Voici l’histoire que m’a racontée Tobias :
Quand ils atteignirent la cage d’escalier, l’une d’entre eux, une Érudite, au lieu de gagner le premier étage, monta directement tout en haut du bâtiment. Elle y fit évacuer un groupe d’Audacieux loyaux – dont Tobias – par un escalier de secours que les traîtres avaient négligé de bloquer. Ces Audacieux se rassemblèrent dans l’entrée et se divisèrent en quatre groupes. Ils prirent d’assaut les escaliers simultanément et cernèrent les traîtres, qui s’étaient rassemblés autour des ascenseurs.
Croyant que seuls les Divergents étaient restés conscients, les traîtres n’avaient pas anticipé une telle résistance et furent mis en déroute.
L’Érudite était Cara. La grande sœur de Will.
Des Érudits accompagnaient les soldats Audacieux, qui donnèrent l’assaut.
***
Avec un soupir, je fais glisser la veste de mon épaule pour l’examiner. Dans ma peau est fiché un disque de métal de la taille d’un ongle entouré d’un réseau de filaments bleus, comme si on m’avait injecté de la teinture dans les veinules qui courent juste sous la surface. Perplexe, j’essaie de retirer la rondelle, ce qui provoque aussitôt une douleur aiguë.
Je glisse la lame de mon couteau dessous, à plat, et je tire. Une décharge me traverse le corps, ma vision s’obscurcit et je crie en serrant les dents.
Mais je tire toujours, de toutes mes forces, jusqu’à soulever suffisamment le disque pour pouvoir le saisir entre mes doigts. Une aiguille est fixée dessous.
Le cœur au bord des lèvres, la main crispée sur la rondelle, je tire une dernière fois, et l’aiguille sort enfin. Elle est longue comme mon petit doigt. Sans me préoccuper du sang qui coule le long de mon bras, je tiens le dispositif à la lumière, au-dessus du lavabo.
L’aiguille et le réseau de veinules bleues laissent supposer qu’ils nous ont injecté quelque chose. Mais quoi ? Du poison ? Un explosif ?
Je rejette ces hypothèses en secouant la tête. S’ils avaient voulu nous tuer, il leur aurait suffi de nous abattre pendant que la plupart d’entre nous gisaient au sol. Ils nous ont injecté ce produit dans un autre but. Et je ne pense pas que ce soit juste pour nous endormir.
Quelqu’un frappe à la porte – ce qui est un peu curieux dans une salle de bains collective.
– Tris, t’es là ? me parvient la voix étouffée d’Uriah.
– Ouais !
Il ouvre la porte. Il a l’air plus en forme qu’il y a une heure. Il n’a plus de sang sur la bouche et son visage a retrouvé un peu de couleurs. Je suis tout à coup frappée par sa beauté – ses traits sont équilibrés, ses yeux sombres et pleins de vie, sa peau d’un ton de bronze. Et il a toujours dû être beau. Seuls les garçons qui ont le privilège de la beauté depuis leur plus jeune âge ont cette arrogance dans le sourire.
Pas comme Tobias, qui a l’air presque timide lorsqu’il sourit, comme s’il s’étonnait qu’on prenne même la peine de le regarder.
Ma gorge se serre. Je pose le disque et l’aiguille sur le bord du lavabo.
Le regard d’Uriah va de l’aiguille au filet de sang qui coule de mon épaule à mon poignet.
– Dégueu, commente-t-il. Qu’est-ce que c’est que cette saleté qu’ils nous ont injectée ?
– Bonne question, dis-je en prenant une serviette en papier pour m’essuyer le bras. Comment ça va, les autres ?
– Marlene raconte des blagues, comme d’hab.
Le sourire d’Uriah s’élargit, creusant une fossette sur sa joue.
– Et Lynn râle, poursuit-il. Attends, tu t’es arraché ce truc toi-même ? T’as pas de terminaisons nerveuses ou quoi ?
Les sourcils froncés, je presse une nouvelle serviette sur mon épaule pour arrêter le saignement.
– Je crois qu’il me faut un pansement.
– Tu « crois » ? répète-t-il en secouant la tête. Tu devrais aussi te trouver de la glace pour ton visage. Donc, je disais que tout le monde est en train de se réveiller. Un vrai asile de fous.
Je touche ma mâchoire, douloureuse à l’endroit où Eric m’a frappée avec la crosse de son pistolet. Je vais devoir mettre de la pommade pour éviter de virer au violet.
– Eric est mort ? demandé-je, sans trop savoir quelle réponse j’espère entendre.
– Non, grogne Uriah d’un air bougon. Les Sincères ont décrété qu’il avait droit à des soins. Une question d’humanité dans le traitement des prisonniers. Kang est en train de l’interroger en privé. Il a dit qu’il ne voulait pas qu’on vienne mettre le bazar, enfin, tu vois.
Je ricane.
– En tout cas, personne ne pige ce qui se passe, reprend-il en se perchant sur le lavabo d’à côté. Quel intérêt de débouler ici juste pour nous mettre dans les vaps ? Ils auraient pu nous tuer, tout simplement.
– Jeanine ne cherche pas à tuer tout le monde, dis-je. Seulement les Divergents. Eric a admis que c’était dans ce but qu’ils voulaient les capturer. Mais s’ils n’étaient venus que pour ça, il leur aurait suffi d’endormir les autres au gaz. Les injections ont forcément une autre utilité.
Je regarde mon reflet dans le miroir. J’ai la mâchoire enflée et des traces de griffures sur les bras. Super moche.
– C’est le pouvoir qui intéresse Jeanine. Elle doit être en train de préparer une nouvelle simulation, ajouté-je. Comme la première, mais cette fois, après avoir éliminé tous ceux qu’elle ne peut pas contrôler.
– Sauf que les simulations ne fonctionnent que sur une durée limitée, objecte Uriah. S’il s’agit du même type d’injection que les autres, elle est à usage unique.
Je soupire.
– C’est vrai. Je ne sais pas. Ça n’a aucun sens.
– En attendant, on a sur les bras un immeuble géant plein de gens paniqués. Allons chercher de quoi faire un pansement.
– Je peux te demander un service ?
– Quoi ?
Il se mord la lèvre.
– Ne dis pas aux autres que je suis Divergent. Shauna est mon amie. Je n’ai pas envie qu’elle se mette brusquement à avoir peur de moi.
– Pas de problème, l’assuré-je en me forçant à sourire. Je le garderai pour moi.
***
Je passe la nuit debout, à retirer des aiguilles des bras des gens. Au bout de quelques heures, je ne me préoccupe plus d’y aller doucement. Je les arrache en tirant de toutes mes forces.
J’apprends que le petit Sincère qu’Eric a tué d’une balle dans la tête s’appelait Bobby, qu’Eric est dans un état stationnaire et que, sur les centaines de personnes hébergées dans le Marché des Médisants, seules quatre-vingts n’ont pas été piquées, dont soixante-dix Audacieux, parmi lesquels Christina. Toute la nuit, je me creuse la cervelle à propos d’injections et de simulations, en tâchant de raisonner comme mes ennemis.
Au matin, étant venue à bout de toutes les aiguilles, je me rends à la cafétéria en me frottant les yeux. Jack Kang a annoncé une réunion à midi, j’aurai peut-être le temps de dormir un peu après avoir mangé.
À l’instant où j’entre dans la cafétéria, je vois Caleb.
Il se précipite vers moi et me prend délicatement dans ses bras. Je lâche un soupir de soulagement. Moi qui croyais m’être assez détachée de mon frère pour pouvoir me passer de lui, je prends conscience qu’il n’en est rien. Je me laisse aller contre lui quelques secondes, et mes yeux rencontrent ceux de Tobias par-dessus son épaule.
– Ça va ? me demande Caleb en s’écartant. Ta mâchoire…
– Ce n’est rien, le rassuré-je. Juste une contusion.
– On m’a raconté qu’ils avaient capturé un groupe de Divergents et qu’ils avaient commencé à les abattre. Quel soulagement qu’ils ne t’aient pas trouvée !
– En fait, si, j’étais dans ce groupe, rectifié-je. Mais ils n’en ont tué qu’un.
Je pince l’arête de mon nez pour alléger la tension qui m’oppresse la tête.
– Et je vais bien, ajouté-je. Tu es là depuis quand ?
– Une dizaine de minutes. Je suis venu avec Marcus. En tant que responsable politique de notre faction, il a estimé de son devoir d’être ici. On a appris l’attaque il y a seulement une heure. Un sans-faction a vu les Audacieux envahir l’immeuble. Les nouvelles mettent du temps à circuler, chez eux.
– Marcus est vivant ? m’exclamé-je.
Le fait est qu’on ne l’a pas vu se faire tuer quand on s’est évadés de l’enceinte des Fraternels ; j’avais simplement déduit de son absence qu’il était mort… Et je ne sais pas ce que je ressens. De la déception, parce que je le hais pour la façon dont il a traité Tobias ? Du soulagement, parce que les Altruistes ont encore un leader ? Ces deux sentiments sont-ils compatibles ?
– Il a réussi à s’échapper avec Peter et ils ont regagné la ville à pied, me précise Caleb.
Ce n’est clairement pas du soulagement que j’éprouve en apprenant que Peter a survécu.
– Et où est Peter ? m’informé-je.
– Là où on peut s’y attendre, répond Caleb avec une moue de mépris.
– Chez les Érudits, dis-je en secouant la tête. Quel…
Je n’arrive même pas à trouver un mot assez fort pour le décrire. Il faut croire que je manque de vocabulaire.
Caleb hoche la tête et pose une main sur mon épaule.
– Tu as faim ? me propose-t-il. Tu veux que j’aille te chercher quelque chose ?
– Oui, s’il te plaît. Je sors un instant ; je dois parler à Tobias.
– OK.
Après une petite tape fraternelle, Caleb s’éloigne, sans doute pour se joindre à la queue interminable qui part du buffet. Je me dirige vers Tobias et m’arrête à quelques mètres de lui. On reste plusieurs secondes sans bouger.
Puis il s’approche lentement.
– Ça va ? me demande-t-il.
– Je crois que je vais vomir si on me pose encore une fois la question. Je n’ai pas de balle dans la tête, si ? Donc, ça va.
– Ta mâchoire est tellement gonflée qu’on dirait un hamster et tu viens de donner un coup de couteau à Eric, me rappelle-t-il, les sourcils froncés. Je n’ai pas le droit de te demander comment tu te sens ?
Je soupire. Je devrais lui annoncer la nouvelle à propos de Marcus, mais le lieu me paraît mal choisi, avec tout ce monde.
– Si. Ça va.
Ses bras tressaillent, comme s’il avait failli me toucher. Après réflexion, il glisse un bras autour de mes épaules et m’attire à lui.
Je songe tout à coup qu’à l’avenir, je pourrais laisser les risques à d’autres et adopter un comportement égoïste, pour rester auprès de Tobias sans lui faire de mal. Je n’ai qu’une envie : enfouir mon visage au creux de son cou et tout oublier.
– Désolé d’avoir mis aussi longtemps à te sortir de là, murmure-t-il dans mes cheveux.
Avec un soupir, j’effleure son dos du bout des doigts. Je pourrais rester ainsi jusqu’à m’évanouir d’épuisement. Mais il ne faut pas ; je ne peux pas me laisser aller. Alors je m’écarte en disant :
– Je dois te parler. On peut trouver un endroit tranquille ?
Il hoche la tête. En quittant la cafétéria, on croise un Audacieux qui se met à brailler :
– Hé, regardez ! C’est Tobias Eaton !
J’avais presque oublié l’interrogatoire, et le fait qu’il a révélé son nom à tous les Audacieux.
– J’ai vu ton papa tout à l’heure, Eaton ! Tu vas courir te cacher ? beugle un autre.
Tobias se raidit, comme si on avait appuyé le canon d’un pistolet sur sa poitrine.
– Ouais, tu vas te planquer, le dégonflé ?
Des rires fusent. Je saisis Tobias par le bras pour l’entraîner jusqu’aux ascenseurs sans lui laisser le temps de réagir. Il avait la tête de quelqu’un qui s’apprête à cogner. Ou pire.
– J’allais te l’annoncer, glissé-je. Il est venu avec Caleb. Peter et lui ont pu s’échapper…
– Et tu attendais quoi pour me prévenir ?
Il a parlé sans dureté. Sa voix paraît détachée, comme si elle flottait entre nous.
– Ce n’est pas le genre de nouvelle qu’on balance dans une cafétéria, dis-je.
– C’est vrai.
On se tait en attendant l’ascenseur. Tobias se mordille les lèvres, le regard absent. Il continue pendant toute l’ascension jusqu’au dix-septième étage, qui est désert. Le silence m’enveloppe et m’apaise, comme l’a fait l’étreinte de Caleb. Je m’assieds sur un banc dans un coin de la salle d’interrogatoire et Tobias déplace la chaise de Niles pour la poser en face de moi.
– Il n’y avait pas deux chaises, avant ? remarque-t-il en fronçant les sourcils.
– Si. Je, heu… elle est tombée par la fenêtre.
– Bizarre, fait-il en s’asseyant. Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire ? C’était à propos de Marcus ?
– Non. Mais… toi, ça va ? demandé-je prudemment.
– Je ne me suis pas pris une balle dans la tête, si ? répond-il en fixant ses mains. Donc, ça va. J’aimerais bien qu’on parle d’autre chose.
– Je voudrais te parler des simulations, dis-je. Et d’un autre truc avant : ta mère pensait qu’après les Altruistes, Jeanine allait s’en prendre aux sans-faction. De toute évidence, elle s’est trompée. Et moi non plus, je ne comprends pas. Les Sincères n’étaient pas franchement en train de prendre les armes.
– Réfléchis. Remets tout à plat, à la manière des Érudits.
Je lui jette un regard noir.
– Quoi ? Tris, si toi, tu n’y arrives pas, nous, on n’a aucune chance d’y arriver.
– OK. Alors… Les Audacieux et les Sincères sont sans doute les cibles les plus logiques. Parce que… parce que les sans-faction sont éparpillés alors qu’on est tous regroupés au même endroit.
– D’accord, acquiesce Tobias. Par ailleurs, quand Jeanine a attaqué les Altruistes, elle s’est emparée de leurs données. Ma mère m’a dit qu’ils avaient rassemblé des informations sur les sans-faction Divergents. On peut en déduire qu’après l’attaque, Jeanine a découvert que les sans-faction comptaient un pourcentage élevé de Divergents, ce qui ne fait pas d’eux une cible logique pour une simulation.
– Ça se tient. Mais revenons au sérum. Il a plusieurs composantes, c’est bien ça ?
– Deux, confirme-t-il. Le transmetteur et le liquide qui déclenche la simulation. Le transmetteur communique des informations de l’ordinateur jusqu’au cerveau et réciproquement. Le liquide modifie le cerveau pour le mettre sous l’influence de la simulation.
D’un signe de tête, je montre que j’ai compris.
– Et le transmetteur n’agit que pour une seule simulation, non ? Qu’est-ce qu’il devient ensuite ?
– Il se dissout. À ma connaissance, les Érudits n’ont pas réussi à créer un transmetteur qui reste efficace au-delà de la durée d’une simulation, bien que l’attaque sous simulation se soit prolongée bien plus longtemps que toutes celles que j’ai pu voir avant.
J’achoppe sur les mots « à ma connaissance ». Depuis qu’elle est adulte, Jeanine n’a cessé de développer des sérums. Si elle traque toujours les Divergents, c’est sans doute parce qu’elle n’a pas renoncé à créer des versions plus avancées de sa technologie.
– Pourquoi tu me demandes tout ça, Tris ? s’interroge Tobias.
– Tu as regardé ce truc ?
Je lui désigne le pansement plaqué sur mon épaule.
– Pas de près, me répond-il. J’ai passé la matinée à traîner des blessés Érudits jusqu’au troisième étage avec Uriah.
Je décolle un coin du pansement pour révéler les marques de la piqûre – ça ne saigne plus, c’est déjà ça – et le réseau de teinture bleue sous la peau, qui ne semble pas s’atténuer. Puis je sors de ma poche l’aiguille qui était plantée dans mon bras.
– Ils n’ont pas attaqué pour nous tuer, dis-je. Ils nous ont tiré dessus avec ça.
Sa main touche la peau bleuie qui entoure la plaie. Je ne l’avais pas remarqué avant, parce que je n’avais pas de recul, mais Tobias a changé. Il n’est pas rasé, et je ne l’ai jamais vu avec les cheveux aussi longs – ils paraissent plus bruns que noirs, maintenant.
Il me prend l’aiguille des mains et tapote le disque de métal auquel elle est fixée.
– Ça sonne creux, dit-il. Ça devait contenir la substance bleue qui s’est diffusée dans ton bras. Qu’est-ce qui s’est passé après qu’ils vous ont tiré dessus ?
– Ils ont balancé les cylindres émetteurs de gaz dans la pièce et tout le monde s’est endormi. À part Uriah, moi et les autres Divergents, bien sûr.
Tobias n’a pas l’air étonné. Je plisse les yeux d’un air soupçonneux.
– Tu savais qu’Uriah était Divergent ?
Il hausse les épaules.
– C’est moi qui lui ai fait passer ses simulations.
– Et tu ne me l’as jamais dit.
– Information confidentielle, réplique-t-il. Et dangereuse.
Une poussée de colère m’envahit – combien de choses me cache-t-il ainsi ? – que je réprime aussitôt. Il ne pouvait pas me révéler qu’Uriah était Divergent. Il n’a fait que protéger sa vie privée. C’est normal.
Je m’éclaircis la gorge.
– Tu nous as sauvé la vie, tu sais, dis-je. Eric voulait nous mettre la main dessus.
– Je crois qu’on a dépassé le stade où l’on fait le compte de qui a sauvé qui.
Il me regarde pendant de longues secondes.
– Enfin, dis-je pour rompre le silence. Quand on a compris que tous les autres étaient inconscients, Uriah a filé prévenir les gens dans les étages et je suis montée au premier pour essayer de découvrir ce qui se passait. Eric avait rassemblé les Divergents devant les ascenseurs et il essayait de décider qui ramener avec lui. Il a précisé qu’il ne pouvait prendre que deux d’entre nous. J’ignore dans quel but.
– Bizarre, commente Tobias.
– Des pistes ?
– Je dirais que l’aiguille vous a injecté un transmetteur, et que le gaz était une version aérosol du liquide qui modifie les perceptions du cerveau. Mais la raison…
Un pli se forme entre ses sourcils.
– Oh, reprend-il. Elle a endormi tous les occupants du bâtiment pour repérer les Divergents.
– Tu penses que c’est uniquement à ça que servent les transmetteurs ?
Tobias fait non de la tête et son regard capture le mien. Ses yeux sont d’un bleu si profond, si familier qu’il me semble que je pourrais y plonger tout entière. L’espace d’un instant, je rêve de le faire, pour échapper à cet endroit et à ces événements.
– Je crois que tu as déjà compris, Tris. Et tu voudrais que je te détrompe. Mais je ne le ferai pas.
– Ils ont créé un transmetteur longue durée.
Il acquiesce d’un signe de tête.
– Et on est tous appareillés pour des simulations multiples, continué-je. Peut-être même en nombre illimité.
Nouveau signe d’acquiescement.
Mon souffle sort dans une saccade.
– C’est super grave, Tobias.
***
En sortant de la salle d’interrogatoire, Tobias s’arrête dans le couloir et s’appuie contre le mur.
– Alors comme ça, tu as attaqué Eric, dit-il. C’était pendant l’invasion ? Ou quand vous étiez devant les ascenseurs ?
– Devant les ascenseurs.
– Il y a une chose qui m’échappe : vous étiez au rez-de-chaussée. Tu aurais pu t’enfuir. Mais tu as préféré te précipiter seule au milieu d’une foule d’Audacieux armés. Et je suis prêt à parier que tu n’avais pas de pistolet.
Je serre les lèvres.
– Je me trompe ? insiste-t-il.
– Qu’est-ce qui te fait croire ça ? grommelé-je.
– Tu es incapable de toucher un pistolet depuis l’attaque. Et ça se comprend, après l’épisode « Will ». Mais…
– Ça n’a aucun rapport.
– Ah bon ?
– J’ai fait ce que j’avais à faire.
– Oui, et maintenant, c’est fait, dit-il en s’écartant du mur pour me faire face.
Les couloirs sont larges chez les Sincères, assez pour me donner l’espace que je préfère maintenir entre nous.
– Cela aurait été mieux si tu avais pu rester chez les Fraternels, poursuit-il. Tu aurais dû te tenir à l’écart de tout ça.
– Je ne suis pas d’accord. Tu prétends savoir ce qui est le mieux pour moi ? Qu’est-ce que tu en sais ? Je devenais dingue chez les Fraternels. Ici, je me sens enfin… saine d’esprit.
– Ce qui est curieux, dans la mesure où tu te comportes comme une psychopathe, commente-t-il. Ce n’est pas du courage de choisir la position dans laquelle tu t’es mise hier. C’est pire qu’idiot – c’est suicidaire. Tu n’as donc aucune considération pour ta propre vie ?
– Bien sûr que si ! m’exclamé-je. J’essayais de me rendre utile !
Pendant quelques instants, il se contente de me fixer.
– Tu vaux mieux que les Audacieux, reprend-il un ton plus bas. Mais si tu veux te contenter de les imiter en te jetant gratuitement dans des situations absurdes et en appliquant la loi du talion sans te poser de questions, vas-y. Je te croyais au-dessus de ça, mais j’ai pu me tromper !
Je serre les poings.
– Ne dis pas de mal des Audacieux, répliqué-je. Ils t’ont accueilli quand tu n’avais nulle part où aller. Ils t’ont confié un bon poste. C’est chez eux que tu as trouvé tous tes amis.
Je m’adosse au mur, les yeux au sol. Le carrelage du Marché des Médisants est soit noir, soit blanc ; dans ce couloir-ci, il est en damier. Si je le regarde sans le voir, j’obtiens précisément ce à quoi les Sincères ne croient pas : du gris. Peut-être que Tobias et moi n’y croyons pas non plus. Pas vraiment.
Je me sens lourde, tout à coup, trop lourde pour me soutenir moi-même, si lourde que je pourrais m’enfoncer dans le sol.
– Tris.
– Tris.
Je me décide à le regarder.
– C’est juste que je ne veux pas te perdre.
On reste là quelques minutes. Je n’avoue pas ma pensée, qui est qu’il a sans doute raison. Une partie de moi a envie de se perdre, de rejoindre mes parents et Will pour faire cesser la douleur du manque. Alors que l’autre partie voudrait être là pour voir ce qui va se passer.
***
– C’est vrai, t’es son frère ? s’exclame Lynn. Pas la peine de se demander lequel de vous deux a reçu les bons gènes.
Je me marre devant la tête de Caleb, ses lèvres un peu pincées et ses yeux écarquillés.
– Quand est-ce que tu dois repartir ? lui demandé-je en le gratifiant d’un petit coup de coude dans les côtes.
Je mords dans le sandwich qu’il m’a pris au comptoir de la cafétéria. Sa présence me rend nerveuse, ajoutant aux tristes restes de ma vie d’Audacieuse ceux, non moins tristes, de ma vie de famille. Que va-t-il penser de mes amis, de ma faction ? Et ma faction, que va-t-elle penser de lui ?
– Bientôt, me répond-il. Je ne voudrais pas qu’ils s’inquiètent !
Je hausse un sourcil.
– Je ne savais pas que Susan avait changé son nom en « ils ».
– Ha, ha, réplique-t-il avec une grimace.
Les petites moqueries entre frères et sœurs sont censées être quelque chose de banal, mais ne le sont pas pour nous. Les Altruistes voient d’un mauvais œil tout ce qui peut mettre une personne mal à l’aise, taquineries incluses.
Je prends conscience de la circonspection qu’on a toujours mise dans nos rapports, maintenant qu’on en construit de nouveaux, modifiés par nos nouvelles factions et par la mort de nos parents. Chaque fois que je le regarde, je me dis qu’il est la seule famille qui me reste et je prie pour pouvoir le garder auprès de moi, réduire la distance qui nous sépare.
– Qui est Susan ? Une autre transfuge des Érudits ? demande Lynn en plantant sa fourchette dans un haricot vert.
Uriah et Tobias font encore la queue, derrière une douzaine de Sincères trop occupés à se prendre le bec pour se servir.
– Non, dis-je, c’était notre voisine quand on était petits. C’est une Altruiste.
– Et il y a un truc entre vous ? lance-t-elle à Caleb. Tu ne trouves pas ça un peu absurde, sachant que, quand tout sera fini, vous allez vous retrouver séparés, à vivre dans des factions différentes…
– Lynn, intervient Marlene en lui touchant l’épaule. Tu ne peux pas la fermer ?
À l’autre bout de la pièce, une tache bleue attire mon attention. Cara vient d’entrer. Mon appétit s’est envolé. Je pose mon sandwich et je baisse la tête pour éviter son regard, sans toutefois la lâcher des yeux. Elle se dirige vers le fond de la cafétéria, où sont assis quelques réfugiés Érudits. La plupart ont remplacé leurs vêtements bleus par des tenues en noir et blanc, tout en gardant leurs lunettes. J’essaie de me concentrer sur Caleb, mais lui aussi regarde les Érudits.
– Je n’ai pas plus de chances qu’eux de retourner chez les Érudits, dit-il. Quand tout sera fini, je n’aurai plus de faction.
C’est la première fois que je suis frappée par sa tristesse en le voyant parler des Érudits. Je n’avais pas mesuré à quel point la décision de les quitter avait dû être difficile pour lui.
– Tu pourrais aller t’asseoir avec eux, suggéré-je en désignant le groupe de réfugiés.
Il hausse les épaules.
– Je ne les connais pas. Je n’ai passé qu’un mois chez eux, je te rappelle.
Uriah nous rejoint en posant brutalement son plateau sur la table d’un air maussade.
– J’ai entendu quelqu’un parler de l’interrogatoire d’Eric dans la queue du self. Apparemment, il ne savait quasiment rien des plans de Jeanine.
– Quoi ? s’exclame Lynn en jetant sa fourchette sur la table. Comment c’est possible ?
Uriah s’assied avec une moue d’ignorance.
– Moi, ça ne m’étonne pas, intervient Caleb.
Toutes les têtes se tournent vers lui. Il pique un fard.
– Quoi ? Il faut être idiot pour confier la totalité de ses plans à une seule personne. C’est bien plus malin d’en fournir des bribes à chacun de ceux qui travaillent avec toi. Comme ça, si quelqu’un te trahit, tu ne perds pas grand-chose.
– Oh, fait Uriah.
Lynn reprend sa fourchette et replonge dans son assiette.
– Il paraît que les Sincères ont fait de la glace maison, annonce Marlene en se tordant le cou pour évaluer la queue. Un peu genre « ça craint qu’on se soit fait attaquer, mais au moins, il y a du dessert ».
– Je me sens tout de suite mieux, commente sèchement Lynn.
– Ça ne doit pas valoir les gâteaux des Audacieux, se lamente Marlene.
Elle soupire et une mèche de cheveux châtain terne lui tombe devant les yeux.
– On avait des bons gâteaux, informé-je Caleb.
– On avait des sodas, me dit-il.
– Mais est-ce que vous aviez une saillie rocheuse juste au-dessus d’une rivière souterraine ? lui demande Marlene en tortillant des sourcils. Et une pièce dans laquelle tu affrontais tous tes cauchemars en même temps ?
– Non, admet Caleb, et j’avoue que ça ne m’a pas manqué.
– Cho-choootte, chantonne Marlene.
– Tous tes cauchemars ? reprend Caleb avec une soudaine étincelle dans les yeux. Comment ça marche ? Je veux dire, c’est l’ordinateur qui les produit ou c’est ton cerveau ?
– J’y crois pas, fait Lynn en se tapant le front. Et ça recommence !
Marlene se lance dans une description des simulations, et je finis mon sandwich en laissant son échange avec Caleb glisser sur moi. Puis, dans le cliquetis des couverts et le vacarme de centaines de conversations, je pose la tête sur la table et je m’endors.