J’ai lu quelque part que le fait de pleurer défie toute explication scientifique. A priori, les larmes ne servent qu’à lubrifier les yeux. Il n’y a pas de raison biologique pour que les émotions commandent une surproduction des larmes.
Moi, je crois que nous pleurons pour exprimer la part animale qui est en nous sans renoncer à notre humanité. Parce que, en moi, il y a une bête qui gronde et qui grogne et qui se bat pour retrouver la liberté, retrouver Tobias et, par-dessus tout, rester en vie. Et quoi que je fasse, je ne peux pas la tuer.
Alors je pleure, le visage entre les mains.
***
À gauche, à droite, à droite. À gauche, à droite, à gauche. À droite, à droite.
Je note nos virages dans l’ordre, depuis notre point de départ – ma cellule – jusqu’à notre destination.
Il s’agit d’une nouvelle salle. Elle comprend un siège incliné, semblable à un fauteuil de dentiste. Il y a un écran et un bureau dans un coin. Et, derrière le bureau, il y a Jeanine.
– Où est-il ? demandé-je.
J’attends depuis des heures de pouvoir poser cette question. Je me suis endormie et j’ai rêvé que je pourchassais Tobias à travers l’enceinte des Audacieux. Peu importe la vitesse à laquelle je courais, il gardait toujours juste assez d’avance pour que je voie disparaître sa manche ou le bout de sa chaussure.
Jeanine me lance un regard perplexe. Mais elle ne l’est pas. Ce n’est qu’un jeu.
– Tobias, expliqué-je malgré tout.
Je tremble, mais de colère, cette fois, et non de peur.
– Où est-il ? Qu’êtes-vous en train de lui faire ?
– Je ne vois pas de raison de te fournir cette information, répond-elle. Et comme il ne te reste aucun moyen de pression, tu ne me parais pas en mesure de m’en fournir une, à moins de revenir sur les termes de notre accord.
J’ai envie de lui hurler que bien sûr, il est plus important pour moi d’avoir des nouvelles de Tobias que d’en apprendre davantage sur ma Divergence. Mais je me retiens. Je ne dois pas agir inconsidérément. Elle fera ce qu’elle a décidé de faire à Tobias, que je le sache ou non. La priorité est que je comprenne précisément ce qui m’arrive.
Je respire par le nez. Je secoue les mains. Je m’assieds dans le fauteuil.
– Intéressant, dit-elle.
– Vous n’êtes pas censée diriger une faction et mener une guerre ? lui demandé-je. Qu’est-ce que vous faites ici, à faire des expériences sur une gamine de seize ans ?
– Tu te présentes sous des images différentes selon ce qui t’arrange, observe-t-elle en s’adossant sur sa chaise. Tantôt tu insistes sur le fait que tu n’es pas une petite fille, tantôt tu te revendiques comme telle. Il y a une chose que je serais curieuse de savoir : comment te vois-tu réellement ? Comme une adulte ou comme une enfant ? Ou les deux ? Ou ni l’une ni l’autre ?
Je prends une voix aussi neutre qu’elle pour répondre :
– Je ne vois pas de raison de vous fournir cette information.
J’entends un petit bruit ; c’est Peter qui se couvre la bouche pour étouffer un rire. Jeanine lui jette un regard noir et son rire se transforme aussitôt en crise de toux.
– La moquerie est une réaction puérile, Beatrice. Cela ne te sied guère.
– La moquerie est une réaction puérile, Beatrice, répété-je comme un perroquet. Cela ne te sied guère.
– Le sérum, réclame Jeanine.
Peter s’avance, fourrage dans une boîte noire posée sur le bureau, en sort une seringue déjà munie d’une aiguille.
Il s’approche de moi et je tends une main.
– Vous permettez ?
D’un regard, il quête l’accord de Jeanine, qui le lui donne.
Je saisis la seringue et j’enfonce l’aiguille dans mon cou en appuyant sur le piston. Jeanine tape sur un bouton, et tout bascule dans l’obscurité.
***
Ma mère est debout dans l’allée centrale du bus, le bras tendu au-dessus de sa tête pour se tenir à la barre. Son visage est tourné non vers les gens assis autour de moi, mais vers la ville qu’on traverse en cahotant. Des rides creusent son front et les contours de sa bouche quand elle fronce les sourcils.
– Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandé-je.
– Il y a tant à faire, me dit-elle en désignant la ville par la fenêtre. Et nous sommes si peu nombreux.
Elle n’a pas besoin de me préciser de quoi elle parle. Dehors, les monceaux d’ordures s’étendent à perte de vue. On passe devant un bâtiment en ruine. Les ruelles sont jonchées de tessons de verre. Je me demande ce qui a causé toute cette destruction.
– Où est-ce qu’on va ?
Ma mère me sourit et je découvre de nouvelles rides autour de ses yeux.
– On va au siège des Érudits.
Je ne comprends pas. Depuis que je suis petite, on a toujours évité cet endroit. Mon père disait que même l’air qu’on y respirait était nocif.
– Pourquoi ?
– Ils vont nous aider.
D’où vient ce pincement au ventre quand je pense à mon père ? Je me représente son visage, marqué par une vie entière de frustrations causées par le monde qui l’entoure, et ses cheveux coupés court à la mode des Altruistes. Et j’éprouve le même creux à l’estomac que quand je suis restée trop longtemps sans manger.
– Il est arrivé quelque chose à papa ?
– Non, répond ma mère en secouant la tête. Pourquoi cette question ?
– Je ne sais pas.
Je n’ai pas cette angoisse au ventre quand je regarde ma mère. En revanche, j’ai le sentiment que je dois graver dans ma mémoire chaque seconde passée ainsi à quelques centimètres d’elle. Comme si ma mère n’était pas permanente.
Le bus s’arrête et les portes s’ouvrent en grinçant. Je suis ma mère vers la sortie. Comme elle est plus grande, j’ai les yeux au niveau de ses épaules, à la base de son cou. Elle paraît fragile, mais c’est une apparence trompeuse.
Je pose les pieds sur le trottoir et des débris de verre crissent sous mes semelles. Ils sont bleus et, à en juger par les trous dans l’immeuble qui se dresse sur ma droite, proviennent des vitres.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? demandé-je à ma mère.
– C’est la guerre. Précisément ce qu’on avait pris tant de peine à éviter.
– Et les Érudits vont nous aider… comment ?
– J’ai bien peur que les vitupérations de ton père contre les Érudits ne t’aient donné une fausse opinion d’eux, me dit-elle doucement. D’accord, ils ont commis des erreurs, mais ils ne sont ni tout noirs ni tout blancs. Ils sont un mélange des deux, comme tout le monde. Que deviendrait-on sans leurs médecins, leurs chercheurs, leurs enseignants ?
Elle passe une main dans mes cheveux pour les lisser.
– Essaie de t’en souvenir, Beatrice.
– Promis.
On continue à marcher, mais quelque chose dans son discours m’a déstabilisée. Est-ce ce qu’elle a dit sur mon père ? Non – il est toujours en train de se plaindre des Érudits. Est-ce ce qu’elle a dit sur eux ? Je saute par-dessus un gros tesson de verre. Non, ça ne peut pas être ça. Elle a raison là-dessus aussi. Tous mes professeurs étaient des Érudits, de même que le médecin qui lui a remis le bras en place quand elle se l’est cassé il y a quelques années.
C’est sa dernière phrase. « Essaie de t’en souvenir. » Comme si elle pensait qu’elle n’aurait plus l’occasion de me le rappeler ensuite.
Je sens un déclic dans ma tête. Il me semble que quelque chose qui était jusque-là resté fermé vient soudain de s’ouvrir.
– Maman ?
Elle tourne la tête vers moi. Une mèche de cheveux blonds s’échappe de son chignon et lui barre la joue.
– Je t’aime.
Je pointe le doigt vers ma gauche, et elle explose. Des particules de verre pleuvent sur nous.
Je ne veux pas me réveiller dans une salle au siège des Érudits. J’essaie de préserver le plus longtemps possible l’image de ma mère, avec ses cheveux sur sa pommette. Alors je garde les yeux fermés, même après la fin de la simulation. Et je les rouvre seulement quand je ne vois plus rien d’autre que le rouge de mes paupières.
– Vous allez devoir faire mieux que ça, dis-je à Jeanine.
– Ce n’était que le début.