CHAPITRE QUARANTE-TROIS

Christina s’est repliée à l’intérieur. Personne ne bouge.

– Je ne voudrais pas paraître sans cœur, dit enfin Marcus, mais on doit filer avant que les Audacieux et les sans-faction ne pénètrent dans l’immeuble. S’ils ne l’ont pas déjà fait.

J’entends des petits bruits contre la vitre et je me retourne d’un bloc, m’imaginant l’espace d’une seconde que c’est Fernando qui essaie d’entrer. Mais ce n’est que la pluie.

On sort des toilettes derrière Cara. À partir de maintenant, c’est elle qui nous guide. C’est celle qui connaît le mieux les lieux. Christina lui emboîte le pas, suivie de Marcus, et je ferme la marche. On se retrouve dans un couloir strictement identique à tous les autres ici : clair, luisant, stérile.

Mais il y a plus d’animation dans celui-ci que je n’en ai jamais vu chez les Érudits. Des gens en bleu courent dans les deux sens, seuls ou en groupes, en se criant des informations : « Ils sont devant les portes ! », « Prenez les escaliers, ils ont neutralisé les ascenseurs ! »…

C’est seulement là, au milieu du chaos, que je m’aperçois que j’ai oublié le dispositif paralysant aux toilettes. Me voilà de nouveau sans arme.

Des traîtres Audacieux nous dépassent en courant, moins affolés toutefois que les Érudits. Je me demande ce que Johanna, les Fraternels et les Altruistes sont en train de faire dans cette tourmente. S’occupent-ils des blessés ? Ou se dressent-ils entre les pistolets des Audacieux loyaux et les Érudits innocents, pour recevoir les balles au nom de la paix ?

Je frémis. Cara nous conduit jusqu’à un escalier de secours dans lequel on monte une, deux, trois volées de marches, au milieu d’un groupe d’Érudits terrifiés. Puis, en serrant son arme contre sa poitrine, Cara pousse une porte d’un coup d’épaule et on débouche sur un palier.

Je reconnais cet étage.

C’est « mon » étage.

Mon cerveau s’engourdit. J’ai failli mourir ici. J’ai souhaité y mourir.

Je ralentis malgré moi, en me laissant distancer. Même au milieu de tous ces gens qui courent autour de moi, impossible de sortir de ma torpeur. Marcus me crie quelque chose, mais sa voix me parvient étouffée. Christina revient sur ses pas, me saisit par le bras et m’entraîne vers la salle de contrôle A.

La pièce est équipée de rangées d’ordinateurs, mais l’espèce de voile qui me recouvre les yeux m’empêche de les voir vraiment. Je cligne des paupières. Marcus et Cara s’asseyent chacun devant un moniteur, s’apprêtant à envoyer les données informatiques des Érudits à toutes les autres factions.

Derrière moi, la porte s’ouvre.

Et j’entends la voix de Caleb qui demande :

– Qu’est-ce que vous faites là ?

 

***

 

Cette voix me sort de ma transe. Je me retourne et mes yeux tombent sur le pistolet de mon frère.

Il a les yeux de ma mère, d’un vert sourd, presque gris, bien que le bleu de sa chemise les rende plus lumineux.

– Caleb, dis-je, tu te rends compte de ce que tu fais ?

– Je viens vous arrêter, quoi que vous soyez venus faire !

Sa voix tremble et son arme oscille dans sa main.

– On est venus récupérer les données des Érudits que les sans-faction veulent détruire. Je ne pense pas que tu aies intérêt à nous en empêcher.

– Tu mens, réplique-t-il.

Il désigne Marcus d’un coup de menton.

– Vous ne l’auriez pas amené si vous ne cherchiez pas autre chose. Quelque chose qui compte plus pour lui que toutes les données des Érudits !

– Jeanine t’en a parlé ? lui demande Marcus. Elle en a parlé à un gamin ?

– Pas au début, admet Caleb. Mais elle voulait que je puisse choisir mon camp en connaissance de cause !

– Ce qu’elle a peut-être omis de te préciser, répond Marcus, c’est que la réalité la terrifiait, alors que les Altruistes, eux, l’assumaient. Ils l’assument toujours. Et ta sœur aussi, à son crédit.

Je serre les dents. Même ses compliments me donnent envie de le gifler.

Caleb reporte les yeux sur moi.

– Ma sœur, dit-il doucement, ne sait pas dans quoi elle a mis les pieds. Elle ne sait pas ce que vous voulez montrer à tout le monde ; ni que ça va tout détruire !

– On est tous là au service d’une cause ! crie presque Marcus. On a accompli notre mission et il est temps pour nous de faire ce qu’on nous a envoyés faire !

J’ignore quelle est cette cause ou cette mission qu’il évoque, mais Caleb a l’air de comprendre.

– Nous, on ne nous a pas envoyés ici, riposte Caleb. Nous n’avons de responsabilité qu’envers nous-mêmes et personne d’autre.

– C’est précisément le genre de philosophie égocentrique qu’on peut attendre de la part de ceux qui côtoient Jeanine Matthews depuis trop longtemps. Vous tenez tellement à votre petit confort que cet égocentrisme vous prive de toute humanité !

La suite ne m’intéresse pas. Pendant que Caleb toise Marcus, je me retourne pour lui décocher un coup de pied dans le poignet. Sous l’impact, Caleb lâche son arme, que j’écarte du bout du pied.

– Tu dois me faire confiance, Beatrice, me dit-il, le menton tremblant.

– Alors que tu as aidé Jeanine à me torturer ? Alors que tu allais la laisser me tuer ?

– Je ne l’ai pas aidée à…

– Tu n’as pas levé le petit doigt pour l’en empêcher ! Tu étais , et tu t’es contenté de regarder…

– Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Qu’est-ce que…

– Tu aurais pu essayer ! Quitte à échouer, parce que je suis ta sœur et que tu m’aimes ! Mais tu n’es qu’un lâche !

J’ai crié si fort que mes joues sont en feu et que des larmes me montent aux yeux.

Je m’interromps pour reprendre ma respiration. Le seul bruit dans la pièce est le cliquetis des touches du clavier de Cara. Caleb reste sans réaction. Son air implorant disparaît peu à peu, remplacé par un regard fixe.

– Ce n’est pas ici que vous trouverez ce que vous cherchez, affirme-t-il. Elle ne garderait pas des dossiers aussi importants sur des ordinateurs collectifs. Ce serait irrationnel.

– Donc, elle ne les a pas détruits ? s’enquiert Marcus.

Caleb fait non de la tête.

– Elle est contre la destruction des informations. Elle préfère les maîtriser.

– Dieu merci, murmure Marcus. Où les garde-t-elle ?

– Je ne vous le dirai pas.

– Je crois que je le sais, déclaré-je.

Si ces informations n’ont pas été conservées sur un ordinateur collectif, c’est que Jeanine les stocke sur un ordinateur personnel, soit dans son bureau, soit dans le laboratoire dont Tori m’a parlé.

Caleb évite mon regard.

Marcus ramasse le pistolet de mon frère en le prenant par le canon. Puis il balaye l’air de son bras et le frappe d’un coup de crosse sous la mâchoire. Caleb s’effondre, les yeux révulsés.

Je préfère ne pas savoir où Marcus a appris ce genre de geste.

– On ne pouvait pas le laisser filer prévenir tout le monde, explique-t-il. Allons-y. Cara, tu peux t’occuper du reste ?

Elle acquiesce d’un hochement de tête sans relever les yeux de son écran. Le cœur au bord des lèvres, je sors de la salle de contrôle derrière Marcus et Christina.

 

***

 

Le couloir a été déserté. Les Érudits n’ont laissé derrière eux que des bouts de papier et des traces de pas sur le carrelage. On se dirige au pas de course vers la cage d’escalier. Je fixe l’arrière du crâne de Marcus, dont on devine la forme sous sa coupe à ras.

En le regardant, je ne peux pas m’empêcher de voir sa ceinture qui s’abat sur Tobias et la crosse du pistolet qui percute la mâchoire de Caleb. Je me fiche qu’il l’ait attaqué – j’aurais pu le faire aussi. Mais que cet homme, qui sait très bien où frapper pour faire mal, se pavane dans le rôle de leader Altruiste rempli d’abnégation, ça, ça me met dans une colère noire, au point que ma vue se brouille.

L’idée que j’ai choisi son camp – plutôt que celui de Tobias – n’arrange rien.

– Pas la peine de me regarder comme ça, lâche Marcus en tournant à l’angle d’un couloir. Ton frère est un traître. Il méritait pire que ce que je lui ai fait.

Je le pousse contre le mur et la surprise l’empêche de réagir.

– Fermez-la ! crié-je. Vous savez que je vous hais ! À cause de ce que vous lui avez fait. Et je ne parle pas de Caleb !

J’approche mon visage du sien pour murmurer :

– Je n’irai pas jusqu’à vous tirer dessus. Mais croyez-moi, je n’ai aucune intention d’intervenir si quelqu’un d’autre essaie de le faire, et vous n’avez franchement pas intérêt à ce qu’on se fourre dans ce genre de situation.

Il me fixe d’un air indifférent. Je repars vers l’escalier, Christina sur les talons, Marcus quelques pas derrière.

– On va où ? me demande-t-elle.

– Puisque ce qu’on cherche ne se trouve pas sur un ordinateur collectif, on cherche un ordinateur personnel. À ma connaissance, Jeanine n’en a que deux, un dans son bureau et l’autre dans son labo.

– Et on commence par où ?

– D’après Tori, le labo de Jeanine est protégé par des mesures complètement dingues. Alors que son bureau, où je suis déjà allée, n’a vraiment rien de spécial.

– Donc, direction le labo, déduit Christina.

– Dernier étage.

Je pousse la porte de la cage d’escalier pour tomber sur un groupe d’Érudits, comprenant des enfants, en train de dévaler les marches à toute allure. Agrippée à la rampe, je joue des coudes à contre-courant de la foule, sans regarder les visages, comme s’il s’agissait d’une masse à écarter et non d’êtres humains.

Je m’attends à ce que le flot cesse, mais d’autres déboulent de l’étage supérieur dans un torrent continu de silhouettes nimbées d’une lumière bleuâtre. Par contraste, le blanc de leurs yeux luit comme des lampes. Leurs sanglots terrifiés résonnent à l’infini sur les murs de béton, tels les cris de démons aux prunelles phosphorescentes.

À l’approche du sixième étage, la foule devient plus clairsemée et, finalement, disparaît. Je me frotte les bras pour effacer le contact fantôme des cheveux, des peaux et des vêtements qui m’ont frôlée durant la montée. En levant la tête, je distingue le haut des marches.

Je distingue aussi le corps d’un garde dont le bras ballant dépasse d’une marche et, penché sur lui, un sans-faction avec un bandeau sur l’œil.

 

***

 

 

– Tiens, qui voilà ! lance Edward.

Il se tient sur le palier et moi en bas, sept marches en contrebas. Le garde Audacieux gît entre nous, les yeux vitreux, la poitrine marquée d’une tache sombre à l’endroit où la balle – tirée par Edward, probablement – l’a touché.

– Drôle de tenue pour quelqu’un qui prétend mépriser les Érudits. Je te croyais à la maison, à attendre que ton petit ami revienne en héros.

– Comme tu l’as peut-être compris, dis-je en montant une marche, ça ne faisait pas partie de mon programme.

L’éclairage bleuté projette des ombres au creux des pommettes d’Edward. Il glisse une main dans son dos.

S’il est là, c’est que Tobias est là-haut. Et que Jeanine est peut-être déjà morte.

Je sens la présence de Christina derrière moi ; j’entends son souffle.

– On va monter, annoncé-je à Edward en gravissant une deuxième marche.

– Ça, ça m’étonnerait, réplique-t-il en brandissant son arme.

Je me jette vers lui par-dessus le corps du garde. Edward fait feu, mais j’ai eu le temps de refermer les mains sur ses poignets et de faire dévier son tir.

Mes oreilles tintent. Je trébuche pour reprendre l’équilibre, le buste plié en avant.

Par-dessus ma tête, Christina balance son poing dans le nez d’Edward. Je perds l’équilibre et tombe à genoux en plantant mes ongles dans le poignet d’Edward. Il me repousse violemment sur le côté d’une torsion du bras et tire une deuxième fois, atteignant Christina à la jambe.

Elle pousse un cri étouffé, sort son arme et tire à son tour. La balle touche Edward au côté. Il crie, vacille en lâchant son pistolet et s’effondre sur moi. Je me cogne la tête contre les marches en ciment. Le bras du garde mort me rentre dans la colonne vertébrale.

Marcus ramasse le pistolet d’Edward et nous vise tous les deux.

– Debout, Tris. Et toi, dit-il à Edward, pas un geste.

Coincée entre Edward et le garde mort, je m’agrippe à tâtons à l’arête d’une marche pour me dégager. Edward s’assied de tout son poids sur le garde, les deux mains crispées sur son flanc.

– Ça va ? demandé-je à Christina.

– Heu… oui… répond-elle, le visage déformé par une grimace. La balle n’a pas touché l’os.

Je tends la main pour l’aider à se relever.

– Beatrice, m’arrête Marcus, on doit la laisser là.

– Comment ça, la laisser ? répété-je, choquée. On ne peut pas ! Il peut se passer n’importe quoi !

Marcus plante son index dans mon sternum.

– Écoute-moi, dit-il. Jeanine a dû se replier dans son labo dès les premiers signes de l’attaque. C’est l’endroit le plus sûr du bâtiment. D’une minute à l’autre, elle va décider que les Érudits sont perdus et qu’il vaut mieux effacer les données que de risquer de les abandonner entre les mauvaises mains. Et on aura fait tout ça pour rien.

Et j’aurai perdu tous ceux qui comptaient pour moi : mes parents, Caleb et Tobias, qui ne me pardonnera jamais d’avoir collaboré avec son père, encore moins si je ne peux pas prouver que c’était pour une bonne cause.

– On va laisser ton amie ici et continuer, sauf si tu préfères que j’y aille seul.

Il me souffle au visage une haleine acide.

– Il a raison, intervient Christina. On n’a pas le temps. Je vais rester ici et surveiller Edward.

J’accepte d’un hochement de tête. Marcus ôte son doigt de mon sternum, laissant un cercle douloureux sur ma peau. J’ouvre la porte en me massant pour dissiper la sensation. Avant de la franchir, je me retourne vers Christina qui se force à me sourire, une main appuyée sur sa cuisse.