CHAPITRE VINGT-CINQ

Quelqu’un a trouvé des conserves en dévalisant les cuisines des Audacieurx, ce qui nous fournit un repas chaud pour ce soir. Je suis à la table où je m’installais toujours avec Christina, Al et Will. J’ai une boule dans la gorge depuis la seconde où je me suis assise. Comment se peut-il que seule la moitié des membres de notre petite bande soit encore en vie ?

Je me sens responsable de ce ravage. Mon pardon aurait sauvé Al, mais je le lui ai refusé. Ma présence d’esprit aurait pu épargner Will, mais elle m’a fait défaut.

Avant que j’aie le temps de me laisser submerger par mon sentiment de culpabilité, Uriah vient s’installer à côté de moi. Son plateau croule sous le ragoût de bœuf et une pile de parts de gâteau au chocolat. Je fixe son assiette.

– Il y avait du gâteau ? demandé-je en regardant mon propre repas, nettement plus diététique que le sien.

– Ouais, quelqu’un vient d’en apporter. Ils ont découvert des préparations en sachet dans les stocks. Tu peux m’en piquer une tranche.

– Une tranche ? Parce que tu comptes manger cette montagne de gâteau à toi tout seul ?

– Oui. Pourquoi ? me fait-il d’un ton perplexe.

– Laisse tomber.

Christina est assise au bout de la table, le plus loin possible de moi. Zeke pose son plateau à côté du sien et on est bientôt rejoints par Lynn, Hector et Marlene. Je distingue un mouvement sous la table et je vois la main de Marlene prendre celle d’Uriah sur son genou. Leurs doigts s’entremêlent. De toute évidence, ils essaient de prendre l’air innocent, mais ils ne peuvent pas s’empêcher de se glisser des petits regards.

À gauche de Marlene, Lynn a la tête de quelqu’un qui vient de mordre dans un citron. Elle enfourne sa nourriture par plâtrées.

– Y’a pas le feu au lac, lui signale Uriah. Tu vas vomir si tu continues de manger à cette vitesse.

Lynn le fusille du regard.

– Je vais vomir de toute façon, à vous voir vous faire les yeux doux toutes les trente secondes.

Uriah rougit jusqu’aux oreilles.

– Qu’est-ce que tu racontes ? lui demande-t-il.

– On n’est pas débiles, ni moi ni les autres, rétorque-t-elle. Alors, avouez que vous sortez ensemble et qu’on n’en parle plus.

Uriah reste ébahi. Après avoir jeté un regard noir à Lynn, Marlene se penche et l’embrasse fermement sur la bouche en glissant la main sous le col de sa chemise. Je m’aperçois que tous mes petits pois sont tombés de ma fourchette.

Lynn saisit son plateau et quitte la table comme une furie.

– On peut savoir ce qui se passe ? s’informe Zeke.

– Ne me demande pas, lui répond Hector. Elle est toujours en pétard contre un truc ou un autre. Moi, je ne cherche plus.

Uriah et Marlene ont toujours le visage à quelques centimètres l’un de l’autre. Et continuent de sourire.

Je me force à baisser les yeux sur mon assiette. Même si ce n’est pas la première fois, ça fait bizarre de voir soudain ensemble deux personnes qu’on a toujours connues séparément. L’air absent, Christina fait grincer sa fourchette sur son assiette.

– Quatre ! lance Zeke en agitant la main d’un air soulagé. Viens t’asseoir, il y a de la place !

En arrivant, Tobias pose une main sur mon épaule gauche. Je remarque des éraflures sur ses jointures, qui paraissent toutes fraîches.

– Désolé, je ne peux pas rester, répond-il.

Il se penche en avant pour me demander :

– T’as une minute ?

Je me lève en faisant un signe d’au revoir à ceux du groupe qui suivent la scène (à savoir Zeke, vu que Christina et Hector fixent leurs assiettes et qu’Uriah et Marlene chuchotent entre eux). Et je sors de la cafétéria avec Tobias.

– On va où ?

– À la voie ferrée. J’ai un rendez-vous, et j’aurais besoin de toi pour m’aider à décoder la situation.

On prend l’un des chemins qui grimpent le long des parois de la Fosse, vers les escaliers qui mènent à la Flèche.

– Pourquoi moi ?

– Parce que tu es plus douée que moi pour ça.

Je ne trouve rien à objecter. On monte les marches jusqu’au plancher de verre de la tour. Sur le chemin de la sortie, on passe par la salle sombre dans laquelle j’affrontais mon paysage des peurs. À en juger par la seringue qui traîne par terre, quelqu’un y est venu récemment.

– Tu as traversé ton paysage des peurs aujourd’hui ? demandé-je à Tobias.

– Pourquoi cette question ?

Son regard bleu foncé croise brièvement le mien.

Il ouvre la porte de la tour et l’air estival m’enveloppe. Il n’y a pas un souffle de vent.

– Tu as des coupures sur les doigts et quelqu’un s’est servi de la salle.

– Qu’est-ce que je disais ? Tu es bien plus perspicace que la moyenne des gens.

Il consulte sa montre.

– Je suis censé prendre le train de 20 h 05. On ne doit pas traîner.

Je ressens une bouffée d’espoir. Peut-être que cette fois, on ne va pas se disputer. Peut-être que les choses vont finir par s’arranger entre nous.

On gagne la voie ferrée. La dernière fois qu’il m’a amenée ici, c’était pour me montrer que les lumières restaient allumées toute la nuit au siège des Érudits, et m’expliquer qu’ils préparaient une attaque sur les Altruistes. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est pour rencontrer les sans-faction.

– En tout cas, je suis assez perspicace pour voir que tu éludes ma question.

Il soupire.

– Oui, j’ai traversé mon paysage des peurs. Je voulais savoir s’il avait changé.

– Je parie que oui.

Il écarte une mèche de son visage en fuyant mon regard. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il avait les cheveux aussi épais – ça ne se voyait pas quand il les coupait presque à ras, à la mode Altruiste. Depuis, ils ont poussé et ne vont pas tarder à lui retomber sur le front. Ça lui donne un air moins menaçant, qui correspond plus à la personne que j’ai appris à connaître.

– Gagné, me répond-il. En revanche, le nombre n’a pas changé.

La sirène du train retentit sur notre gauche, mais la lumière de la locomotive n’est pas allumée. Le convoi glisse sur les rails comme un gros animal tapi qui chercherait à éviter l’attention.

– Cinquième wagon ! me crie Tobias.

On se met à courir. Au niveau du cinquième wagon, je saisis la poignée de la portière et je tire de toutes mes forces. J’essaie de projeter mes jambes à l’intérieur, mais je rate mon coup ; elles passent bien trop près des roues. Je pousse un cri et me hisse à l’intérieur dans une secousse, en m’éraflant le genou sur le plancher.

Tobias me suit une seconde après et s’agenouille à côté de moi. Je serre les dents, les mains pressées sur mon genou.

– Laisse-moi voir, me dit-il.

Il remonte mon jean sur ma jambe. Ses doigts laissent un sillage de fraîcheur sur ma peau, invisible à l’œil, qui me donne envie d’empoigner sa chemise et de l’attirer à moi pour l’embrasser ; envie de me coller contre lui. Mais je ne peux pas, pas avec tous ces secrets qu’il y a entre nous et qui nous séparent.

Mon genou saigne.

– C’est superficiel, diagnostique Tobias. Ce sera vite guéri.

J’acquiesce d’un hochement de tête. J’ai déjà moins mal. Il roule mon jean pour qu’il ne retombe pas et je m’allonge, les yeux au plafond.

– Il est toujours dans ton paysage des peurs ? demandé-je en me tournant vers lui.

C’est comme si quelqu’un avait enflammé une allumette dans ses yeux.

– Oui. Mais plus dans le même rôle.

Il m’a dit un jour que son paysage des peurs n’avait pas évolué depuis la toute première fois qu’il l’avait traversé, pendant son initiation. S’il y a un changement, aussi ténu soit-il, c’est déjà ça.

– Toi aussi, tu y es, reprend-il. (Il fixe ses mains en fronçant les sourcils.) Au lieu de devoir tirer sur une femme, comme avant, je dois te regarder mourir. Sans pouvoir rien y faire.

Ses mains tremblent. Je cherche les mots qui pourraient l’apaiser, mais je ne peux pas lui promettre que je ne vais pas mourir. On vit dans un monde dangereux, et je ne tiens pas à la vie au point d’être prête à tout pour survivre. Je ne peux pas le rassurer.

Il consulte sa montre.

– Ils seront là d’une minute à l’autre.

Je me lève et je vois Evelyn et Edward au bord des rails devant le train. Ils commencent à courir un peu avant qu’il arrive à leur niveau, et sautent dedans avec la même aisance que Tobias. Ils ont dû s’entraîner.

Edward me décoche un petit sourire satisfait. Il porte un bandeau sur son œil, brodé d’un gros « X » bleu.

– Salut, dit Evelyn.

Elle ne s’adresse qu’à son fils, comme si je n’existais pas.

– Sympa, comme lieu de rendez-vous, observe Tobias.

La nuit est presque tombée et on ne distingue plus que les contours des immeubles se détachant sur un ciel bleu foncé et des lumières près du lac, probablement celles du siège des Érudits.

Le train prend un virage qui l’écarte de son trajet habituel ; il file dans la direction opposée des lumières des Érudits, vers la gauche et la partie abandonnée de la ville. Au silence qui se fait peu à peu dans le wagon, je devine qu’on ralentit.

– Ça nous a paru l’endroit le plus sûr, répond Evelyn. Donc, tu voulais nous voir ?

– Oui. J’aimerais discuter d’une alliance.

– Une alliance, répète Edward. Et qui t’a donné l’autorité pour ça ?

– Il n’a pas besoin qu’on la lui donne. Il fait partie des leaders Audacieux, répliqué-je.

Edward hausse les sourcils, l’air impressionné.

Evelyn se décide enfin à me regarder, juste une seconde, avant de se tourner de nouveau vers Tobias.

– Intéressant, lui dit-elle en souriant. Et elle aussi ?

– Non, répond Tobias. Elle est venue m’aider à décider si on pouvait vous faire confiance.

Evelyn pince les lèvres. J’ai bien envie de la toiser, histoire d’enfoncer le clou. Mais je me contente d’un petit sourire.

– Bien sûr, nous sommes prêts à accepter une alliance, dit-elle. À certaines conditions. La garantie d’un partage équilibré du pouvoir dans le gouvernement qui serait formé après la destruction des Érudits. Et le contrôle total sur les données des Érudits. Clairement…

– Que comptez-vous faire de ces données ? la coupé-je.

– Les détruire, évidemment. Le seul moyen de mettre les Érudits hors d’état de nuire est de les priver de leurs connaissances.

Je m’apprête à la traiter d’imbécile, mais une pensée me retient. Sans le procédé de la simulation, sans les informations dont disposaient les Érudits sur les autres factions, sans leur obsession du progrès technologique, il n’y aurait pas eu d’attaque sur les Altruistes. Mes parents seraient toujours en vie.

Et même si on réussit à tuer Jeanine, peut-on être sûrs que les Érudits ne chercheront plus à nous attaquer pour nous contrôler ?

– Et que nous proposez-vous en échange ? demande Tobias.

– Notre nombre, indispensable pour vous emparer du siège des Érudits, et le partage du gouvernement avec nous.

– Je pense que Tori exigerait le droit de débarrasser le monde de Jeanine Matthews, précise Tobias d’une voix sourde.

Je hausse les sourcils. Je ne savais pas que la haine de Tori à l’égard de Jeanine était de notoriété publique ; mais ce n’est peut-être pas le cas. Il connaît sans doute sur elle des choses que les autres ignorent, maintenant qu’ils sont leaders tous les deux.

– Ça doit pouvoir s’arranger, répond Evelyn. Du moment que Jeanine meurt, je me fiche de qui la tue.

Tobias me jette un coup d’œil. J’aimerais pouvoir lui dire pourquoi je me sens aussi tiraillée… pourquoi, malgré tout ce qu’ils m’ont fait, je ne peux pas me résoudre à réduire les Érudits à néant. Mais je ne saurais pas comment l’expliquer, même si j’en avais le temps. Tobias se tourne vers Evelyn.

– Alors, c’est entendu, dit-il.

Il lui tend la main et elle la serre.

– On devrait se réunir d’ici une semaine, conclut-elle, en terrain neutre. Les Altruistes ont eu la gentillesse de nous accepter dans leur secteur le temps de mettre notre plan sur pied, pendant qu’ils nettoient les séquelles de l’attaque.

– La plupart, relève Tobias.

Le visage d’Evelyn se fige comme un masque.

– Malheureusement, certains d’entre eux sont restés loyaux à ton père, et il leur a conseillé de nous éviter lorsqu’il est passé il y a quelques jours.

Elle a un sourire amer.

– Et ils ont cédé, comme ils ont cédé quand il les a persuadés de m’exiler.

– Ils t’ont exilée ? répète Tobias. Je croyais que tu étais partie de ton propre chef !

– Non. Les Altruistes étaient en faveur du pardon et de la réconciliation, comme tu peux le supposer, mais ton père a toujours eu beaucoup d’influence sur eux. J’ai préféré partir plutôt que de subir la honte d’un exil public.

Tobias a l’air assommé.

Edward, qui, depuis quelques instants, se tient penché à l’extérieur du wagon, annonce :

– C’est le moment !

– À dans huit jours, dit Evelyn.

Au moment où le train plonge au niveau de la chaussée, Edward saute et Evelyn le suit quelques secondes plus tard. Tobias et moi restons dans le train, à écouter en silence le sifflement des roues sur les rails.

Je finis par demander d’un ton neutre :

– À quoi ça servait de me faire venir, si c’était pour passer une alliance de toute façon ?

– Tu n’as pas émis d’objection.

– J’aurais dû faire quoi, des signaux avec les bras ? Ce plan ne me plaît pas, ajouté-je d’un air sombre.

– On n’a pas le choix.

– Je crois que si, répliqué-je. Il y a forcément un autre moyen…

– Lequel ? me demande-t-il en croisant les bras. Tu n’aimes pas ma mère, c’est tout. Elle t’a déplu à la minute où tu l’as rencontrée.

– Ça t’étonne ? Elle t’a abandonné !

– Ils l’ont exilée. Et si je décide de lui pardonner, tu pourrais essayer d’en faire autant ! C’est moi qu’elle a laissé seul, pas toi.

– Il n’y a pas que ça. Elle ne m’inspire pas confiance. Je crois qu’elle essaie de te manipuler.

– Eh bien, ce n’est pas à toi d’en juger.

– Dans ce cas, je te repose la question, insisté-je en adoptant sa pose, les bras croisés. Pourquoi m’avoir amenée avec toi ? Ah oui, c’est vrai : pour décoder la situation. Voilà qui est fait, et même si ma conclusion ne te plaît pas, ça ne veut pas dire…

– Je n’avais pas pris en compte le fait que tes a priori influenceraient ta position. Si j’y avais pensé, je ne t’aurais peut-être pas demandé de venir.

– Mes a priori ? Qu’est-ce que tu fais des tiens ? Qu’est-ce qui te permet de croire que tous ceux qui détestent ton père autant que toi sont des alliés ?

– Il ne s’agit pas de lui !

– Bien sûr que si ! Il sait des choses, Tobias. Et on devrait essayer de découvrir quoi.

– Tu remets ça ? Je croyais que la question était réglée. C’est un menteur, Tris.

Je hausse les sourcils.

– Ah ouais ? Eh bien, ta mère aussi. Tu crois vraiment que les Altruistes sont capables d’exiler quelqu’un ? Moi, non.

– Ne parle pas de ma mère comme ça.

Je distingue une lumière devant le train. Celle de la Flèche.

– Très bien, dis-je en m’approchant de la portière. Je me tais.

Je saute et je cours sur quelques mètres pour amortir la vitesse. Tobias s’élance après moi, mais je ne lui laisse pas le temps de me rattraper : sans me retourner, j’entre dans la tour, je dévale les escaliers et je redescends dans la Fosse, à la recherche d’un coin pour dormir.