venue dans un but précis qui m’est sorti de la tête en arrivant, et je me suis simplement assise là. Je lève les yeux. Lynn, debout devant moi, me dévisage d’un air interrogateur. Ses cheveux, qu’elle avait tondus, sont en train de repousser.

– Je suis assise. Pourquoi ?

– Tu es carrément ridicule, dit-elle avant de soupirer. Secoue-toi. Tu es une Audacieuse, il serait temps que tu agisses comme telle. Tu donnes une sale image de nous aux Sincères.

– Ah oui ? Et je fais ça comment ?

– En te comportant comme si tu ne nous connaissais pas.

– C’est pour Christina que je le fais.

Lynn ricane.

– Christina n’est qu’une gamine qui rêve au prince charmant. Les gens meurent, dans une guerre. Elle le comprendra un jour ou l’autre.

– Ouais, les gens meurent, mais pas toujours en se faisant tuer par leur meilleure amie.

– Laisse tomber, soupire Lynn. Allez, viens.

Faute d’avoir une bonne raison de refuser, je me lève et me laisse entraîner dans une série de couloirs. Lynn marche d’un pas vif que j’ai du mal à suivre.

– Où est passé ton petit ami flippant ? me demande-t-elle.

Je grimace comme si j’avais goûté quelque chose d’amer.

– Il n’est pas flippant.

– Mais bien sûr, ricane-t-elle.

– Je ne sais pas où il est.

Elle hausse les épaules.

– Tu peux toujours lui garder une couchette. On tâche d’oublier ces saletés d’hybrides Audacieux-Érudits et de se remettre sur pied.

Je ris.

– « Ces saletés d’hybrides Audacieux-Érudits » ?

Elle ouvre la porte d’une grande salle qui ressemble à l’entrée du bâtiment. Sans surprise, le sol est noir avec un énorme symbole blanc au milieu, et presque toute la pièce est occupée par des lits superposés. Il y a des hommes, des femmes et des enfants Audacieux partout, et pas un Sincère en vue.

Lynn me guide vers la gauche, entre les rangées de lits. Elle s’arrête devant un garçon d’environ treize ans assis sur une couchette inférieure, qui s’évertue à défaire un nœud à ses lacets.

– Hec, lui lance-t-elle, tu vas devoir te trouver un autre coin.

– Quoi ? Tu rigoles, réplique-t-il sans lever les yeux. Je ne vais pas encore changer de place juste pour que tu puisses passer la nuit à papoter avec une de tes copines débiles.

– Ce n’est pas ma copine, riposte Lynn.

Je me retiens de rire. C’est exact : la première chose qu’elle ait faite le jour de notre rencontre, dans un ascenseur de la tour Hancock, a été de m’écraser consciencieusement les orteils.

– Hec, je te présente Tris. Tris, mon petit frère, Hector.

À la mention de mon nom, il relève brusquement la tête et me fixe bouche bée.

– Enchantée, dis-je.

– Tu es une Divergente, déclare-t-il. Ma mère ne veut pas qu’on t’approche parce que tu es peut-être dangereuse.

– C’est ça, une horrible Divergente qui va te faire exploser la tête rien que par la force de son pouvoir mental, réplique Lynn en lui enfonçant plusieurs fois l’index entre les sourcils. Tu ne vas pas croire à ces contes pour enfants sur les Divergents ?

Il vire au cramoisi et ramasse en vitesse quelques affaires entassées au pied du lit. Je m’en veux de l’obliger à déménager, jusqu’à ce que je le voie balancer son chargement quelques couchettes plus loin. Il n’a pas eu à faire beaucoup de chemin.

– J’aurais pu dormir là-bas, signalé-je.

– Ouais, je sais, me répond Lynn avec un grand sourire. Mais ça lui apprendra. Il a traité Zeke de traître sous le nez d’Uriah. Même si c’est vrai, ce n’est pas une raison pour se comporter comme un connard. J’ai l’impression qu’il est en train de se faire contaminer par les Sincères. Il s’imagine qu’il peut dire tout ce qui lui passe par la tête. Hé, Mar !

Marlene passe la tête à l’angle d’une des couchettes et m’adresse un sourire étincelant.

– Salut, Tris, me lance-t-elle. Bienvenue ! Ouais, Lynn ?

– Tu peux demander aux filles de petit gabarit de filer quelques vêtements chacune ? Pas que des tee-shirts, hein ! Aussi des jeans, des sous-vêtements, une paire de chaussures ?

– Pas de problème.

Je pose mon canif par terre à côté de la couchette inférieure.

– C’est quoi, les contes pour enfants dont tu parlais ? demandé-je.

– Les Divergents, des gens dotés de pouvoirs mentaux ? fait-elle en haussant les épaules. Je sais que tu y crois, mais moi, non.

– Comment expliques-tu que j’aie pu rester éveillée pendant les simulations ? Ou que je sois capable d’y résister ?

– Je pense que les leaders ont pris des gens au hasard et qu’ils ont modifié les simulations pour eux.

– Dans quel but ?

Elle agite une main devant mon visage.

– Créer une diversion. Pendant qu’on a les yeux braqués sur les Divergents – tout comme ma mère –, les leaders ont le champ libre pour poursuivre leurs trafics. C’est juste une autre forme de manipulation.

Ses yeux croisent les miens et elle souligne sa démonstration en battant la mesure du bout du pied sur le carrelage. Je me demande si elle se rappelle la dernière fois qu’on a manipulé son esprit : pour la simulation d’attaque.

Je me suis tellement concentrée sur le sort des Altruistes que j’en ai presque oublié ce qui est arrivé aux Audacieux. Des centaines d’entre eux ont découvert en se réveillant qu’ils étaient marqués du sceau noir du meurtre sans même l’avoir choisi.

Je renonce à discuter avec elle. Si elle veut croire à une conspiration gouvernementale, j’aurai du mal à la dissuader. Il faudrait qu’elle soit elle-même témoin des capacités des Divergents.

– J’apporte des vêtements, nous lance Marlene en se plantant devant le lit.

Elle disparaît presque derrière une pile d’habits noirs qu’elle me tend fièrement.

– Lynn, j’ai même mis ta sœur en mode coupable pour la décider à me filer une robe. Elle en avait trois.

– Tu as une sœur ? demandé-je à Lynn.

– Ouais. Elle a dix-huit ans. Elle était dans le même groupe de novices que Quatre.

– Elle s’appelle comment ?

– Shauna.

Lynn se tourne vers Marlene :

– Je lui ai déjà dit que c’était idiot d’emporter des robes, vu qu’on n’était pas près d’en remettre. Mais elle a refusé de m’écouter, comme d’habitude.

Je me souviens de Shauna. Elle faisait partie de ceux qui m’avaient rattrapée après la descente sur le câble.

– Moi, je trouve ça plus facile de se battre en robe, déclare Marlene. Ça laisse plus de liberté de mouvement au niveau des jambes. Et on s’en fiche que les gens voient ta petite culotte, tant que tu leur colles une bonne dérouillée.

Lynn se tait, comme si elle percevait la pertinence de cette remarque sans se résoudre à l’admettre.

– On parle de petites culottes ? Ça m’intéresse.

C’est Uriah, dont la tête surgit derrière une couchette.

Marlene lui pince le bras.

– On va à quelques-uns à la tour Hancock ce soir, reprend Uriah. Vous devriez venir toutes les trois. Rendez-vous à dix heures.

– Tyrolienne ? demande Lynn.

– Non. Surveillance. Il paraît que les Érudits laissent leurs lumières allumées la nuit, ce qui permettra d’observer plus facilement ce qui se passe derrière leurs fenêtres. Histoire de voir ce qu’ils fabriquent.

– J’en suis, dis-je.

– Moi aussi, ajoute Lynn.

– Quoi ? Oh, OK, moi aussi, dit Marlene avec un sourire à Uriah. Je vais chercher à bouffer. Tu viens avec moi ?

– Ça marche, répond Uriah.

Elle nous fait un signe de la main en s’éloignant avec lui. Avant, elle marchait avec un petit rebond, comme si elle sautillait. Maintenant, ses pas sont plus mesurés, plus élégants peut-être, mais ils ont perdu la joie enfantine qui la caractérisait. Je me demande ce qu’elle a pu faire sous l’influence de la simulation.

Lynn pince les lèvres.

– Quoi ? dis-je.

– Rien, réplique-t-elle sèchement. C’est juste qu’ils sont toujours fourrés ensemble ces derniers temps.

– Il doit avoir besoin d’être entouré, avec l’histoire de Zeke.

– Ouais. Quel cauchemar ! Un jour il était avec nous, et le lendemain… Quoi qu’on fasse pour apprendre à quelqu’un à être courageux, on ne sait jamais s’il l’est vraiment tant qu’il n’est pas confronté aux événements.

Ses yeux se fixent sur les miens. Je n’avais jamais remarqué comme ils étaient étranges, brun doré. Et maintenant que ses cheveux ont un peu repoussé et que son crâne chauve n’est plus ce qu’on remarque en premier, je découvre son nez délicat, ses lèvres pleines – elle est jolie sans chercher à l’être. D’abord, je l’envie, avant de me faire la réflexion qu’elle doit détester ça, et que c’est sûrement pour ça qu’elle s’est rasé le crâne.

– Toi, tu es courageuse, reprend-elle. Tu n’as pas besoin que je te le dise pour le savoir, mais je veux que tu saches que je le sais aussi.

C’est un compliment, mais elle a quand même réussi à m’asséner ça comme une gifle.

Puis elle ajoute :

– Tâche de ne pas tout bousiller.

 

***

 

Quelques heures plus tard, après avoir déjeuné et fait une sieste, je m’assieds sur mon lit pour changer mon bandage à l’épaule. J’ôte mon tee-shirt en laissant mon débardeur – il y a pas mal d’Audacieux qui traînent, assemblés par petits groupes, à s’échanger des blagues en rigolant. Un rire aigu éclate alors que je finis d’appliquer de la pommade cicatrisante. Uriah fonce dans l’allée entre les lits, Marlene jetée en travers de son épaule. Elle me fait signe en passant, le visage écarlate.

Assise sur la couchette d’à côté, Lynn ricane.

– Ça me scie qu’il arrive encore à draguer au milieu de tout ça, commente-t-elle.

– Tu préférerais qu’il traîne toute la journée avec un air renfrogné ? demandé-je en appuyant le pansement sur ma plaie. Tu pourrais peut-être prendre exemple sur lui.

– Tu peux parler, riposte-t-elle. Tu fais toujours la gueule. On devrait t’appeler Lady Beatrice Macbeth.

Je me lève pour lui donner une tape sur le bras, pas assez pour lui faire mal, un peu fort pour une taquinerie.

– La ferme.

Elle me repousse sur mon lit sans me regarder.

– Je ne reçois pas d’ordre des Pète-sec.

Le coin de sa bouche remonte légèrement et, à mon tour, je réprime un sourire.

– Prête ? me lance-t-elle.

– Vous allez où ? nous demande Tobias en se faufilant entre sa couchette et la mienne pour nous rejoindre.

J’ai la gorge sèche. On ne s’est pas parlé de la journée et je ne sais pas trop où on en est. Est-ce qu’il y a un froid entre nous, ou est-on censés reprendre le cours de notre relation comme si de rien n’était ?

– En haut de la tour Hancock, pour espionner les Érudits, répond Lynn. Tu veux venir ?

Tobias me jette un coup d’œil.

– Non, j’ai quelques trucs à faire ici. Mais soyez prudentes.

J’acquiesce d’un hochement de tête. Je sais ce qui l’empêche de nous accompagner : le vertige. Il évite les hauteurs autant que possible. Il me retient un instant en posant une main sur mon bras. Je me raidis – il ne m’a pas touchée depuis notre dispute – et il ôte sa main.

– À plus tard, me glisse-t-il. Ne fais pas de bêtises.

– Merci pour la confiance, répliqué-je, sourcils froncés.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Plutôt : « Empêche les autres de faire des bêtises. » Ils t’écouteront.

Il fait mine de m’embrasser, mais se ravise et se redresse en se mordant la lèvre. Ce n’est qu’un geste infime, mais il suffit à me donner un sentiment de rejet. J’évite son regard et je rattrape Lynn en courant.

On suit le couloir vers les ascenseurs. Des Audacieux ont commencé à marquer les murs de carrés de couleur. Pour eux, l’enceinte des Sincères est un labyrinthe, et ils essaient de s’y repérer. J’arrive juste à trouver les endroits clés : la zone de couchage, la cafétéria, l’entrée principale et la salle d’interrogatoire.

– Pourquoi avez-vous abandonné l’enceinte des Audacieux ? Les traîtres n’y sont pas restés, pourtant ?

– Non, ils se sont installés chez les Érudits. On est partis parce que le siège des Audacieux compte la plus forte concentration de caméras de surveillance de la ville. On se doutait que les Érudits avaient accès aux images et on savait qu’on mettrait un temps fou à localiser toutes les caméras. On a préféré lever le camp.

– Pas bête.

– Ça nous arrive d’avoir des éclairs de lucidité.

Dans l’ascenseur, Lynn enfonce le bouton du rez-de-chaussée. Elle me dépasse de cinq ou six centimètres et, même avec un pantalon et un tee-shirt amples, on devine que son corps a des courbes là où il faut.

– Quoi ? me fait-elle d’un air soupçonneux.

– Pourquoi tu t’es rasé la tête ?

– À cause de l’initiation. J’adore les Audacieux, mais les mecs ne considèrent pas les filles comme une menace. Ça m’énervait. Du coup, je me suis dit que si j’avais moins l’air d’une fille, ils changeraient de regard.

– Tu aurais aussi pu tirer avantage du fait qu’on te sous-estime.

Elle lève les yeux au ciel.

– Ah ouais ? Tu veux dire faire celle qui tombe dans les pommes chaque fois qu’il se passe un truc flippant ? Et ma dignité, tu en fais quoi ?

– Les Audacieux ont tort de refuser de recourir à la ruse. Il y a d’autres moyens de montrer sa force que de coller des baffes.

– Si tu as décidé de raisonner comme une Érudite, me rétorque Lynn, tu n’as plus qu’à t’habiller en bleu. En plus, le crâne rasé mis à part, tu réagis exactement comme moi.

Je sors de l’ascenseur avant de lui lancer une remarque que je risquerais de regretter. Lynn est aussi prompte à s’enflammer qu’à pardonner, comme beaucoup d’Audacieux. Comme moi, sauf pour la partie « prompte à pardonner ».

Comme d’habitude, quelques Audacieux armés de gros pistolets font les cent pas devant les portes, à l’affût d’intrus. Juste devant eux attend une petite bande d’Audacieux plus jeunes, incluant Uriah, Marlene, Shauna et enfin Lauren, qui était l’instructrice des novices natifs des Audacieux tandis que Quatre était celui des transferts. Ses oreilles, criblées de piercings de haut en bas, scintillent lorsqu’elle tourne la tête.

Lynn s’arrête brusquement et je lui marche sur les talons. Elle lâche un juron.

– Quelle élégance, lui glisse Shauna avec un sourire.

Elles ne se ressemblent pas beaucoup, à part leur couleur de cheveux, qui est châtain ; mais Shauna les porte mi-longs, comme moi.

– Oui, c’est mon but dans la vie, réplique Lynn. Être élégante.

Shauna glisse un bras autour de ses épaules. Ça me fait drôle de voir Lynn avec une sœur – ou même avec un quelconque lien affectif. Shauna me jette un coup d’œil et son sourire s’efface. Elle a l’air méfiante.

– Salut, dis-je, faute de trouver autre chose à dire.

– Salut.

– Ah, je vois, intervient Lynn. Maman y est allée de son petit discours avec toi, c’est ça ? (Elle se passe une main sur la figure d’un air désespéré.) Franchement, Shauna…

– Lynn, ferme-la, pour une fois, rétorque Shauna sans me quitter des yeux.

Elle paraît tendue, comme si elle avait peur que je l’agresse d’une seconde à l’autre. Avec mes superpouvoirs mentaux.

– Tris ! s’exclame Uriah en volant à ma rescousse. Tu connais Lauren ?

– Ouais, répond l’intéressée avant moi. Peut-être même mieux qu’elle ne le devrait : elle est passée dans mon paysage des peurs pendant l’entraînement à l’initiation.

Elle a un ton un peu mordant, comme si elle le rabrouait, mais ça semble être sa façon de parler habituelle.

– Ah bon ? s’étonne Uriah. Je croyais que les transferts passaient dans celui de Quatre.

– Pas de risque qu’il laisse qui que ce soit faire ça, réplique-t-elle.

Je sens comme une boule tiède se former dans mon ventre. Moi, il m’a laissée traverser son paysage des peurs.

Je distingue un éclair bleu derrière Lauren et je me penche pour mieux voir.

Et les coups de feu éclatent.

Les portes en verre explosent en mille morceaux. Des soldats Audacieux portant des brassards bleus se tiennent dehors sur le trottoir, armés de pistolets d’un modèle que je ne connais pas et qui déversent des flots de lumière bleue depuis un trou au-dessus de leurs canons.

– Des traîtres ! crie quelqu’un.

Les Audacieux loyaux sortent leurs armes presque comme un seul homme. Comme je n’en ai pas, je plonge derrière l’écran qu’ils forment en faisant crisser des débris de verre sous mes semelles, et je sors mon canif de ma poche arrière.

Partout autour de moi dans l’entrée, des gens s’effondrent. Camarades membres de ma faction, amis proches, ils s’affalent – sans doute morts ou mourants – dans le fracas des détonations.

Soudain, je me pétrifie. Un rayon de lumière bleue est fixé sur ma poitrine. Je roule sur le côté pour sortir de la ligne de tir, mais je ne vais pas assez vite.

Le coup part. Je tombe.