CHAPITRE VINGT-TROIS

Moins de dix secondes après qu’on a choisi nos nouveaux leaders, une sonnerie retentit – un signal long suivi de deux brefs. Je me dirige vers le son en longeant le mur et je tombe sur un haut-parleur suspendu au plafond. Il y en a un autre à l’autre bout de la salle.

Puis la voix de Jack Kang s’élève partout autour de nous.

– Message à tous les occupants du siège des Sincères. J’ai rencontré il y a quelques heures un représentant de Jeanine Matthews. Il m’a rappelé que notre faction était en position de faiblesse, dépendante des Érudits pour sa survie, et il m’a informé que si je tenais à préserver la liberté des Sincères, je devrais satisfaire à quelques demandes.

Je regarde le haut-parleur, stupéfaite.

Je ne devrais pas m’étonner que le leader des Sincères soit aussi direct, mais je ne m’attendais quand même pas à une annonce publique.

– Afin de satisfaire à ces requêtes, je vous demande à tous de vous rendre au Point de rencontre pour signaler si vous avez ou non un implant. Les Érudits ont également exigé que tous les Divergents leur soient remis. J’ignore dans quel but.

Il a parlé d’une voix éteinte. Vaincue. « Ce qu’il est, songé-je. Parce qu’il est trop faible pour leur tenir tête. »

Une chose que les Audacieux savent faire, contrairement aux Sincères, c’est se battre, même lorsque cela paraît inutile.

J’ai parfois l’impression d’engranger les leçons de chaque faction et de les enregistrer une à une dans ma tête comme une sorte de guide pour avancer dans le monde. Il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre, quelque chose d’important à comprendre.

L’annonce de Jack Kang s’achève sur les trois mêmes notes que son début. Les Audacieux s’agitent dans la salle, jettent leurs affaires dans des sacs. Quelques-uns arrachent les draps qui bloquaient les portes tout en pestant contre Eric. Un coude me pousse contre le mur. Je reste debout au milieu du tumulte à regarder monter la tension.

Une chose que les Sincères savent faire, contrairement aux Audacieux, c’est garder leur sang-froid.

 

***

 

Les Audacieux forment un demi-cercle autour du fauteuil d’interrogatoire, sur lequel est assis Eric. Il a l’air plus mort que vif, affalé sur son siège, blême, en sueur. La tête baissée, il fixe Tobias entre ses cils. J’essaie de ne pas le quitter des yeux, mais son sourire – la façon dont ses piercings s’élargissent quand il étire les lèvres – m’est presque insupportable.

– Veux-tu que je t’énumère tes crimes ? lui demande Tori. Ou préfères-tu le faire toi-même ?

La pluie qui tombe en fines gouttelettes dégouline le long des murs du bâtiment. L’orage est plus bruyant ici, dans la salle d’interrogatoire, tout en haut du Marché des Médisants. Chaque coup de tonnerre, chaque éclair hérisse mes cheveux sur ma nuque, comme si de l’électricité grésillait sur ma peau.

J’aime bien l’odeur de l’asphalte mouillé. Du haut de l’immeuble, elle est ténue, mais quand on en aura fini, tous les Audacieux dévaleront les escaliers pour sortir du bâtiment et je ne sentirai plus que cette odeur-là.

On a pris nos sacs avec nous. Le mien est une espèce de sac marin improvisé avec un drap de lit et de la corde. Il contient mes vêtements et une paire de chaussures de rechange. Je porte la veste que j’ai volée à la traîtresse Audacieuse au début de l’attaque – je veux qu’Eric la voie quand il me regarde.

Il scrute la foule quelques minutes et ses yeux s’arrêtent sur moi. Il croise les doigts et les pose – délicatement – sur son ventre.

– Je voudrais que ce soit elle qui les énumère. Puisque c’est elle qui m’a poignardé, je pense qu’elle les connaît.

J’ignore à quel jeu il joue et à quoi ça l’avance de s’en prendre à moi, en particulier maintenant, juste avant son exécution. Son attitude est arrogante, mais je remarque que ses mains tremblent. Même Eric doit avoir peur de mourir.

– Laisse-la en dehors de ça, intervient Tobias.

– Pourquoi ? Parce que tu te la tapes ? ricane Eric. Ah, c’est vrai, j’oubliais. Les Pète-sec ne font pas ça. Les amoureux se contentent de se nouer les lacets et de se couper les cheveux mutuellement.

L’expression de Tobias reste neutre. Je crois que j’ai compris : ce n’est pas moi que vise Eric. Mais il sait où frapper Tobias et avec quelle force. Et en m’attaquant, moi, il atteint l’un de ses points les plus sensibles.

C’est précisément ce que je voulais éviter : que mes défaites comme mes victoires ne rejaillissent sur Tobias. C’est pour ça que je ne peux pas le laisser intervenir pour me défendre.

– Je veux qu’elle les énumère, répète Eric.

Je déclare, le plus posément possible :

– Tu as conspiré avec les Érudits. Tu es responsable de la mort de centaines d’Altruistes.

À mesure que je continue, j’ai de plus en plus de mal à contrôler ma voix ; je me mets à cracher les mots comme du venin.

– Tu as trahi les Audacieux, abattu un enfant d’une balle dans la tête. Tu es le pitoyable pantin de Jeanine Matthews.

Son sourire s’efface.

– Est-ce que je mérite de mourir ?

Tobias ouvre la bouche, mais je réponds avant lui.

– Oui.

– Ça se défend, admet-il.

Ses yeux noirs sont vides comme des puits, comme des nuits sans étoiles.

– Mais as-tu le droit d’en décider, Beatrice Prior ? me demande-t-il. Comme tu as décidé du sort de ce garçon… comment s’appelait-il… Will ?

Je ne réagis pas. J’entends mon père me demander : « Qu’est-ce qui te fait croire que tu as le droit de tuer quelqu’un ? » pendant qu’on luttait pour atteindre la salle de contrôle informatique au siège des Audacieux. Il m’a dit qu’il y avait une manière de faire les choses bien, et que c’était à moi de la découvrir. J’ai une boule dans la gorge, si grosse que j’ai du mal à avaler ma salive et même à respirer.

– Tu as commis tous les crimes qui justifient l’exécution chez les Audacieux, intervient Tobias. Nos lois nous autorisent à t’exécuter.

Il s’accroupit près des trois pistolets posés par terre aux pieds d’Eric. Il ôte les balles une à une. Elles tombent en tintant sur le carrelage et roulent jusqu’à la pointe de ses chaussures. Il ramasse le pistolet du milieu et insère une balle dans la chambre.

Puis il fait tourner les trois armes par terre, jusqu’à ce qu’on ne sache plus laquelle est chargée. Il les ramasse toutes les trois, en tend une à Tori et l’autre à Harrison.

Je m’efforce de penser à l’attaque sous simulation et à ce qu’elle a fait subir aux Altruistes. Tous ces innocents vêtus de gris gisant morts dans les rues.

Il ne restait même pas assez d’Altruistes pour transporter les corps, dont la plupart sont sans doute restés là où ils sont tombés. Et rien de tout cela n’aurait pu arriver sans Eric.

Je pense au petit Sincère qu’il a abattu sans une seconde d’hésitation, à la façon dont il est tombé, raide, à côté de moi.

Ce n’est peut-être pas à nous de décider si Eric doit vivre ou mourir. C’est peut-être lui qui l’a décidé, en choisissant de commettre toutes ces infamies.

Mais cette idée ne m’aide pas à respirer.

Je le regarde sans malveillance, ni crainte, ni haine. Les anneaux de ses piercings luisent sur son visage et une mèche de cheveux sales lui tombe devant les yeux.

– Attendez, dit-il. J’ai une requête.

– On n’accorde pas de dernière volonté aux criminels, rétorque Tori d’une voix fatiguée.

Elle se tient debout sur une jambe depuis plusieurs minutes ; elle doit avoir envie d’en finir au plus vite pour se rasseoir. À ses yeux, cette exécution n’est qu’une corvée.

– Je suis un leader Audacieux, réplique Eric. Tout ce que je demande, c’est que ce soit Tobias qui tire la balle.

– Pourquoi ? demande Tobias.

– Pour que tu vives avec la culpabilité. Celle de savoir que tu m’as mis une balle dans la tête après avoir usurpé ma place.

Je crois que j’ai compris. Il aime voir les gens se briser. C’était déjà ce qui le motivait quand il a installé une caméra dans la pièce où je devais être exécutée et où j’ai failli me noyer, et sans doute bien avant cela. Et il s’imagine que si Tobias doit le tuer, il le verra s’effondrer avant de mourir.

Quel tordu…

– Il n’y aura pas de culpabilité, lui assure Tobias.

– Dans ce cas, ça ne te pose pas de problème de le faire, dit Eric en souriant.

Tobias ramasse une balle.

– Une question que je me suis toujours posée, poursuit Eric : le type qui se pointe systématiquement dans tous les paysages des peurs que tu as traversés, c’est ton petit papa ?

Tobias glisse la balle dans une chambre vide sans relever les yeux.

– Quoi, elle ne te plaît pas, ma question ? demande Eric. Tu as peur que les Audacieux changent d’avis sur toi ?

Il se raidit dans son fauteuil et pose les mains sur les accoudoirs.

Tobias tend son bras armé.

– Eric, dit-il, sois courageux.

Il presse la détente.

Je ferme les yeux.