– Parfait. T’as pile le look de la nana fleur bleue qui gratte le banjo, me dit Christina.
– C’est vrai ?
– Non. Pas du tout. Attends… je vais t’arranger ça, OK ?
Elle farfouille dans son sac, dont elle finit par extraire une trousse remplie de tubes et de boîtiers. Je sais que c’est du maquillage, mais je serais bien en peine de m’en servir.
On est venues se préparer dans la maison de mes parents. C’est le seul endroit qui me soit venu à l’esprit. Christina fouine à droite et à gauche sans aucun complexe – elle a déjà découvert deux livres de cours cachés derrière la commode, indices des penchants de Caleb pour la faction des Érudits.
– Corrige-moi si je me trompe : tu as quitté l’enceinte des Audacieux pour partir en guerre… en emportant ton maquillage ?
– Ouaip. Me suis dit que les autres auraient plus de mal à me tirer dessus si je les envoûtais par ma beauté ravageuse, lâche-t-elle en haussant un sourcil. Ne bouge plus.
Elle retire le bouchon d’un tube noir gros comme mon doigt, qui révèle un bâton rouge. Elle le passe sur ma bouche et tapote mes lèvres jusqu’à ce qu’elles soient entièrement colorées. Je le sens quand je me les mords.
– Personne ne t’a jamais parlé du miracle de l’épilation des sourcils ? me demande-t-elle en brandissant une pince à épiler.
– Ôte ça de ma vue.
– Très bien, soupire-t-elle. Je te mettrais bien un peu de mon blush sur les joues, mais je suis quasi sûre qu’il ne t’ira pas.
– C’est dingue, ça ! Alors qu’on a pratiquement le même teint !
– Ha, ha.
Un quart d’heure plus tard, je sors de la maison avec une robe rouge vif de Fraternelle, la bouche assortie et les cils recourbés au mascara. Ainsi qu’un couteau attaché contre la face interne du genou. Tout ça se tient parfaitement.
De son côté, Christina a préféré du jaune, qui prend une intensité lumineuse sur sa peau mate.
– Où est-ce qu’on doit retrouver Marcus le Destructeur de Vies ? me demande-t-elle.
Je ris.
– Derrière le siège des Altruistes.
On descend la rue à la nuit tombante. Tout le monde doit être en train de dîner – j’ai bien calculé –, mais au cas où on croiserait quelqu’un, on porte des vestes noires pour cacher nos tenues de Fraternelles. Par habitude, j’évite d’un bond un nid-de-poule dans la chaussée.
– Où vous allez, toutes les deux ?
C’est Peter, campé sur le trottoir derrière nous. Je me demande depuis combien de temps il est là.
– Tu n’es pas en train de dîner avec ton groupe d’attaque ? demandé-je.
– Je ne participe pas, répond-il en désignant son bras, celui sur lequel j’ai tiré. Je suis blessé.
– Mais bien sûr ! rétorque Christina.
Les yeux verts de Peter luisent dans le noir.
– D’accord. Je n’ai pas envie d’aller me battre au milieu d’un gang de sans-faction, admet-il. Je préfère rester ici.
– Comme un lâche, complète Christina d’un air de dégoût. En laissant les autres se salir les mains.
– Exactement ! lance-t-il dans une exclamation joyeuse. Éclatez-vous bien à vous faire descendre !
Il traverse la rue en sifflotant et s’éloigne.
– Ouf, diversion réussie, dit Christina. Il n’a même pas redemandé où on allait.
– Ouais, cool.
Je m’éclaircis la gorge.
– Dis donc, ce plan. Il est un peu débile, non ?
– Il n’est pas débile.
– Franchement, Christina. C’est débile de faire confiance à Marcus. C’est débile de vouloir franchir le barrage des traîtres Audacieux à la Clôture. C’est débile de s’opposer aux Audacieux et aux sans-faction. Combiner les trois… ça atteint un degré de débilité rarement observé dans l’histoire de l’humanité.
– Malheureusement, c’est le meilleur plan qu’on ait, observe-t-elle. Si on veut que tout le monde sache la vérité.
Je lui ai fait confiance pour se charger de cette mission avant d’aller me livrer à Jeanine ; ça me paraîtrait absurde de ne plus lui accorder cette confiance maintenant. J’avais peur qu’elle refuse de me suivre, mais c’était oublier ses origines : elle a grandi chez les Sincères. Et les Sincères font passer la quête de la vérité en premier. Certes, elle est devenue une Audacieuse, mais si j’ai appris une chose dans tout ça, c’est qu’on ne peut jamais totalement renier notre faction d’origine.
– Alors c’est ici que tu as grandi, me dit-elle. Tu t’y plaisais ?
Elle fait une pause, fronce les sourcils et reprend :
– J’imagine que non, ou tu ne serais pas partie.
Le soleil plonge vers l’horizon. Autrefois, je n’aimais pas la lumière du soir, parce qu’elle rendait le secteur Altruiste encore plus monochrome. Alors qu’aujourd’hui, je trouve ce gris uniforme plutôt rassurant.
– Il y avait des aspects que j’aimais bien et d’autres que je détestais, dis-je. Il y a aussi des choses dont je n’ai compris la valeur qu’après les avoir perdues.
On arrive devant le cube en béton du siège des Altruistes, identique à tous les autres bâtiments du secteur. J’adorerais aller respirer l’odeur du vieux bois dans la salle de réunion, mais on est pressées.
On se glisse dans une ruelle latérale pour rejoindre l’arrière, où Marcus est censé nous attendre.
Un pick-up bleu ciel est à l’arrêt, moteur allumé. Marcus est au volant. Je laisse Christina passer devant moi pour qu’elle prenne la place du milieu. Je préfère éviter autant que possible de m’asseoir à côté de lui. J’ai le sentiment un peu bizarre que si je continue à le haïr pendant que je coopère avec lui, ça atténuera ma trahison envers Tobias.
« Tu n’as pas le choix, me répété-je. C’est le seul moyen. »
Avec cette pensée en tête, je claque la portière et je cherche la ceinture de sécurité. Je ne trouve qu’une extrémité élimée et une boucle cassée.
– Où avez-vous déniché ce tas de ferraille ? demande Christina.
– Je l’ai piqué aux sans-faction, répond Marcus. Ils les réparent. J’ai eu un mal de chien à le faire démarrer. Vous feriez mieux de vous débarrasser de vos vestes, les filles.
Je les roule en boule et les balance par la vitre à moitié baissée. Marcus enclenche la première en faisant grincer la boîte de vitesse. Je m’attends presque à ce qu’on reste sur place quand il appuie sur l’accélérateur, mais la voiture se met en branle.
D’après mes souvenirs, il faut environ une heure pour se rendre du secteur Altruiste au siège des Fraternels, et la route exige des qualités de conducteur chevronné. Marcus s’engage sur l’un des axes principaux et donne un coup d’accélérateur. Une secousse nous projette en avant, tandis que le pick-up évite de peu un trou béant dans la chaussée. Je me retiens au tableau de bord.
– Détends-toi, Beatrice, me dit Marcus. J’ai déjà conduit une voiture.
– J’ai déjà fait des tas de trucs, moi aussi, mais ce n’est pas pour autant que je les fais bien !
Marcus sourit et nous déporte vivement sur la gauche pour contourner un feu de signalisation tombé sur la chaussée. Christina lance un cri joyeux alors qu’on tressaute sur de nouveaux débris. Elle a l’air de s’amuser comme une folle.
– Débile, tu disais ? lance-t-elle assez fort pour couvrir le bruit du vent qui s’engouffre dans la cabine.
Je m’agrippe à mon siège en essayant de ne pas penser à ce que j’ai mangé ce soir.
Lorsqu’on arrive à la Clôture, les Audacieux se dressent dans la lumière de nos phares, nous barrant le passage. Leurs brassards bleus tranchent sur le noir de leurs vêtements. J’essaie de prendre un air souriant. Je ne les convaincrai pas que je suis une Fraternelle si je fais une tête d’enterrement.
Un homme à la peau sombre s’approche de la vitre de Marcus, pistolet à la main. Il braque une lampe torche sur son visage, puis sur Christina et enfin sur moi. Je plisse les yeux en me forçant à sourire, comme si ça ne me gênait pas le moins du monde qu’on m’aveugle avec une lampe en pointant une arme sur ma tête.
Les Fraternels doivent avoir le cerveau dérangé s’ils arrivent vraiment à penser de cette manière. À moins que ça ne soit à cause de ce qu’ils mettent dans leur pain.
– Vous pouvez m’expliquer ce que fait un Altruiste dans un pick-up avec deux Fraternelles ? demande le garde.
– Ces deux filles se sont portées volontaires pour livrer des vivres en ville, répond Marcus. Et je me suis porté volontaire pour les escorter, par sécurité.
– En plus, on ne sait pas conduire, ajoute Christina avec un grand sourire. Mon père a essayé de m’apprendre, il y a des années, mais je confondais toujours la pédale de frein avec l’accélérateur, vous voyez d’ici la cata ! En tout cas, Joshua est super sympa d’avoir proposé de nous emmener, parce qu’autrement, on aurait mis une éternité, et les caisses sont super lourdes…
L’Audacieux l’arrête d’une main.
– Ça va, j’ai compris.
– Bien sûr, désolée, glousse-t-elle. Je voulais juste vous expliquer parce que vous aviez l’air un peu perdu, ce qui se comprend, vu que ça ne doit pas être si souvent que vous tombez sur…
– Oui, oui, fait le garde. Et vous comptez retourner bientôt en ville ?
– Pas dans l’immédiat, répond Marcus.
– Très bien. Vous pouvez y aller.
Le garde fait signe à ses collègues Audacieux. L’un d’eux tape un code et le portail s’ouvre en coulissant.
Marcus passe en saluant le garde d’un signe de tête et continue sur le chemin plein d’ornières qui mène chez les Fraternels. Nos phares éclairent des traces de pneus, des herbes folles et des insectes qui tourbillonnent. Des lucioles clignotent dans le noir derrière ma vitre, au même rythme qu’un cœur qui bat.
Marcus se tourne vers Christina.
– Qu’est-ce que c’était que ce cinéma ? s’exclame-t-il.
– S’il y a un truc que les Audacieux ne supportent pas, c’est les jacasseries sans fin des Fraternels, réplique-t-elle en haussant les épaules. Je me suis dit que si je lui tapais sur les nerfs, il se dépêcherait de se débarrasser de nous.
Je souris de toutes mes dents et lui glisse :
– Tu es un génie.
– Je sais, je sais.
Elle secoue la tête comme pour rejeter une mèche de cheveux par-dessus son épaule, sauf qu’il lui manque la longueur requise.
– Juste un détail, reprend Marcus. Joshua n’est pas un prénom d’Altruiste.
– On s’en fiche. Personne ne fait la différence…
Je distingue devant nous la lueur du siège des Fraternels, l’amas familier des constructions en bois nichées autour de la serre. On traverse le verger. L’air sent la terre tiède.
Je revois ma mère qui lève le bras pour cueillir une pomme ici même, il y a des années, un été où nous étions venus aider les Fraternels pour la cueillette. J’ai un pincement au cœur, mais ce souvenir ne me submerge plus comme il y a quelques semaines. Peut-être parce que j’accomplis cette mission pour l’honorer. Ou parce que je redoute trop les moments à venir pour qu’il y ait vraiment de la place pour le chagrin. En tout cas, quelque chose a changé.
Marcus gare le pick-up derrière l’un des dortoirs. Je m’aperçois seulement maintenant qu’il n’y a pas de clé sur le contact.
– Comment avez-vous fait pour démarrer ? lui demandé-je.
– Mon père m’a montré pas mal de choses en mécanique et en informatique. Et j’ai transmis ces connaissances à mon fils. Tu t’imaginais qu’il avait appris tout seul à se servir d’un ordinateur ?
– À vrai dire, oui.
Je descends du pick-up. L’herbe me chatouille les orteils et l’arrière des mollets. Christina hume l’air à pleins poumons.
– C’est dingue ce que c’est différent ici. On pourrait presque oublier ce qui se passe là-bas, dit-elle en désignant du pouce la direction de la ville.
– Ils l’oublient souvent, commenté-je.
– Mais eux, ils savent ce qu’il y a au-delà de la ville ? reprend-elle.
– Ils en savent à peu près autant que les gardes Audacieux, répond Marcus : que le monde extérieur est inconnu et potentiellement dangereux.
– Comment êtes-vous au courant de ce qu’ils savent ? demandé-je.
– Parce que c’est ce que nous leur avons dit, réplique-t-il avant de se diriger vers la serre.
Après avoir échangé un coup d’œil, on le rattrape au petit trot.
– Vous pouvez être plus clair ? insisté-je.
– Lorsqu’on détient la totalité des informations, on doit déterminer quelle part il est utile de communiquer aux autres. Les leaders Altruistes ont dit aux Fraternels ce qu’ils avaient à leur dire… Bon, j’espère que Johanna n’a pas changé ses habitudes. Normalement, à cette heure-ci, elle se trouve dans la serre.
Il ouvre la porte. À l’intérieur, l’air est aussi dense que la dernière fois, mais brumeux, aussi. L’humidité me rafraîchit les joues.
– Wouah, souffle Christina.
L’endroit n’est éclairé que par le clair de lune, et la végétation se confond avec les structures fabriquées par les hommes. Des feuilles me frôlent le visage tandis que je fais le tour de la serre. Puis je vois Johanna, accroupie devant un arbuste, un bol à la main, en train de cueillir ce qui doit être des framboises. Ses cheveux attachés laissent voir sa cicatrice.
– Je ne pensais pas te revoir ici, Beatrice, me dit-elle.
– Parce que je suis censée être morte, peut-être ?
– Je m’attends souvent à ce que ceux qui vivent avec des armes meurent par les armes, me répond-elle. De cette manière, je ne peux avoir que de bonnes surprises.
Elle pose le bol en équilibre sur son genou et lève les yeux vers moi.
– Mais je n’ai pas la naïveté de croire que tu es revenue pour le plaisir.
– Non, en effet.
– Bien, dit-elle en se levant. Dans ce cas, allons discuter.
Elle nous emmène au centre de la serre, là où les Fraternels tiennent leurs réunions. On s’assied sur de grosses racines et elle me tend le bol de framboises, que je passe à Christina après m’être servie.
– Johanna, je te présente Christina, intervient Marcus. Une Audacieuse native des Sincères.
– Bienvenue chez les Fraternels, Christina, dit Johanna avec un sourire de connivence.
Ça paraît étrange que deux personnes nées chez les Sincères se retrouvent dans des univers aussi différents que ceux des Audacieux et des Fraternels.
– Alors, Marcus, reprend Johanna, qu’est-ce qui vous amène ?
– Je crois que c’est à Beatrice qu’il revient de te l’expliquer. Je ne suis que le chauffeur dans cette affaire.
Elle reporte docilement son attention sur moi, mais je vois à son air réservé qu’elle aurait préféré parler avec Marcus. Elle s’en défendrait si je lui posais la question, mais je suis presque sûre que Johanna Reyes me déteste.
– Bon… commencé-je. Les choses se gâtent.
Pas l’introduction la plus accrocheuse. J’essuie mes mains moites sur ma jupe.
Puis les mots se déversent, sans finesse ni sophistication. J’explique que les Audacieux se sont alliés aux sans-faction et qu’ils s’apprêtent à éliminer les Érudits, nous privant de l’une des deux factions essentielles. Je lui apprends qu’il y a dans l’enceinte des Érudits, outre toutes les connaissances qu’ils détiennent, des informations de première importance qu’il est vital de récupérer. Quand j’ai fini, je m’aperçois que je ne lui ai pas expliqué en quoi tout cela les concernait, elle et sa faction, mais je ne sais pas comment lui présenter les choses.
– Je suis un peu perdue, Beatrice, déclare-t-elle. Qu’attendez-vous de nous au juste ?
– Je ne suis pas venue vous demander votre aide. Mais je devais vous avertir que beaucoup de gens vont bientôt mourir. Et je sais que vous n’êtes pas le genre de femme à rester les bras croisés devant une telle situation, même si une partie de vos membres choisit de ne pas s’en mêler.
Elle baisse la tête et le rictus qui lui tord la bouche me montre que je ne me suis pas trompée.
– Je voulais aussi vous demander la permission de parler aux Érudits qui se sont réfugiés chez vous, continué-je. Je sais qu’ils se cachent, mais j’aurais besoin de les voir.
– Et que comptes-tu faire ? demande-t-elle.
– Les tuer, répliqué-je en levant les yeux au ciel.
– Ce n’est pas drôle.
Je soupire.
– Désolée. J’ai besoin d’informations. Rien de plus.
– Dans ce cas, il te faudra attendre demain, répond Johanna. Vous pouvez passer la nuit ici.
***
Je m’endors dès que ma tête se pose sur l’oreiller, mais je me réveille plus tôt que prévu. À la lueur qui pointe à l’horizon, le soleil va bientôt se lever.
Christina dort le visage enfoui dans le matelas, son oreiller sur la tête. Une lampe est posée sur une commode entre nos deux lits. Un miroir est suspendu un peu de travers sur le mur de gauche ; un accessoire banal, sauf chez les Altruistes. Je tressaille chaque fois que j’en vois un à découvert.
Je me lève en faisant craquer les lattes du plancher et m’habille sans me soucier du bruit que je fais ; cinq cents Audacieux tapant du pied ne réveilleraient pas Christina lorsqu’elle dort profondément, alors qu’un Érudit peut la tirer du sommeil d’un simple murmure. Elle a des côtés bizarres.
Je sors au moment où le soleil apparaît entre les branches des arbres, et je vois un petit groupe de Fraternels assemblé près du verger. Je m’approche, intriguée.
Ils forment un cercle en se tenant par la main. La moitié d’entre eux sont des adultes, l’autre, des adolescents de treize ou quatorze ans. La plus âgée, une femme aux cheveux gris tressés, prend la parole.
– Nous croyons en Dieu qui donne la paix et la chérit, dit-elle. De même, nous nous donnons la paix et la chérissons.
Je ne prendrais pas cela pour une incitation, mais visiblement, les Fraternels, si. Chacun va se poster devant un autre membre du cercle et lui prend les mains. Une fois toutes les paires constituées, ils restent ainsi plusieurs secondes, les yeux dans les yeux. Certains marmonnent quelques mots, d’autres sourient, d’autres encore, immobiles, gardent le silence. Puis ils se séparent et recommencent avec quelqu’un d’autre.
C’est la première fois que j’assiste à une cérémonie religieuse Fraternelle. Je ne connais que la religion de la faction de mes parents, à laquelle une partie de moi continue à s’accrocher, tandis que l’autre la rejette comme une croyance ridicule – les prières avant le dîner, les poèmes sur un Dieu altruiste. Ici, c’est différent, empreint de mystère.
– Joins-toi à nous, me propose la femme aux cheveux gris.
Je mets quelques secondes à comprendre qu’elle s’adresse à moi. Elle me fait signe en souriant.
– Oh, non, dis-je. J’étais juste…
– Viens.
Je ne vois pas d’autre choix que de m’approcher pour entrer dans leur cercle.
Elle me prend la main. La peau de ses doigts est sèche et rugueuse et ses yeux cherchent les miens avec insistance, tandis que j’ai du mal à croiser son regard.
Quand je le fais enfin, l’effet est immédiat et étrange. Je reste immobile et tout en moi est immobile, comme soudain alourdi, mais ce poids n’est pas désagréable. Les yeux de la femme sont d’un brun uniforme, et son regard fixe.
– Que la paix de Dieu soit avec toi, même au milieu de la tempête, dit-elle d’une voix grave.
– Pourquoi serait-elle avec moi ? murmuré-je, pour ne pas être entendue des autres. Après tout ce que j’ai fait…
– Cela ne dépend pas de toi. C’est un cadeau. Il ne se mérite pas, ou ce ne serait plus un cadeau.
Elle me lâche pour se diriger vers quelqu’un d’autre et je reste seule, la main tendue. Un Fraternel s’approche pour prendre sa place, mais je m’extrais du groupe, d’abord en marchant, puis au pas de course.
Je traverse le verger à toute vitesse et ne m’arrête que quand mes poumons sont en feu.
J’appuie mon front sur l’écorce de l’arbre le plus proche, qui m’érafle la peau, et je ravale mes larmes.
Plus tard dans la matinée, je me rends à la serre sous une pluie légère. Johanna a convoqué une réunion d’urgence. Je tâche de me faire la plus discrète possible en me tenant dans un coin de la salle, entre deux grosses plantes suspendues dans des solutions minérales. Je mets un moment à repérer Christina sur ma droite, vêtue de jaune Fraternel. Marcus est plus facile à localiser, debout à côté de Johanna sur les racines de l’arbre géant.
Johanna, les cheveux attachés, croise les mains devant elle. La blessure qui lui a laissé sa cicatrice a aussi abîmé son œil droit : sa pupille dilatée déborde de l’iris, et seul son œil gauche bouge lorsqu’elle scrute la foule.
Mêlés aux Fraternels, il y a aussi des hommes aux cheveux coupés ras et des femmes coiffées de chignons serrés qui doivent être des Altruistes, et quelques rangées de personnes arborant des lunettes qui doivent faire partie des Érudits. Je repère Cara parmi eux.
– J’ai reçu un message de la ville, annonce Johanna quand tout le monde s’est tu. Et je souhaite vous le communiquer.
Elle tire sur l’ourlet de sa jupe, puis serre ses mains croisées. Elle paraît tendue.
– Les Audacieux se sont alliés aux sans-faction, poursuit-elle. Ils ont prévu d’attaquer les Érudits après-demain. Ces combats seront menés, non contre l’armée mixte des Érudits et des Audacieux, mais contre des Érudits innocents, et pour détruire le savoir qui leur a coûté tant de travail.
Elle baisse la tête, inspire profondément et reprend :
– Je sais que nous ne reconnaissons pas de leader et que rien ne m’autorise à m’adresser à vous en tant que telle. J’espère que vous me pardonnerez si je vous demande cette fois-ci de reconsidérer notre décision de neutralité.
Des murmures s’élèvent ; des murmures doux comme des oiseaux qui s’envolent d’une branche, sans rien de commun avec des murmures d’Audacieux.
– Quelles que soient nos relations avec les Érudits, nous sommes mieux placés que toute autre faction pour savoir à quel point leur rôle est essentiel dans notre société, reprend Johanna. Ils doivent être protégés contre un massacre gratuit, non seulement parce que ce sont des êtres humains, mais aussi parce que notre survie dépend de la leur. Je propose une marche pacifique et neutre sur la ville, afin de tenter d’infléchir l’extrême violence qui ne manquera pas de se déchaîner. Merci d’en discuter entre vous.
La pluie opacifie les panneaux de verre du toit. Johanna s’assied sur une racine pour attendre le résultat des débats. Mais contrairement à la dernière fois, tout se déroule dans un calme un peu glaçant.
Des chuchotements, presque aussi indistincts que le bruit de la pluie, se muent peu à peu en bribes de phrases audibles. Quelques voix s’élèvent bientôt au-dessus des autres, sans pour autant crier.
Chacun de ces éclats me fait l’effet d’une décharge électrique. J’ai assisté à bon nombre d’échanges houleux dans ma vie, surtout ces deux derniers mois, mais aucun ne m’a jamais autant effrayée que celui-ci. Les Fraternels ne sont pas censés se disputer.
Décidant de ne pas attendre plus longtemps, je contourne la zone de réunion, me faufilant entre les gens restés assis et ceux qui se sont levés. Certains me dévisagent ; j’ai beau porter une robe rouge, mes tatouages sur la clavicule se voient plus que jamais, même de loin.
Je m’arrête près de la rangée d’Érudits. À mon approche, Cara se lève en croisant les bras.
– Qu’est-ce que tu fais ici ? me demande-t-elle.
– Je suis venue prévenir Johanna de ce qui se passait. Et demander de l’aide.
– À moi ? Mais pourquoi…
– Pas à toi en particulier, dis-je, en évitant de penser à la remarque qu’elle a faite sur mon nez. À vous tous. J’ai un plan pour sauvegarder une partie des données de votre faction, mais j’ai besoin de vous pour ça.
– En fait, déclare Christina en surgissant derrière mon épaule gauche, on a un plan.
Cara nous regarde l’une après l’autre avant de reposer les yeux sur moi.
– Tu veux aider les Érudits ? s’exclame-t-elle. Toi ? J’ai du mal à comprendre.
– Tu étais bien prête à aider les Audacieux, répliqué-je. Tu crois être la seule à ne pas suivre aveuglément les consignes de ta faction ?
– Remarque, ça colle avec ton schéma de comportement, reprend-elle. Ce n’est pas ton genre de te laisser arrêter par ce qui barre ton chemin.
Ma gorge se noue, tout à coup. Elle ressemble tellement à son frère, jusqu’au petit pli entre les sourcils et aux mèches plus sombres dans ses cheveux blonds.
– Cara, intervient Christina. Tu vas nous aider, oui ou non ?
– Évidemment, soupira Cara. Mais je ne suis pas sûre que les autres me suivent. Rendez-vous au dortoir des Érudits après la réunion. Vous m’expliquerez votre plan.
***
La réunion se poursuit encore une heure. Entre-temps, la pluie a cessé, bien que les gouttes continuent à couler sur les vitres et du toit. Assises contre un mur, Christina et moi jouons à pierre-feuille-ciseaux. Elle gagne à tous les coups.
Enfin, Johanna et ceux qui ont pris le rôle de leaders dans la discussion s’alignent sur les racines. Elle a la tête baissée et cette fois, ses cheveux masquent son visage. Elle est censée nous informer de l’issue des débats, mais elle reste là, bras croisés, à pianoter des doigts sur ses coudes.
– Qu’est-ce qui se passe ? demande Christina.
Johanna relève enfin la tête.
– Nous avons clairement eu des difficultés à aboutir à un accord. Mais vous vous êtes prononcés en majorité pour le maintien de notre politique de non-intervention.
Que les Fraternels décident ou non de marcher sur la ville ne change pas grand-chose pour moi. Mais j’avais commencé à espérer qu’ils n’étaient pas tous des lâches et, à mes yeux, leur décision ressemble à de la lâcheté. Je me laisse aller en arrière, le dos contre la paroi de verre.
– Je ne souhaite pas encourager la division au sein de notre communauté, qui m’a tant apporté, poursuit Johanna. Toutefois, ma conscience m’oblige à aller à l’encontre de cette décision. Quiconque se sent poussé par sa conscience sera le bienvenu à mes côtés pour marcher sur la ville.
D’abord, comme tous les autres, je ne suis pas sûre de comprendre ce qu’elle vient de dire. Elle penche la tête de telle sorte que sa cicatrice soit bien visible avant d’ajouter :
– Je sais que cela implique mon départ des Fraternels. Mais sachez que si je vous quitte, je le fais avec amour, et sans rancœur.
Johanna s’incline devant la foule, glisse ses cheveux derrière ses oreilles et se dirige vers la sortie. Quelques Fraternels se lèvent gauchement, puis d’autres, puis c’est toute l’assistance qui est debout, et quelques-uns – une minorité – sortent derrière elle.
– Ça, commente Christina, ce n’est pas du tout ce que j’avais prévu.