La pièce suivante ressemble à une entrée : large et peu profonde, avec des murs, un plafond et du carrelage bleus.
Tout luit, mais je ne vois pas d’où provient la lumière.
Au début, je ne distingue pas de porte. Puis mes yeux s’accoutument à la luminosité et je découvre un rectangle dans le mur de gauche et un autre dans celui de droite. Deux portes.
– Il faut qu’on se sépare, dis-je. On n’a pas le temps de les essayer l’une après l’autre.
– Laquelle choisis-tu ?
– Celle de droite. Non, celle de gauche.
– Très bien. Je prends l’autre.
– Et si je trouve l’ordinateur, demandé-je, qu’est-ce que je dois chercher ?
– Si tu trouves l’ordinateur, tu trouveras Jeanine. Je suppose que tu connais différents moyens de la contraindre à faire ce que tu veux. Après tout, elle n’est pas immunisée contre la douleur.
Je hoche la tête et on se dirige au même rythme vers nos portes respectives. Il y a quelques instants, l’idée de m’éloigner de Marcus aurait été un soulagement. Mais le fait de devoir continuer seule me pèse, tout à coup. Et si je n’arrivais pas à franchir les mesures de sécurité que Jeanine a forcément mises en place contre les intrus ? Et si, une fois franchies ces défenses, je ne trouvais pas le bon dossier ?
Je pose la main sur la poignée. Il ne semble pas y avoir de verrou. Quand Tori parlait de mesures de sécurité démentielles, j’ai imaginé des scans visuels, des mots de passe, des verrous, mais jusqu’ici, tout est ouvert.
Pourquoi est-ce que cela m’inquiète ?
On échange un coup d’œil tandis que j’ouvre ma porte et Marcus la sienne. J’entre.
***
La pièce est du même bleu que le couloir, plus clair près des sources d’éclairage. La lumière irradie au centre de chaque panneau, au sol, aux murs et au plafond.
La porte se referme derrière moi et j’entends un bruit sourd, comme celui d’un verrou qui se met en place. J’appuie de nouveau sur la poignée en poussant de toutes mes forces, en vain. Je suis enfermée.
Depuis chaque angle de la pièce, de petites lumières perçantes comme des aiguilles se dirigent en faisceau vers moi. Même en fermant les paupières, je ne peux pas me protéger les yeux et je dois presser mes poings sur mes orbites.
« Beatrice Prior, deuxième génération, dit soudain une voix calme et féminine. Faction d’origine : Altruistes. Faction d’élection : Audacieux. Divergente confirmée. »
Comment la pièce sait-elle qui je suis ?
Et que signifie « deuxième génération » ?
« Statut : intruse. »
Entendant un déclic, j’écarte les poings pour voir si les lumières se sont éteintes. Non. Mais des jets de vapeur colorée sortent de trous dans le plafond. Par réflexe, je porte une main devant ma bouche. Au bout de quelques secondes, je suis environnée d’une brume bleuâtre. Puis je ne vois plus rien.
Je suis dans le noir, un noir si dense qu’en levant une main devant mon nez, je n’en distingue même pas les contours.
Je devrais avancer à la recherche d’une porte au fond de la pièce, mais j’ai peur de bouger – qui sait ce qui risquerait de m’arriver ?
Brusquement, les lumières se rallument et je suis dans la salle d’entraînement des Audacieux, dans le cercle de combat. J’ai tellement de souvenirs de ce cercle ; certains triomphants, comme celui de ma victoire sur Molly ; d’autres cuisants, comme celui du jour où Peter m’a frappée jusqu’à ce que je perde connaissance. Je hume l’air et je retrouve l’odeur familière de sueur et de poussière.
De l’autre côté du cercle, se découpe une porte qui ne devrait pas être là. Je fronce les sourcils.
« Intruse… », reprend la voix.
Elle ressemble maintenant à celle de Jeanine, mais c’est peut-être l’effet de mon imagination.
« … tu as cinq minutes pour atteindre la porte bleue avant que le poison n’envahisse la pièce. »
– Quoi ?
J’ai parfaitement compris. Du poison. Cinq minutes. Je ne devrais pas être étonnée : c’est l’œuvre de Jeanine, qui reflète parfaitement son manque de conscience. Je frémis, en me demandant si c’est déjà l’effet du poison. S’il commence à s’insinuer dans mon cerveau.
Concentre-toi. Je ne peux pas sortir. Je dois avancer, sinon…
Sinon, rien. Je dois avancer.
Je fais un pas et quelqu’un apparaît sur mon chemin. Elle est petite, maigre et blonde, les yeux cernés. C’est moi.
Un reflet ? Je lui fais signe pour voir si elle va imiter mon geste. Non.
– Bonjour, dis-je.
Pas de réponse, ce qui n’est pas une surprise.
Qu’est-ce qui se passe ? Je déglutis pour me déboucher les oreilles, qui me font l’effet d’être bourrées de coton. Si cette simulation a été conçue par Jeanine, c’est sans doute un test d’intelligence ou de logique, ce qui veut dire que je dois garder l’esprit clair. Je serre les mains sur ma poitrine et j’appuie, espérant puiser dans cette pression un sentiment de protection, comme dans une étreinte. Ça ne marche pas.
Je fais un pas à droite pour améliorer mon angle de vue sur la porte et mon double se décale d’un bond pour me barrer le passage, en faisant crisser ses semelles sur le carrelage.
Je crois deviner ce qui va se produire si j’avance, mais il faut bien que j’essaie. Je m’élance en courant, prête à l’esquiver, mais elle est déjà en face de moi. Me saisissant par mon épaule blessée, elle me pousse sur le côté. Je hurle à me déchirer la gorge ; on dirait que des couteaux s’enfoncent dans mon côté droit, de plus en plus profondément. Alors que je tombe à genoux, elle m’envoie un coup de pied dans l’estomac et je m’affale à plat ventre, le nez dans la poussière.
Les mains serrées sur mon ventre, je m’aperçois qu’elle vient de faire exactement ce que j’aurais fait à sa place. Donc, pour la vaincre, je dois trouver un moyen de me vaincre moi-même. Et comment pourrais-je être meilleure que moi-même, si elle connaît les mêmes stratégies que moi, si elle dispose des mêmes ressources et recourt aux mêmes ruses ?
Elle s’approche à nouveau et je me force à me relever malgré ma douleur à l’épaule. Mon cœur bat plus vite. Je décide de la frapper d’un coup de poing, mais elle est plus rapide que moi. J’esquive à la dernière seconde. Elle m’a atteinte à l’oreille.
Déséquilibrée, je recule de quelques pas en espérant qu’elle ne va pas me poursuivre. Mais si. Elle revient à la charge, m’attrape par les épaules et m’oblige à me plier en avant vers son genou relevé.
Je lève les mains entre mon ventre et son genou et je pousse de toutes mes forces. Surprise, elle recule en trébuchant, mais ne tombe pas.
Je me rue sur elle et, tandis que je songe à lui décocher un coup de pied, je me rends compte que c’est aussi son idée et me détourne juste à temps de sa trajectoire.
À peine ai-je décidé quelque chose qu’elle m’imite. Dans le meilleur des cas, on peut rester face à face, en chiens de faïence ; mais j’ai besoin de la battre pour franchir cette porte. Pour survivre.
J’essaie de réfléchir, mais la voilà qui revient, le front plissé par la concentration. Elle me saisit le bras et je saisis le sien, de sorte que nos avant-bras se retrouvent verrouillés.
Toutes les deux en même temps, on recule vivement le coude pour le projeter en avant. Je me penche d’un bloc et mon coude s’écrase contre ses dents.
On crie d’une même voix. Du sang coule de sa bouche et le long de mon avant-bras. Elle serre les dents, hurle et plonge sur moi, avec une puissance qui me surprend. Je tombe sous son poids. Elle m’immobilise au sol avec ses genoux et tente de me frapper au visage. Je pare et elle frappe mes avant-bras croisés en bouclier. Chacun de ses coups s’abat comme une pierre.
Expulsant l’air de mes poumons, je la saisis par le poignet. Des points dansent devant mes yeux. Le poison.
Tandis qu’elle se débat pour se libérer, je replie une jambe contre ma poitrine et la repousse avec un grognement d’effort, jusqu’à ce que je puisse glisser un pied sous son ventre. Le visage en feu, je projette ma jambe comme un ressort.
Question de logique : comment peut-on l’emporter dans un combat entre deux adversaires de force égale ?
Réponse : on ne peut pas.
Elle se relève en essuyant le sang sur sa bouche.
Conclusion : on doit éviter d’être de force strictement égale. Qu’est-ce qui nous différencie ?
Elle approche de nouveau, mais j’ai besoin de gagner du temps pour réfléchir. À chaque pas qu’elle fait en avant, j’en fais un en arrière. Tout se met à tourner autour de moi, puis à se tordre, et je chancelle sur le côté, posant les mains par terre pour ne pas tomber.
Qu’est-ce qui nous différencie ? Nous avons la même masse corporelle, le même niveau de compétences, les mêmes modes de pensée…
Je vois la porte par-dessus son épaule et soudain, je sais : nous n’avons pas les mêmes objectifs. Le mien est de franchir impérativement cette porte. Le sien est de m’en barrer l’accès. Même dans le cadre d’une simulation, sa motivation n’est pas aussi puissante que la mienne.
Je fonce vers la bordure du cercle, où se trouve une table. La dernière fois que j’ai regardé, elle était vide, mais je connais les règles des simulations et les moyens de les contrôler. À peine l’image s’est-elle formée dans mon esprit qu’un pistolet apparaît sur la table.
Les points envahissent toute ma vision et je me cogne violemment contre la table, sans même sentir la douleur du choc. Mon rythme cardiaque bat dans ma tête, comme si mon cœur s’était détaché de ma poitrine pour migrer vers mon cerveau.
À l’autre bout de la pièce, un pistolet apparaît par terre à côté de mon double. On tend chacune la main vers notre arme.
Je sens le poids du pistolet, le contact du métal dans ma main ; et j’oublie l’autre, j’oublie le poison, j’oublie tout.
Ma gorge se serre violemment, comme si une main cherchait à m’étrangler. Sous l’effet du manque d’air, ma tête me lance et je sens les battements de mon cœur résonner dans tout mon corps.
En face de moi, ce n’est plus mon double qui se dresse devant la porte, mais Will. Non, non, ça ne peut pas être Will. Je me force à inspirer. C’est le poison qui empêche l’oxygène d’accéder à mon cerveau. Ce n’est qu’une hallucination au sein d’une simulation. J’expulse l’air dans un sanglot.
Soudain mon double est de retour, pistolet à la main ; elle frémit en tenant son arme le plus loin possible de son corps. Elle semble aussi faible que moi. Peut-être pas tout à fait, parce que sa vision reste claire et qu’elle peut respirer normalement, mais presque.
Puis Will revient, avec ses yeux vides de robot et le halo jaune de ses cheveux autour de sa tête. De chaque côté se dressent des immeubles en briques ; et, derrière lui, il y a la porte, celle qui me sépare de mon père et de mon frère.
Mais non ; c’est la porte qui me sépare de Jeanine et de mon objectif.
Je dois la franchir. Il le faut.
Je brandis le pistolet, même si ça me fait mal à l’épaule, et je referme ma main gauche autour de la droite pour raffermir ma prise.
– Je…
Je suffoque, des larmes coulent sur mes joues et dans ma bouche.
– … Pardon.
Et je fais la seule chose que mon double n’est pas capable de faire parce qu’elle n’est pas assez désespérée pour cela.
Je tire.